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Essai International

Les images de la révolte
Exactions et guerre médiatique en Syrie


par Cécile Boëx , le 18 mai 2021


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Dès le début du conflit syrien, les opposants au régime de Bachar al Assad ont multiplié les vidéos montrant les exactions du régime. Celui-ci s’est alors efforcé de décrédibiliser les images de la répression violente qu’il menait.

Si le conflit en Syrie est le plus documenté de l’histoire, c’est parce que ses propres protagonistes ont produit une masse de contenus (audiovisuels mais aussi photographiques et textuels) considérable. Depuis dix ans, des millions de vidéos produites par des manifestants, des activistes et des groupes combattants ont été mises en ligne quasiment en temps réel sur Internet. Au début de la révolte, l’objectif est de contourner l’embargo médiatique imposé par le régime de Bachar al Assad et sa propagande, en montrant l’ampleur de la mobilisation et de la répression [1]. Mais malgré les vidéos tournées sous le feu des balles dans les manifestations ou lors de bombardements, les témoignages filmés de rescapés d’assassinats collectifs, de torture, de viols et d’attaques chimiques, la violence n’a cessé de s’intensifier et de s’exercer au grand jour. Ces vidéos ont même, paradoxalement, contribué à l’exacerber et à alimenter une rhétorique du doute au service de l’impunité.

À l’heure des nouvelles formes de documentation de la violence de masse rendues possibles par les technologies numériques, le négationnisme et la réinterprétation des faits se réinventent avec la profusion des images et produisent de nouvelles formes de dissimulation. Au fil de l’évolution des rapports de force et des alliances stratégiques, le régime de Bachar al Assad a réajusté sa propagande pour neutraliser la documentation audiovisuelle sans précédent de ses exactions. Cette propagande se déploie différemment selon les audiences (syriennes ou étrangères) qu’elle vise, suivant une logique paradoxale qui mobilise dans certains cas l’image preuve et dans d’autres, la remise en question de l’authenticité des images. Le doute, véritable levier politique, puise aussi bien ses ressources dans la viralité que dans l’enclavement et l’incomplétude des images. Au sein d’un conflit qui se joue aussi sur le front des images, ce texte éclaire, à partir d’exemples précis, les différentes stratégies du régime syrien pour imposer son récit.

Du massacre à huis clos en 1982 à l’éclosion des images en 2011

Au début des années 1980, le régime de Hafez al-Assad a fait face à un mouvement de révolte sans précédent. Si les Frères musulmans étaient à la tête de la contestation et des actions violentes, d’autres acteurs politiques « laïques » ainsi que des organisations professionnelles ont pris part au mouvement. Pour autant, les opposants ont été assimilés aux Frères musulmans, catégorie floue et englobante qui a permis une répression massive et aveugle au nom du progressisme et avec la complaisance du reste du monde [2]. Cette violence a culminé à Hama en février 1982. Pendant les trois semaines de siège, les habitants ont dû faire face aux bombardements, aux exécutions sommaires, aux viols, aux pillages et à la pénurie. Des mosquées, des églises, des sites historiques ont été détruits. Des quartiers entiers ont été rasés. Hama devait servir d’exemple pour dissuader toute forme d’opposition. La fluctuation dans l’estimation du nombre des morts, qui oscille entre 15 000 et 40 000, en dit long sur l’opacité et le silence qui ont suivi le carnage. Comme le montre Salwa Ismaïl [3], ce seuil maximal de terreur et d’humiliation est devenu par la suite une technique de gouvernance basée sur l’anticipation du massacre pour annihiler toute velléité de rébellion. Elle a été d’autant plus « performative » que le régime en a fait une transaction intime, secrète entre lui et la population. En effet, le récit qu’il a imposé des événements a été écrasant et relayé par de nombreux médias internationaux. Le 24 février 1982, un article du New York Times intitulé « Syria offers picture of Hama revolt » cite un communiqué officiel accusant les Frères musulmans d’avoir commis des atrocités contre des membres du Parti Baath, leurs familles ainsi que les habitants de Hama. Les forces de sécurité n’ont fait qu’éradiquer les criminels, dont les cadavres sont exhibés à la télévision nationale. Perpétré à huis-clos, le massacre a été couvert par le récit des tueurs, monolithique et exclusif. Il a été étouffé jusque dans la langue puisqu’il ne pouvait être évoqué que sous la neutralité du terme « les événements » [al-ahdâth]. Ce mutisme et cet effacement imposés ont prolongé la violence et entretenu le sentiment d’humiliation. Pourtant, le 25 mars 2011, une semaine après la première manifestation à Deraa réprimée dans le sang, des habitants de Hama descendent à leur tour dans la rue pour demander la liberté et exprimer leur solidarité avec les martyrs de Deraa.

