La cigarette aurait tué 100 millions de personnes au XXe siècle, et en tue actuellement chaque année environ 6 millions. Comment un tel fléau a-t-il pu voir le jour ? L’historien des sciences Robert Proctor a mené l’enquête dans les archives des compagnies cigarettières, coupables selon lui d’avoir sciemment entretenu l’ignorance sur les effets mortifères d’un produit rendu toujours plus addictif.
Recensé : Robert Proctor, Golden Holocaust : Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition, Berkeley (Ca.), University of California Press, 2012, 752 p. Traduction française, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Éditions des Équateurs, traduit par J-F Hel-Guedj, édité et préfacé par Mathias Girel, 2014.
La mise à disposition sur Internet d’un volume croissant d’archives télévisuelles fait parfois émerger un XXe siècle oublié, teinté d’étrangeté et d’exotisme [1]. Tel est assurément le cas de l’émission d’ABCThe Mike Wallace Interview du 21 septembre 1957 consacrée à Margaret Sanger (1879-1966), l’une des femmes les plus influentes du siècle passé par son rôle mondial dans la diffusion du contrôle des naissances. Philip Morris, sponsor de l’émission, avait hésité à donner son feu vert à l’invitation de la sulfureuse militante du birth control, provocante pour les milieux catholiques. Si la pugnacité de cette dernière n’étonne guère, le rôle du journaliste est plus intrigant. Wallace en effet entrecoupe l’entretien par deux longs témoignages du plaisir que lui procure, en ce samedi soir, le fait de fumer des cigarettes Philip Morris. Troquant sa fonction de journaliste pour celle d’homme-sandwich, il n’hésite pas à s’accompagner du geste, en dégageant des volutes de fumée derrière lesquelles il arbore un sourire rayonnant.
À elle seule, cette émission d’une demi-heure dont je conseille le visionnage aux lecteurs de La Vie des Idées, illustre les idées-force de l’ouvrage atypique que nous livre l’historien des sciences Robert Proctor, professeur à l’université de Stanford, et initialement spécialiste du nazisme. En premier lieu, le rôle de Wallace illustre la façon dont les cigarettiers ont su enrôler, au cours du XXe siècle, les personnalités les plus diverses pour la défense ou la promotion de leur industrie : médecins, chimistes et juristes mais aussi stars du cinéma, sportifs et sportives, vedettes du jazz.
Proctor donne également la liste des historiens américains qui ont accepté les mannes des entreprises : historiens des sciences, mobilisés dans les procès pour convaincre les jurés que « l’état de l’art » empêchait de soupçonner les dangers du tabac. Mais aussi spécialistes d’histoire économique ou culturelle, invités à donner ses lettres de noblesse à une industrie « patrimoniale », érigée en trésor du Sud américain pour son esthétique, ses savoir-faire, sa place dans les traditions et l’identité locales.
Si Mike Wallace (1918-2012) n’est pas le seul journaliste ainsi mobilisé, son cas présente un intérêt historique particulier. Devenu au fil des décennies une icône du reportage d’investigation, il compte à partir de 1995 parmi les protagonistes d’une affaire juridico-médiatique qu’est venu retracer dès 1999 le film de Michael Mann The Insider (en français Révélations). Consécutive au « repentir » d’un cadre de Brown & Williamson, elle est à l’origine d’un procès-fleuve contre les compagnies américaines de tabac dont le résultat, outre le versement d’indemnités colossales, fut l’ouverture de leurs archives et la numérisation à leurs frais de 14 millions de documents, représentant 80 millions de pages, pour mise en ligne [2]. L’effort produit par Robert Proctor a consisté, non pas à lire l’ensemble de ce trésor archivistique, mais à « passer au peigne fin » par mots-clés une centaine de milliers d’items.
L’autre intérêt de l’émission de 1957 est le clip publicitaire qui vient la hacher. Un capitaine de cabin-cruiser puis deux ouvriers de chantiers navals y savourent la fumée des Philip Morris. Cette représentation d’une scène de vie au travail illustre l’un des tournants de l’histoire de la cigarette : sa capacité, par sa consomption rapide, à se lover dans les interstices de l’organisation scientifique du travail industriel qui se met en place dans les premières décennies du XXe siècle, jusqu’à détrôner pipes et cigares dans les années 1920. Jamais sans doute succès commercial d’un produit de grande diffusion n’aura ainsi touché d’aussi près la racine étymologique du mot « consommation », à savoir la destruction — et même la double destruction puisqu’elle affecte aussi bien l’émetteur de la fumée que son réceptacle, à savoir le système respiratoire.
La façon dont les deux protagonistes du film insistent sur la virilité des Philip Morris n’est pas moins éclairante : leur argumentaire fait partie de la lutte — victorieuse — que l’industrie américaine du tabac a dû mener pour imposer la cigarette blonde, initialement jugée efféminée. Tournant décisif là aussi, qui donne à l’intitulé du livre son qualificatif, Golden. L’histoire de la blondeur figure en effet au cœur de la démonstration de Proctor. Débarrasser la fumée de son odeur âcre a requis une sophistication chimique aussi raffinée que dévastatrice pour la santé humaine, puisque le caractère irrespirable du tabac en dissuadait l’inhalation. C’est donc dans une logique toute orwellienne de déni sémantique offensif que les personnages du clip concluent sur les armes fatales de l’American blend version Philip Morris : sa « douceur » et sa « saveur naturelle ».
La mise en cause de cette naturalité surprenante est le véritable leitmotiv d’un livre construit selon une ligne qui n’est ni chronologique ni entièrement thématique, mais qui fait la part belle à une approche par les composants chimiques de la cigarette. Il y a un peu du Primo Levi du Système Périodique dans Golden Holocaust, non sans efficacité narrative tant sont méconnus — et spectaculaires — les éléments dont la cigarette est l’assemblage, nitrosamines et benzopyrènes (« goudrons ») pour citer les cancérogènes les plus puissants, mais aussi phénols et cyanure d’hydrogène, ddt et ammoniac, arsenic et cadmium, les radioactifs polonium 210 et potassium 40, sans oublier le pittoresque castoreum qu’une encyclopédie aussi peu ésotérique que Wikipedia définit comme une « sécrétion huileuse très odorante produite par des glandes sexuelles du castor situées en dessous de la queue, près du pénis et de l’anus (où une autre glande exocrine odorante existe aussi). Cette matière huileuse et odorante est réputée avoir deux fonctions : il permet au castor de marquer et délimiter son territoire, et d’imperméabiliser son pelage ».
Une histoire sous surveillance
Toujours en matière narrative, il y a du Thomas Bernhard également dans une écriture qui ne cherche à éviter ni la redondance, ni le ressassement, ni l’imprécation. Élaborer un style prophétique dans un monde sans prophètes n’est probablement pas chose aisée, mais elle l’est moins encore dans un genre aussi codifié que l’historiographie universitaire. Proctor n’en a cure et s’en explique, aussi bien par écrit que dans ses conférences [3]. Son point de départ est l’impossible revendication d’une posture de neutralité axiologique. Il est vrai que son travail de chercheur s’est effectué sous la menace judiciaire de l’industrie du tabac, qui a cherché à prendre connaissance de son manuscrit en cours de rédaction via une procédure juridique propre au droit anglo-saxon, la subpoena, avant d’étendre son ombre suffisamment loin pour encadrer la réception du livre dans les revues savantes [4]. De ce point de vue, Proctor opère sur une ligne avancée du front de plus en plus large qui menace d’enserrer le travail scientifique : la mise sous tutelle par voie de judiciarisation [5].