1. Première manifestation à Deraa le 18 mars 2011. Capture d’écran de la vidéo intitulée (ma traduction) : « Ville de Deraa18 3 2011 Première manifestation en Syrie et premier coup de feu de la révolution, séquence incroyaaable », mise en ligne le 15 mars 2012 par le compte ahmadkhk1, 91633 vues le 19 avril 2021.
2. Première manifestation à Hama le 25 mars 2011. Capture d’écran de la vidéo intitulée (ma traduction) : « Manifestation Hama 25 3 2011 pour soutenir les habitants de Deraa » mise en ligne le 25 mars 2011 par SyrianFreePress dont le compte a été clôturé à ce jour.

Au début de la révolution, de nombreux manifestants filment dans l’espoir de refréner la répression, pensant alors que l’image peut constituer un rempart contre l’impunité contrairement au massacre de Hama, dont seules une poignée de photos prises par des journalistes après la levée du siège avaient circulé. Anticipant la propagande, les preneurs d’image improvisent des techniques d’authentification avec par exemple, l’insertion de cartons ou de petits papiers devant l’objectif indiquant la date et le lieu de filmage, ou en filmant des bâtiments officiels. L’absence de montage s’est aussi imposée pour éviter toute accusation de manipulation. Par la suite, les corps exposés lors de bombardements, les corps meurtris de rescapés ou les corps sans vie d’un proche sont devenus, dans de nombreux témoignages filmés, des dispositifs probatoires selon l’idée que montrer quand la vie de celui qui filme est en jeu, c’est prouver [4]. Dès son premier discours devant le Parlement, le 30 mars 2011, Bachar al-Assad dénonce un complot contre la Syrie. Il qualifie ensuite ceux qui y participent de « terroristes », d’« infiltrés » ou même de « bactéries [5] ». Les chaînes de télévision et les journaux officiels vont alors entretenir la psychose d’une conspiration et d’un chaos imminent. Des reportages et des émissions contestent quotidiennement la véracité des vidéos filmées par les protestataires, rediffusées par les chaînes satellitaires al-Arabiya et al-Jazeera ou directement issues de chaînes YouTube et de pages Facebook. Dans le programme intitulé « La désinformation » (at-tadlîl al-i‘lâmî) diffusé sur la chaîne ad-Dunia, une voix off conteste avec beaucoup d’emphase et d’ironie, images à l’appui, les lieux et les dates des manifestations ainsi que le nombre de participants. Dans un autre programme, « Le complot » (al-mu’amâra), une journaliste affirme par exemple que les manifestations sont filmées dans un studio au Qatar à partir de silhouettes et de décors en carton [6]. Cette propagande est également relayée sur Internet via des comptes YouTube pro-régimes tels que « Syrian Truth » ou « True Tube » alors que la Syrian Electronic Army [7] traque les opposants sur les réseaux sociaux, créé des comptes factices, diffuse des virus et fait circuler de fausses informations [8].

3. Encart qui ouvre l’émission La désinformation : Dans ce reportage, nous ne démentons ni nous n’authentifions une information : nous discutons, nous analysons et nous vous laissons juger par vous-mêmes.
4. Capture d’écran de l’édition du 29 octobre 2011 qui entend ridiculiser le nombre de manifestants. Cette vidéo a été archivée sur le compte YouTube Azac cazA le 3 novembre 2011.