L’écriture engagée de Proctor n’est pourtant pas une simple réaction à ces vicissitudes. Tout d’abord, les grands ouvrages précédents sur le sujet ont rencontré la même difficulté à traiter sous un registre historique usuel une industrie dont les sources établissent qu’elle a délibérément cherché à duper ses clients. De ce point de vue, plutôt que d’être véritablement révolutionnaires, les conclusions de Golden Holocaust vont surtout plus loin dans l’analyse des stratégies des cigarettiers grâce à la nature et à l’ampleur du matériau archivistique utilisé [6] — même si l’on peut regretter que, malgré son ambition affichée et quelques incursions sur d’autres continents, l’ouvrage reste largement centré sur les États-Unis. D’autre part, Proctor avait exposé dès 1991 ses réserves épistémologiques envers l’idéal de neutralité positiviste dans un ouvrage, Value-Free Science ? qui, trois ans après la publication chez le même éditeur, Harvard University Press, de Racial Hygiene : Medicine Under the Nazis, tirait la leçon de l’expansion qu’avait connue la science au XXe siècle, et de son entrelacs désormais inextricable avec le pouvoir politique. Ses recherches suivantes sur la lutte de la recherche médicale contre le cancer dans l’Allemagne nazie exposèrent plus encore Proctor à la centralité et aux contradictions des systèmes de normes en science. En plein cœur du IIIe Reich, incarnation du mal politique absolu, il avait en effet identifié des racines d’attitudes et de valeurs qui, de nos jours, sont à la pointe de la médecine sociale et préventive : la préoccupation environnementale, l’attention à la nutrition et à l’exercice physique, la lutte contre les addictions et contre les produits et comportements cancérogènes.
L’attitude de l’Allemagne nazie face à la cigarette, évoquée dans Golden Holocaust, entre tout à fait dans ce cadre. Le savoir considérable accumulé dans le monde dès l’entre-deux-guerres sur ses méfaits fait l’objet d’une synthèse de plusieurs milliers de références dirigée par Fritz Lickint en 1939. Elle incorpore entre autres les résultats des travaux conduits à Buenos Aires par Ángel Roffo, dont les observations cliniques avaient mis en évidence une bonne partie des risques considérés comme avérés par le savoir médical contemporain ; tandis que d’un point de vue quantitatif, le biologiste et statisticien des populations Raymond Pearl avait mis en lumière la forte surmortalité aux âges adultes due au tabac. À ces conclusions déjà fermement établies, les médecins allemands ajoutent leurs propres observations en évoquant notamment l’effet délétère de la fumée sur la constriction des artères, l’asthme et l’emphysème, la perte accélérée de mémoire, l’augmentation du temps de réaction, le vieillissement prématuré, les ulcères, la cécité, le diabète, ainsi que sur les rides de la peau et le grisonnement des cheveux. Ils contribuent ainsi à un tableau d’ensemble à la fois solide et accablant, mais qui sera pour partie balayé dans l’après-guerre à mesure du déplacement du centre de gravité de la recherche vers les États-Unis et le Royaume-Uni, assorti d’une montée en puissance de l’épidémiologie qui ne résista pas à la tentation de la table rase.
La lutte de l’Allemagne nazie contre la cigarette impose de penser la question du bien dans le mal, car elle ne peut évidemment être comprise indépendamment d’un système politique criminel qui la met au service de la défense du Volkskörper et de la protection raciale des aryens, sans oublier de fustiger au passage la judéité supposée de l’industrie du tabac... Mais peut-on sans réserve parler de « bien » ? On connaît la dénonciation — elle s’est exprimée sur ce site — à l’encontre de normes sanitaires imposées aux individus par un État tentant d’orienter les comportements dans une direction quasi-eugéniste. Tout en reconnaissant que le ton moralisateur a desservi la cause anti-tabac, Proctor ne prend guère la peine de se positionner par rapport aux diverses sensibilités « anti-hygiénistes », qui s’étalent de l’extrême droite à l’extrême gauche du champ politique, alors même que son livre énonce à leur encontre deux critiques majeures. La première — prophétisme contre prophétisme — est de troquer un risque moral possible (la normalisation des comportements) contre un risque vital avéré et catastrophique (cent millions de morts dus à la cigarette dans le monde au XXe siècle, d’où le terme de Holocaust, assumé par Proctor alors même qu’il savait qu’il servirait d’argument contre son livre). La seconde est le caractère de plus en plus massif (six millions de victimes par an dans le monde aujourd’hui [7], un milliard attendues au XXIe siècle) et de plus en plus inégalitaire de la mortalité due au tabac. La progression du chiffre d’affaires global des cigarettiers (actuellement 500 milliards de dollars par an) s’opère en grande partie dans les pays en développement. À mesure que les victimes de la cigarette se concentrent dans les pays à revenu faible ou moyen (80 % des décès dans le monde), et que dans les pays industrialisés sa consommation devient l’apanage des plus pauvres, il devient pour le moins difficile de qualifier d’eugéniste le militantisme anti-tabac : dans ce domaine comme dans d’autres, seuls les plus aisés et les plus instruits savent accommoder la « cuisine des poisons » dont parle Ulrich Beck [8].