Dans un autre registre, les vidéos de torture et de meurtre filmées au portable par des soldats de l’armée syrienne et des membres des services de sécurité, récupérées et publiées sur Internet dès mai 2011 par des chaînes d’activistes pour les dénoncer, n’ont pas inquiété le régime [9]. Beaucoup sont d’ailleurs toujours en ligne aujourd’hui. Il est même fort probable que ces fuites aient été encouragées pour terroriser la population et attiser la violence. De fait, aucune mesure n’a été prise pour contrôler cette pratique de filmage largement répandue au sein des appareils répressifs. La visibilité restreinte de ces différentes vidéos qui documentent les exactions du régime tient au fait que ce sont des images « pauvres » : la résolution est souvent mauvaise, les mouvements de caméra sont saccadés, les indices de contextualisation sont manquants et peu sont traduites. Difficilement accessibles à des audiences extérieures et majoritairement confinées à un « public » syrien, ces vidéos participent de l’impunité et de la terreur. Avec la montée en puissance de l’État islamique en 2014, elles sont encore davantage occultées par les vidéos d’exécution ultra scénarisées et travaillées par ce groupe terroriste qui utilise l’image comme une force de frappe. Comme l’écrit Yasser Munif, « la différence entre l’EI et l’État syrien ne se situe pas dans le degré de cruauté mais plutôt dans le degré de visibilité [10] ». À l’intérieur de la Syrie, la vision de l’horreur doit rappeler à la population le coût exorbitant de son opposition. Mais en dehors, elle doit rester dissimulée et atténuée au sein d’un discours de lutte contre l’extrémisme islamiste.

L’image preuve à géométrie variable

Le 20 avril 2015, France 2 diffuse une interview exclusive avec Bachar al Assad. Celle-ci intervient dans un contexte où les groupes djihadistes dominent la scène combattante en Syrie. L’expansion djihadiste s’exporte, notamment en France, où les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes ont eu lieu quelques mois plus tôt. Face à un journaliste qui n’est pas sur son terrain (l’entretien a lieu à Damas et en anglais, au sein d’un protocole qu’on imagine extrêmement contraignant), Bachar al Assad se voit offrir une occasion d’affirmer sa légitimité et de renverser l’ordre des responsabilités en accusant les pays occidentaux de soutenir les « groupes terroristes » infiltrés en Syrie depuis 2011. Redéfinissant les cadres de sa prise de parole en répondant systématiquement aux questions par d’autres, il se pose en défenseur du peuple syrien et en rempart contre le chaos et la barbarie. Il explique que des « terroristes », dès le début du « conflit », ont « commencé à attaquer des civils et des propriétés publiques et privées ». Pour prouver ce qu’il avance, il ajoute : « Tout ceci est sur Internet, ce sont eux qui ont mis ces vidéos en ligne, pas nous. Notre rôle en tant que gouvernement est de défendre notre société et nos citoyens ». Bachar al Assad nie ici l’existence même d’une révolte et réduit les milliers de vidéos documentant les manifestations mais aussi les actions protestataires, les funérailles et la répression qui circulaient alors sur Internet, à des vidéos de terroristes filmant leurs propres exactions. Cette affirmation mensongère s’appuie sur le fait que ces vidéos amateurs et anonymes ont rarement affleuré à la surface des médias occidentaux. De fait, leur multitude mais aussi leur caractère amateur, les a rendus opaques. N’existent et ne sont « vraies » que celles qui sont devenues virales, souvent les plus choquantes. Peu après, il en cite d’ailleurs une : celle où l’on voit Khalid al Ahmad, surnommé « le rebelle syrien cannibale » ouvrir la poitrine du cadavre d’un soldat de l’armée syrienne avec son couteau, en retirer un organe et mordre dedans [11]. Cette vidéo, connue de tous, contrairement aux vidéos fuitées d’actes de torture et d’exécution de l’armée syrienne et de ses milices supplétives [12], devient le symptôme et le symbole de la barbarie de l’autre camp et de l’aveuglement de l’Occident, que Bachar al Assad accuse d’être dans le déni de ce qu’est le conflit syrien : « Comment pouvez-vous ignorer cette réalité alors qu’ils la diffusent et vous disent que c’est la réalité ? ».

5 et 6. David Pujadas montrant des photos d’un hélicoptère et d’une bombe baril - France 2, 20 avril 2015.