Le cancer du poumon, une invention humaine
Mais le propos de Proctor est autre. S’il emploie le mot de « rédemption », c’est le mot d’un savant refusant la fatalité de la « nature », d’un optimiste à la Condorcet dont l’horizon n’est pas la dénonciation des méfaits des cigarettiers mais l’éradication pure et simple des maladies. C’est parce que le cancer du poumon est la plus mortelle d’entre toutes, parce qu’il est incurable, parce qu’il est massivement et clairement associé au tabac (dans 90 % des cas aux États-Unis, contre 30 % « seulement » pour la mortalité cardiovasculaire), que l’historien s’intéresse à la cigarette. L’idée-force de Proctor est que le cancer du poumon est un artefact, que le risque qu’il représente est, à l’instar des fléaux contemporains dépeints par Ulrich Beck, entièrement fabriqué par l’homme. Les statistiques que Proctor fournit à ce propos sont accablantes : 54 cigarettes fumées par Américain adulte et par an en 1900 et quelques dizaines de morts au maximum dues au cancer du poumon ; 4 000 à l’apogée dans les années 1960 et 1970 avec une croissance de 36 000 à 100 000 décès, suivies depuis d’une baisse de la consommation mais d’un plateau de décès variant entre 150 000 et 160 000. Bien sûr corrélation n’est pas raison et s’il est un reproche que l’on peut faire à l’auteur, c’est moins de privilégier la cause principale de cette expansion, que de ne pas discuter davantage de son interaction avec des facteurs concurrents et complémentaires.
Il est ainsi frappant de constater combien ses observations sont parallèles à celles que l’on peut dresser en matière de maladies professionnelles. Tant pour les maladies de l’amiante que pour celles de la silice, longtemps regroupées dans la même catégorie des pneumoconioses, la chronologie de la prise de conscience, les argumentaires de défense des industries concernées, les techniques utilisées pour réfuter les causalités et minimiser la perception du risque, dont la référence à une notion de seuil d’innocuité ou son imputation à des sensibilités individuelles anormales, partagent nombre de traits communs. Toutes peuvent en effet être rattachées à une catégorie médicale née au XXe siècle, celle de maladie chronique, dont l’une des caractéristiques est d’instaurer un délai entre l’identification du mal et sa manifestation [9] : dans cet écart, qui peut se compter en années voire en décennies, se logent les stratégies mises en œuvre par les entreprises concernées pour semer le doute sur leur responsabilité, tant à l’adresse de leurs consommateurs et salariés, qu’à celle des experts et des pouvoirs publics. La plupart, également, entrent dans un registre nouveau qui a émergé en Europe à la fin du XIXe siècle, à savoir la catégorie de maladies médicolégales. Là encore, Proctor aurait gagné à adopter un cadre plus large, en comparant plusieurs types de pathologies, au lieu d’affirmer à tort que les méfaits socio-sanitaires de la cigarette ont été les premiers à faire l’objet d’un « découpage légal formalisé ».
Il aurait pu aller plus loin encore dans une histoire « organique », au sens propre, révisant l’évolution de l’industrie contemporaine du point de vue du poumon, victime par excellence des innovations techniques qui se sont succédé depuis maintenant plus d’un siècle. L’argument physiologique d’un organe doté d’une « vaste surface », et donc censé être capable de diluer les matières toxiques, fait en effet partie de l’argumentaire de minimisation du danger. Euphémisme orwellien là encore, puisque le poumon est au contraire le premier organe exposé aux maladies environnementales fabriquées par l’homme, et dont la plupart sont peu ou non curables. Pour comprendre ce lien indissoluble entre environnement et poumon, il faut se représenter une surface cumulée alvéolaire de 150 m² environ chez un homme adulte de taille moyenne, à comparer aux 196 m² d’un court de tennis en simple... et aux 2 m² de peau environ. Une surface étendue mais fine : un demi-micron sépare le gaz alvéolaire du sang des capillaires pulmonaires [10], tandis que l’épaisseur de la peau atteint un à deux millimètres. Le poumon n’est pas donc pas seulement endommagé par les divers produits toxiques qui composent la cigarette. Vaste et ultra-fine surface directement reliée au système de circulation artérielle, il joue aussi le rôle de cheval de Troie pour l’absorption de la nicotine, utilisée par les fabricants pour créer la dépendance au tabac. Cette absorption étant accélérée en milieu acide, l’ajout de l’ammoniac permet à cette substance d’atteindre quelques secondes après inhalation le récepteur du système de récompense du cerveau, régulateur des motivations et des plaisirs : découverte décisive qui permit à Philip Morris à partir des années 1960 de se hisser au premier rang des géants du tabac (devant Japan Tobacco International, British American Tobacco et Imperial Tobacco), après avoir inventé ainsi un produit plus addictogène que la cocaïne [11]. L’expansion des nanoparticules, la perspective que le charbon redevienne la première source d’énergie mondiale, et, comme déjà indiqué, la consommation galopante de cigarettes dans les pays du Sud, donnent à penser que Robert Proctor n’a fait que narrer quelques scènes du premier acte d’une tragédie sanitaire destinée à s’accentuer au cours du présent siècle.
Fragmentation et dissimulation des connaissances
L’historien n’aborde en effet qu’à la marge la compétition entre causes complémentaires des cancers du poumon, en évoquant la façon dont industriels de l’amiante et cigarettiers s’en sont rejeté la responsabilité avec une vigueur proportionnelle aux indemnités financières en jeu. Son livre présente néanmoins un intérêt qui dépasse largement le cas du tabac : il entre dans le registre plus général de l’étude des procédés de minimisation des dangers engendrés par l’activité industrielle, que ceux-ci concernent les salariés, les consommateurs, ou les populations plus indifférenciées touchées par les maladies environnementales — l’auteur lui-même soulignant avec raison que les négationnistes du changement climatique copient leur tactique sur celle de l’industrie du tabac [12]. C’est avec une grande efficacité que Proctor étudie la gestion, par les cigarettiers, de la connaissance sur leur produit, connaissance qu’ils s’efforcent de segmenter, parcelliser, hiérarchiser. La réduire à des espèces de particules élémentaires d’informations, séparées les unes des autres au point de perdre toute cohérence et d’empêcher toute intelligibilité, constitue la base de la tactique adoptée par les avocats des compagnies cigarettières dans les procès contemporains pour faire valoir l’idée d’une inquiétude certes diffuse mais vague et non démontrée sur le plan scientifique [13] : la dangerosité de la cigarette est ainsi ravalée au rang d’un savoir populaire n’ayant ni plus ni moins de valeur que les vertus attribuées au bouillon de poulet...
Cette fragmentation vaut en premier lieu pour les consommateurs, qui périodiquement découvrent, oublient puis redécouvrent la dangerosité de tel ou tel composant de la cigarette, sans jamais en maîtriser véritablement l’architecture d’ensemble. Le caractère radioactif de la fumée est sans doute l’exemple le plus frappant de ces « cycles d’oubli et de redécouverte ». Mais l’éclatement des connaissances opère aussi en interne : au sein même des entreprises fabriquant les cigarettes, la division du travail est simultanément une division du savoir.