Paradoxalement, les images qui documentent les exactions du régime n’existent pas ou sont qualifiées de fausses parce qu’invérifiables. Lorsque David Pujadas montre des photographies prises par des activistes pour documenter l’utilisation de barils d’explosif [13], leur véracité est remise en cause par le dictateur. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile puisque cette juxtaposition de deux photos montrant un projectile largué depuis un hélicoptère avec celle d’un gros plan de bombe, prises à des moments différents, ne prouve effectivement rien. Émerge ici le rôle ambigu du journaliste qui, faisant mine de vouloir piéger Bachar al Assad, lui donne des arguments pour réfuter la valeur probatoire de ces images et l’existence de l’utilisation des armes qu’elles sont censées dénoncer. Ce dernier rétorque : « Cette image que vous montrez, qu’est-ce que c’est ? Je n’ai jamais vu une chose de ce genre dans notre armée. Je ne parle pas des hélicoptères. Je parle de ces deux photos. Qu’est-ce qui vous permet de les associer l’une à l’autre ? ». Dans un autre entretien écrit avec le magazine américain Foreign Affairs [14] à la même période, le journaliste évoque les photos du dossier César, lequel regroupe 45 000 clichés et documents de détenus torturés à mort dans l’un des centres de détention de la capitale, exfiltrés par un membre de la police militaire en charge de photographier les cadavres [15]. Bachar al Assad ironise alors : « Ce qui est drôle avec cette administration [Obama] est que c’est la première dans l’histoire à établir ses évaluations et les décisions qui en découlent sur les réseaux sociaux. On l’appelle l’administration des réseaux sociaux, ce qui n’est pas de la politique. Il s’agit de fausses allégations. Vous pouvez vous procurer des photos de n’importe qui et dire que c’est de la torture. Qui a pris ces photos ? Personne ne sait. Aucune vérification n’a été faite, ce ne sont que des allégations sans preuve ». Il ajoute : « Les photos ne sont pas claires dans les personnes qu’elles montrent. On ne voit qu’une tête par exemple, et des crânes. Qui dit que ça a été fait par le gouvernement et pas par des rebelles ? Qui dit que la victime est syrienne ? Par exemple, les photos publiées au début de la crise provenaient de l’Irak et du Yémen. »

Le prétexte du fake

Le contexte d’incertitude propre au conflit, exacerbé par la multiplicité des contenus numériques et leur circulation rapide, a favorisé la mise en ligne de récits fictifs fabriqués par des individus en Occident prompts à susciter l’émoi et la fascination [16]. Ces fictions, empruntes « d’orientalisme, de figures héroïques improbables, de naïveté face à l’impact politique des nouvelles technologies et de récits narcissiques d’empathie [17] » accentuent la confusion tout comme la méfiance autour des témoignages de manifestants et d’activistes. L’une des plus célèbres, la vidéo intitulée (en anglais) « SYRIA ! SYRIAN HERO BOY rescue girl in shootout » a enflammé les réseaux sociaux en novembre 2014. Elle montre des échanges de tirs dans une rue en ruine. La scène est filmée à la dérobée depuis le trou d’un mur. Un homme sort du bâtiment d’en face en courant sous les balles. Ceux qui filment et qui observent la scène s’écrient (en arabe, non traduit) : « Dieu est le plus grand [Allahu akbar] ! Il s’est enfui. Tu as vu comment ils lui ont tiré dessus. Vous avez vu ?! Ce sont vraiment des chiens. » Un autre demande ensuite : « Vous voyez quelque chose ? ». La caméra semble chercher et se dirige sur la gauche. On distingue alors un garçon à terre en même temps que l’un d’eux s’écrie : « Regardez les gars, il bouge ! Il est vivant ! ». L’enfant se lève et court vers une carcasse de voiture. Un tir retentit, il s’effondre. Les hommes hors champ crient et se lamentent : « Oh mon Dieu, il est mort ! ». Quelques secondes après, il se relève, sous leurs exclamations. On le voit alors tendre la main. Une petite fille apparaît et ils courent sous les tirs puis disparaissent derrière un mur. La faible résolution de l’image, les mouvements d’objectif incessants, le format très court (à peine une minute) ainsi que les émotions et les commentaires hors champ, imitent le format des vidéos amateurs.

7. Capture d’écran de la vidéo Syrian Hero Boy (YouTube, 10/11/2014).
8. Photo du tournage. Crédits : Lars Klevberg.

C’est lorsque cette vidéo est reprise par l’une des principale chaîne YouTube de l’opposition, ShaamNewsNetwork, qu’elle devient virale, atteignant rapidement plus de 4 millions de vues [18]. Elle suscite une forte émotion, ravivant la flamme héroïque des premiers temps de la révolution à un moment où les manifestations ont fait place au conflit armé et où les groupes jihadistes occupent le devant de la scène médiatique depuis l’instauration du « Califat » par le groupe État Islamique [19]. Les nombreux commentaires dans toutes les langues indiquent d’ailleurs que ce contexte influence l’interprétation de cette vidéo, beaucoup pensant que ce sont des combattants de l’État Islamique qui crient « Allahu akbar » et qui tirent sur les enfants. D’autres comprennent que les snipers sont ceux du régime. Cette pluralité des interprétations est entretenue par l’absence d’éléments de contextualisation. Néanmoins, les commentaires laissent apparaître de nombreux doutes quant à l’authenticité de la vidéo, certains avançant des arguments précis comme le manque de crédibilité des commentaires hors-champ, trop composés et mal joués, la poussière censée représenter l’impact et le garçon qui est miraculeusement indemne ou encore, le fait que la petite fille cachée derrière la voiture est exposée pour le sniper mais qu’il ne la vise que lorsqu’elle passe devant la caméra. Les médias internationaux s’emparent de cette vidéo, mais avec prudence. Si quelques-uns, comme NY Daily News ou The Telegraph, lui accordent du crédit, les autres soupçonnent un fake. Ce doute alimente la viralité de la vidéo. Quelques jours plus tard, le cinéaste norvégien qui a réalisé ce film annonce qu’il s’agit d’une fiction tournée à Malte avec des réfugiés syriens dans le même décor que le film Gladiator. Dans un entretien avec la BBC [20], il déclare avoir voulu présenter le film comme réel « pour susciter un débat sur les enfants dans les zones de conflit ». Le ministère de l’information syrien réagit à l’annonce du fake sur sa page en ligne en affirmant qu’elle constitue un exemple de la conspiration médiatique contre la Syrie, précisant aussi que 50 Norvégiens ont rejoint les rangs de groupes djihadistes [21]

Omran Daqneesh et la réécriture des faits par l’histoire d’une image

La guerre médiatique menée par le régime et ses alliés adopte une tactique différente lorsqu’une vidéo authentique documentant des exactions devient virale. Il s’agit alors de produire un contre-récit, qui permet de faire passer les faits au second plan, d’éluder les responsabilités et de retourner l’image contre ses auteurs. Le 17 août 2016, le monde découvre la photo d’un enfant de trois ans, installé à l’arrière d’une ambulance. Omran Daqneesh est hagard et silencieux, son visage est maculé de sang et son corps est blanchi par la poussière des décombres desquels il vient d’être extirpé. Cette image est tirée de la capture d’écran d’une vidéo [22] mise en ligne sur YouTube par le Centre médiatique d’Alep (AMC Markaz Halab al-i‘lâmî), filmée dans le quartier d’al-Qaterji à Alep Est, une zone rebelle alors bombardée par l’aviation syrienne et russe. Ce jour-là, la frappe fait plusieurs blessés. Parmi eux, l’un des frères du petit garçon qui succombera à ses blessures. Omran est le premier secouru par des membres de la défense civile syrienne [23]. Comme toujours, des activistes médiatiques filment et photographient pour documenter le bombardement et l’opération de secours. La viralité de cette image contraint le régime et ses alliés russes à une réponse. Celle-ci est confuse. Le 19 août, le ministère de la Défense russe publie un communiqué affirmant que leurs avions ne procèdent pas à des frappes dans des zones habitées et que les destructions qui apparaissent dans les « médias occidentaux » indiquent qu’il ne s’agit pas d’une frappe aérienne, mais de l’explosion d’une bombe artisanale au gaz largement utilisée par les « terroristes » dans cette région [24]. Interrogé en octobre par une chaîne de Télévision suisse [25], Bachar al Assad, visiblement agacé par le journaliste qui lui montre une photo du petit Omran devenue « symbole de la guerre », déclare que cette photo est truquée. Devant cette affirmation, difficilement tenable, un récit alternatif est élaboré pour désamorcer le pouvoir accusateur de cette image et retourner son capital médiatique au profit des médias pro-régimes.