Ce fractionnement s’étend à la connaissance scientifique elle-même, dont j’ai déjà évoqué le caractère non systématiquement cumulatif. Le problème en effet n’est pas de caractériser un produit comme dangereux mais d’en cerner l’ensemble des effets. Là encore le parallèle avec l’amiante s’impose : associée à des cas de mortalité par pneumoconiose vers 1900 en France et au Royaume-Uni, elle n’est progressivement suspectée puis reconnue comme cancérigène que dans les années 1940 et 1950. Encore ce résumé en une phrase occulte-t-il les obstacles posés à la reconnaissance et les tentatives de la relativiser en faisant appel, notamment, à la notion de seuil d’exposition. La perception des méfaits de la cigarette n’a pas moins varié au cours du temps. Le XIXe siècle considère la nicotine comme un poison. La France de 1900 qualifie de « cancer des fumeurs » les cancers des lèvres, de la bouche, de la langue, de la gorge. Celle des années 1930 s’intéresse à l’« angine cardiaque du tabac ». C’est ce caractère toujours partiel du savoir que l’industrie du tabac s’efforce de préserver. Alors que la représentation commune de la science est celle d’un savoir en expansion, d’une progression continue de l’état des connaissances, Proctor met l’accent sur la capacité de l’industrie cigarettière à en brouiller les termes, aussi bien pour apaiser les inquiétudes de ses clients que pour fournir des arguments à ses avocats. Parmi les propositions qu’il avance pour penser cette dynamique figurent l’abandon de la notion de standard of care au profit de celle de common ignorance, et la promotion de l’expression d’« état de la tromperie » (state of the deception) aux dépens de celle d’« état de l’art », qu’affectionnent les avocats des compagnies. Comme dans le concept de « connaissance distribuée » proposé par Edwin Hutchins, divers acteurs (et, ici, pas nécessairement à des moments historiques concordants) détiennent des informations susceptibles d’éclairer au moins l’un des aspects de la dangerosité de la cigarette. Mais, à l’inverse de ce qui se passe dans un cockpit, où la « distribution » des connaissances entre les parties prenantes fait l’objet d’une synthèse par les interactions entre tous [14], nous sommes plutôt dans une logique d’ignorance distribuée. L’auteur qualifie d’« agnotologie » l’art de l’industrie du tabac d’empêcher délibérément cette cohésion [15].
Cette capacité de l’industrie du tabac à maîtriser la distribution des connaissances disponibles est au cœur de la démonstration de Proctor : il est rare que l’on puisse, en histoire ou en sciences sociales, utiliser à bon escient la notion de « conspiration » comme le fait l’auteur au sujet des stratégies de rétention d’information des cigarettiers. Cette construction du savoir est à la hauteur de la sophistication du produit lui-même et des enjeux économiques qui lui sont attachés. Proctor démonte l’extraordinaire complexité du « système interactif » que constitue une cigarette, dont la saveur et l’odeur doivent résister aux contraintes posées par le contrôle de la combustion et par la coexistence des centaines de matériaux chimiques qui la composent, papier compris. Cette sophistication exerce une conséquence essentielle sur laquelle l’auteur se penche à la fin de son livre : la grande difficulté que représenterait une tentative de diminution de la dangerosité du produit, coincée qu’elle serait entre des contraintes techniques mais aussi légales, puisqu’une transformation trop marquée risquerait de faire glisser la cigarette sous le registre de la drogue. L’échec des « petits cigares » Madison lancés en 1958 en est une confirmation quasi-expérimentale : les clients ont été rebutés par une fumée redevenue trop irritante pour être inhalée. Il est vrai qu’il était commercialement difficile au fabricant de vanter les avantages comparatifs d’un produit qui demeurait mortel tout en l’étant moins que ses concurrents sur le marché, un tabac plus « pur » présentant sa propre dangerosité...