9. Interview pour la télévision syrienne avec Kinana ‘Allouch
10. Séquence d’ouverture du reportage de Ruptly diffusé sur la chaîne YouTube Sputnik France

Un peu moins d’an plus tard, une série d’interviews diffusées par des chaînes de télévision syriennes, russes, iraniennes et libanaises (pro-Hezbollah) sont tournées avec le père d’Omran. Celui-ci, comme d’autres civils, a été évacué avec sa famille depuis peu par l’armée syrienne dans une zone sous contrôle du régime [26]. Il affirme que la photo est authentique, mais que l’image de son fils a été instrumentalisée pour la promotion des groupes rebelles. Il remet également en doute qu’il s’agisse d’une frappe aérienne, puisqu’il n’a pas entendu le son des avions. Dans l’un de ces reportages, la présentatrice syrienne Kinana ‘Allouch [27] lui demande de raconter comment il a reçu des propositions d’argent pour sortir de Syrie afin qu’il témoigne contre l’armée syrienne (capture 9). Il déclare également avoir changé le nom de son fils craignant qu’il se fasse enlever. Dans le reportage diffusé par l’agence de presse en ligne Ruptly, appartenant à la chaîne russe RT, le père reprend les mêmes arguments. La vidéo s’ouvre sur un téléphone portable qui diffuse l’extrait d’une émission sur CNN avec une présentatrice en larmes devant la photo d’Omran mutique et ensanglanté (capture 10). Cette mise en abyme déplace l’intention documentaire première de cette photo sur le terrain de sa mise en spectacle médiatique. Aussi, elle suggère que le témoignage du père constitue l’envers du décor. L’image du petit Omran souriant, entouré de jouets, est censée effacer et remplacer celle de l’horreur, tout comme le récit d’indignation du père contre l’instrumentalisation de la photo de son fils est censé occulter la mort de son autre enfant, le traumatisme du bombardement et innocenter les tueurs. L’ordre des images et des responsabilités est inversé. La réalité des faits est détournée par une histoire tissée autour d’une photo, dont on imagine aisément qu’elle a été soigneusement scénarisée : comment le père aurait-il pu s’y soustraire ? Ce contre-récit élaboré autour d’une image symbolique rappelle l’interview avec le père et l’oncle de Hamza al-Khatib, un enfant de treize ans torturé à mort après avoir été arrêté avec son père alors qu’il manifestait à Deraa en mai 2011. Convoqués par Bachar al Assad pour qu’il leur présente ses condoléances, au sortir de leur entrevue, ils déclaraient devant les caméras de la télévision syrienne combien ils aimaient leur président et étaient confiants dans l’enquête qui allait être menée pour établir la vérité. Ce théâtre morbide et obscène est le prix exorbitant de la survie.

L’archive contre le déni, la distorsion et l’effacement

Le régime syrien est ainsi parvenu à intégrer les images de ses exactions à son récit pour afficher son impunité. Le déni et la distorsion des faits se nourrissent de l’excès d’images et de leurs excès [28] : d’un côté, la masse fait écran et de l’autre, la brutalité de certaines d’entre elles et les émotions qu’elles suscitent les érigent en symboles, rejetant hors-champ toutes les autres. C’est sur ce double principe d’opacité que prospèrent différentes stratégies du doute, renforcées par le contexte d’incertitude propre au conflit ainsi que par l’enchaînement rapide des événements et de ce qui fait événement. Le brouillage des perceptions s’inscrit dans une course contre la montre. Une grande partie des crimes commis par le régime sont documentés par de multiples sources (audiovisuelles, photographiques, textuelles ou orales). Mais le patient travail d’exhumation, de collecte, de recoupement, de contextualisation et d’analyse s’inscrit dans une temporalité qui n’est pas celle de l’événement. L’acte d’archive résiste à l’effacement et à la distorsion en restituant l’épaisseur des faits et en recréant de la cohérence dans la fragmentation. La documentation de la violence a très tôt fait l’objet d’une forme d’activisme à part entière. Par exemple, dès juin 2011, le Violation Documentation Center in Syria [29] rassemble et analyse des données collectées sur le terrain (témoignages, documents, vidéos, photos) à l’attention de journalistes ou d’organisations de défense des droits de l’homme. En 2014, Syrian Archive est créée à Berlin pour sauvegarder, vérifier et contextualiser une partie de la production audiovisuelle et numérique qui circule sur les réseaux sociaux, également à des fins journalistiques et juridiques. Dans une optique davantage axée sur la mémoire, le site The Creative Memory of the Syrian Revolution, basé à Beyrouth, rassemble et préserve depuis 2013 la production artistique, culturelle et intellectuelle issue de la révolte et du conflit sous forme de textes, de photographies et de vidéos, également collectés sur Internet. Parallèlement à ces initiatives institutionnalisées, des pratiques d’archivages spontanées voient le jour sur YouTube ou Facebook. L’archivage de la production audiovisuelle et numérique issue de la révolte et du conflit en Syrie induit ainsi différentes pratiques de collecte, d’organisation, de description et de transmission, souvent avec des moyens très limités. Alors que le conflit est toujours en cours, l’archive, qui relève d’une multitude de trajectoires, fait partie intégrante du conflit, qui se prolonge et se relocalise en elle à travers des actes de sauvegarde, des mises en récit mémorielles, ou des espoirs de réparation. Ce devenir archive ne va pas sans violence puisqu’il porte implicitement en lui l’incapacité des images à faire sens au présent, tout comme le spectre de la fossilisation. C’est aussi dans le décalage temporel du temps de l’événement et du temps de l’archive que le déni s’insinue et se renforce. Cette masse de documentation a suscité énormément d’attentes. Plus le temps passe, plus les données s’accumulent, sans effet. Au moment où j’écris ces lignes, les bombardements se poursuivent à Idlib et plus de 128 000 personnes sont toujours détenues ou ont disparu après une arrestation arbitraire [30]. Si les premiers procès de Coblence contre un ancien colonel et un membre des services de renseignements responsables d’actes de torture constituent une brèche dans l’impunité, les « élections » présidentielles du 26 mai marquent la persistance du déni dans un rituel politique surréaliste qui vient encore provoquer et humilier celles et ceux qui ont éprouvé la violence dans leurs chairs.

par Cécile Boëx, le 18 mai 2021

Pour citer cet article :

Cécile Boëx, « Les images de la révolte. Exactions et guerre médiatique en Syrie », La Vie des idées , 18 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-images-de-la-revolte

Nota bene :

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Notes

[1Au delà de l’intention documentaire, les usages de la vidéo sont très variés, Cf. Cécile Boëx et Agnès Devictor (Dir.), Syrie, une nouvelle ère des images. De la révolte au conflit transnational, Paris, CNRS Éditions, 2021.

[2Michel Seurat, L’état de barbarie, Paris, Le Seuil, 1989.

[3Salwa Ismaïl, The Rule of Violence. Subjectivity, Memory and Gouvernement in Syria, Cambridge University Press, Coll. Cambridge Middle East Studies, 2018.

[4Cf. Cécile Boëx, «  Témoignages filmés de la violence en Syrie. Le corps comme preuve, le récit comme réplique  », dans Nibras Chehayed, Images de chair et de sang. Penser le corps en Syrie, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, à paraître.

[5Cf. Al-Zahre Nisrine, «  Disqualifier ses opposants politiques pour les éradiquer  ». Notice du lexique de la révolution et de la guerre en Syrie.

[6Il s’agit de l’édition du 18 septembre 2011. Cette vidéo a été archivée sur le compte YouTube Azac cazA le 23 septembre 2011, consultée le 13 avril.

[7Créée en 2011, cette initiative semi officielle menée par un groupe de hackers est appuyée par les services de renseignements syriens ainsi que la Syrian Computer Society, fondée en 1989 par Bassel al Assad et présidée suite à la mort de ce dernier par Bachar al Assad jusqu’à son accession à la Présidence en 2001.

[8Cf. Stéphane Bazan, Christophe Varin, «  Le web à l’épreuve de la cyber guerre en Syrie  », Études, Tome 417, 2012, p. 595-606.

[9Cf. Cécile Boëx, «  Terroriser et tuer avec l’image. Les vidéos de soldats de l’armée syrienne et les rituels d’exécution de l’État islamique  » dans Cécile Boëx, Agnès Devictor (op. cit.) p. 233-248.

[10Cf. The Syrian revolution, between the politics of life and the geopolitics of death, Pluto Press, 2020, p. 36.

[11Cette vidéo a d’abord été montrée par des combattants proches de Khalid al Ahmad à deux journalistes du Time qui en ont obtenu une copie et l’ont diffusé le 12 mai 2013 avec le titre : «  Savage Online videos Fuel Syria’s Descent Into Madness  ».