Un marché de l’illusion
Si Golden Holocaust plaide en définitive pour l’interdiction des cigarettes, c’est qu’en démontrant la vanité de l’espoir de mise au point d’une véritable cigarette light, il met en lumière la nécessité organique, pour la viabilité de l’industrie du tabac, de continuer à contrôler la distribution de l’information sur ses produits. Là encore, il convient de rompre avec les restes de l’utopie scientiste d’un progrès inévitable des connaissances grâce aux avancées de la recherche scientifique : malgré tout ce que l’on peut en percevoir, le marché de l’illusion du tabac continuera à progresser. Pourquoi parler d’illusion ? Retournons au Mike Wallace Interview et écoutons la conclusion de son présentateur :
« Ces quelques secondes à la fin de l’entretien sont parmi les plus agréables de la semaine pour moi. Car si j’ai eu plaisir à fumer pendant l’entretien avec Mme Sanger, je crois que c’est maintenant que je savoure le plus cette cigarette... il est évident que Philip Morris est facile à apprécier, son goût est naturel — on y trouve aussi de la douceur. Philip Morris a aujourd’hui ce que j’appellerais une sorte de douceur masculine — il n’y a pas de filtre, pas de tromperie, pas de douceur artificielle, parce qu’il n’y a rien entre vous et le tabac. Voici pourquoi je vous dis de choisir Philip Morris, probablement la meilleure fumée naturelle que vous ayez jamais goûtée ».
« These few seconds at the end of the interview are among the most enjoyable of the week for me. For much as I enjoy smoking during the interview with Mrs. Sanger, I believe I enjoy this cigarette most right now...of course Philip Morris is easy to enjoy and the taste is natural — there’s mildness here too. Today’s Philip Morris has what I call a man’s kind of mildness — there’s no filter no fooling no artificial mildness, because there is nothing between you and the tobacco itself. Which is why I say get with Philip Morris, probably the best natural smoke you ever tasted ».
Malgré le caractère provocateur du plaidoyer abolitionniste de Proctor, donc, l’ouvrage est en lui-même une tentative pour synthétiser « une fois pour toutes » la connaissance que truquent et fragmentent les fabricants de cigarettes. Ouvrage d’histoire, il ambitionne d’intervenir directement sur le cours de l’histoire future, en démasquant radicalement le caractère global de la supercherie. À l’heure où, en France, la Cour des comptes dresse un tableau pour le moins mitigé des luttes contre le tabagisme, il ne s’agit pas seulement de remettre une nouvelle fois les méfaits de la cigarette « à l’agenda » des politiques de santé publique mais de clore toute discussion sur leur possible innocuité [16].
Robert Proctor est ainsi parvenu à faire face à un défi qui intéresse tous les historiens mais plus encore ceux de la période contemporaine, car leur perception du monde incorpore sans qu’ils en aient toujours conscience les représentations produites par la propagande et la publicité. Sa ligne intransigeante a pour objet de rompre avec tout reste du romantisme du tabac produit par les innombrables et influents Mike Wallace d’hier et d’aujourd’hui. L’historien en annonce dès les premières pages la principale conclusion : « Il y a autant de points communs entre la cigarette et le tabac qu’entre le New York Times et un sapin ».
Comment interpréter le fait que l’histoire du XXe siècle ait été celle de cet éloignement entre la matière première et le produit ? Doit-on y voir l’effet inévitable des dysfonctionnements du marché ? Indiscutablement, si l’on songe au poids politique considérable de l’industrie du tabac et à sa capacité à imposer ses vues sur le gouvernement. Mais, là encore, le regard comparatif s’impose. Au moment où Proctor couvait son livre se répandaient les travaux historiques sur la qualité des produits alimentaires. Ils attestent que le vin n’était probablement, à la fin du XIXe siècle, pas moins un artefact que ne l’est la cigarette aujourd’hui. La crainte que l’on finisse par « fabriquer du vin sans raisins » était alors attisée par des pratiques de plus en plus répandues de « mouillage traditionnel, addition de sucre, de colorants artificiels, de plâtre, de raisins secs, d’acide sulfureux, d’arsenic », sans oublier les ajouts d’acide salicylique et de sulfate de fer rendus possibles par l’essor de la chimie [17]. Un ensemble d’acteurs qui n’est pas vraiment différent de celui décrit par Proctor — pouvoirs publics, parlementaires, tribunaux, experts, militants de l’hygiène publique, producteurs — enclencha au début du XXe siècle un processus inverse de celui décrit par l’historien de Stanford : le rapprochement du vin par rapport au raisin. La fragmentation des propriétaires viticoles, dont beaucoup se retrouvaient perdants dans cette économie généralisée de la fraude, a sans doute joué un rôle décisif dans l’instauration de la régulation qui permit ce résultat. Par contraste, les géants de la cigarette sont parvenus à combiner l’artificialité croissante de leurs produits avec une esthétique de l’épanouissement individuel par la fumée. Du moins les procédures judiciaires américaines auront-elles permis à Robert Proctor de « jeter un coup d’œil par le trou de la serrure » et de dissiper toute ambiguïté sur le caractère délibéré et concerté de leur stratégie : l’écart avec les possibilités documentaires ouvertes aux historiens économiques de la France par l’état d’une législation ignorant les recours collectifs (class action), qui s’accompagnent aux États-Unis d’une ouverture des archives des entreprises mises en cause, est ici abyssal.