[12Cf. Cécile Boëx, «  Terroriser et tuer avec l’image. Les vidéos amateurs de soldats de l’armée syrienne et les rituels d’exécution de l’organisation de l’État Islamique  » dans Cécile Boëx et Agnès Devictor, op. cit., 2021.

[13La première utilisation des bombes barils par l’armée syrienne remonte au 18 juillet 2012. Elles sont confectionnées de manière artisanale à partir de tonneaux remplis d’explosifs, de shrapnel et/ou de mazout et larguées depuis des hélicoptères. Leur trajectoire est aléatoire et leur impact particulièrement dévastateur. Elles sont utilisées de manière massive entre 2014 et 2016. En mars 2020, le Syrian Network for Human Rights estime le nombre de largages depuis 2012 à 81 916.

[14Cf. «  A conversation with Bashar al Assad  », March/April 2015, p. 58-65.

[15Garance Le Caisne a recueilli le témoignage de cet homme qui jusqu’à ce jour n’a pas révélé son identité pour des raisons évidentes dans l’ouvrage Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne, paru aux éditions Stock en 2015.

[16Mentionnons également le faux blog «  A Gay girl in Damascus  », prétendument tenu par Amina Arraf Abdullah, une jeune femme syro-américaine, personnage fictif inventé en mars 2011 par un étudiant américain en Écosse.

[17Omar Al-Ghazzi, “On the afterlife of false Syria reporting” dans Harb, Zahera, (ed.), Reporting the Middle East : The Practice of News in the Twenty-First Century. I.B. Tauris, London, 2017, p. 1113.

[18À ce jour, la vidéo est toujours en ligne sur cette chaîne avec 4 652 586 vues et 2347 commentaires.

[19Cf. Stefan Tarnowski, What have we been watching  ?, Bidayyat, 5/05/2017, consulté le 11 avril 2021.

[20Cf. Syrian ‘hero boy’ video faked by Norwegian director, 14/11/2014, https://www.bbc.com/news/blogs-trending-30057401, consultée le 10 avril 2021.

[21Cf. Stefan Tarnowski, op. cit. Ce communiqué n’est plus en ligne aujourd’hui.

[22https://www.youtube.com/watch?v=7cfBmRW3isc, 4 382 216 vues le 20 avril 2021.

[23Il s’agit des Casques Blancs, groupe créé en 2013, composé de volontaires civils formés au secourisme, notamment en Turquie et présents dans les zones rebelles. En 2016 un réalisateur britannique réalise un documentaire sur les Casques blancs qui obtient un prix aux oscars. La médiatisation de ce groupe en fait la cible de récits complotistes sur les médias syriens et russes, ainsi que sur des sites d’extrême droite et d’extrême gauche. Ils sont notamment accusés d’être proches des djihadistes du Front Nosra et d’être utilisés par les services de renseignement occidentaux qui seraient à l’origine de sa création. Pour une analyse détaillée de la campagne de désinformation contre les Casques Blancs, voir Olivia Solon, «  How Syria’s White Helmets became victims of an online propaganda machine  », The Guardian, 18 décembre 2017.

[24Communiqué cité dans un article de Hady al-Khatib pour le site Bellingcat qui démontre, vidéos et imagerie satellitaire à l’appui, que la frappe du 17 août 2016 résulte bien d’un bombardement aérien. Cf. Fact-checking Russia’s claim that it didn’t bomb a 5 years old in Syria, consulté le 21 avril 2021.

[27Elle a présenté de nombreux reportages aux côtés de l’armée syrienne. En 2016, elle s’est également fait connaître pour avoir pris un selfie à Alep tout sourire avec en arrière-plan des cadavres de combattants rebelles, déclarant qu’il s’agissait de membres de bandes armées turques et tchétchènes.

[28Cf. Aurélie Ledoux, “Vidéos en ligne : la preuve par l’image  ?”, Esprit, mars avril 2009.

[29Fondé notamment par Mazen Darwich et Razan Zaitouneh qui est enlevée, avec trois de ses collègues (son mari Wael Hamada, Samira Khalil et Nazem al Hamadi) à Douma par le groupe islamiste Jaych al-Islam. Cf. https://vdc-sy.net/en/

[30Selon le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR).

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