Paul-André Rosental, « Les guerres du poumon. La cigarette ou l’ignorance distribuée »,
La Vie des idées
, 30 janvier 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-guerres-du-poumon
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[4] Cf. les précautions prises par la revue American Journal of Epidemiology (175, 9, 2012, p. 970-971) en faisant précéder le compte rendu que consacre à son livre David Burns d’une Editor’s Note : « The review of Robert Proctor’s Golden Holocaust : Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abolition merits comment. In writing the book, Robert Proctor has drawn on the tobacco industry’s formerly secret internal documents to describe how the industry caused the epidemic of tobacco use and the resulting massive burden of premature mortality and morbidity. Even before its publication, the industry tried to obtain (by subpoena) a draft of the book ; more recently, it attempted to thwart the introduction of this book as evidence in litigation. David Burns, the book’s reviewer, has been involved in tobacco control since the 1970s, when he began to edit and write reports of the Surgeon General on smoking and health ».
[5] Cf. Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant, 2010. Recension sur la Vie des idées.
[6] Richard Kluger, Ashes to Ashes : America’s Hundred-Year Cigarette War, the Public Health, and the Unabashed Triumph of Philip Morris, New York (NY), Alfred A. Knopf, 1996 ; Allan M. Brandt, The Cigarette Century : The Rise, Fall, and Deadly Persistence of the Product That Defined America, New York (NY), Basic Books, 2007.
[7] À l’échelle mondiale on peut compléter les données de Proctor par les statistiques, cartes et graphiques fournis par le site The Tobacco Atlas.
[8] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2008 [éd. originale 1986], p. 64.
[9] George Weisz, « Epidemiology and health care reform : the National Health Survey of 1935-1936 », American Journal of Public Health, 101, 3, 2011, p. 438-447.
[10] Lauralee Sherwood, Physiologie humaine, Bruxelles, De Boeck, 2006, p. 368.
[11] Terrell Stevenson et Robert Proctor, « The Secret and Soul of Marlboro. Phillip Morris and the Origins, Spread, and Denial of Nicotine Freebasing », American Journal of Public Health, 98, 7, 2008, p. 1184-1194.
[12] Pour une comparaison avec les compagnies du tabac des procédures de sous-évaluation des risques mises en œuvre dans plusieurs secteurs industriels, voir Jenny White et Lisa A. Bero, « Corporate manipulation of research : strategies are similar across five industries », Stanford Law & Policy Review, 21, 1, 2010, p. 105-133. Sur les points communs avec les controverses climatiques, voir Naomi Oreskes, « Les marchands de doute aux États-Unis », in Edwin Zaccai, François Gemenne et Jean-Michel Decroly (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 97-116.
[13] Là encore, la similarité est absolue avec l’expérience que retracent David Rosner et Gerald Markowitz, « L’histoire au prétoire. Deux historiens dans les procès des maladies professionnelles et environnementales », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 56, 1, 2009, p. 227-253.
[14] Edwin Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge (Ma.), MIT Press, 1995.
[15] Pour une comparaison avec la fabrication de l’ignorance en matière de solvants toxiques, voir Jean-Noël Jouzel, Des toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2013. Recension à paraître sur la Vie des idées
[17] Alessandro Stanziani, « La construction de la qualité du vin, 1880-1914 », in Idem (dir.), La qualité des produits en France (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 2003, p. 123-150 ; ici p. 126-128.