Irène Théry répond à la recension par Ariane Poulantzas de son ouvrage, Des humains comme les autres, et notamment à l’accusation d’idéalisme. Accusation injuste, selon elle, et qui masque la réalité elle-même, sur laquelle se fonde son enquête.
Dossier / Bioéthique : le don en débat
Irène Théry répond à la recension par Ariane Poulantzas de son ouvrage, Des humains comme les autres, et notamment à l’accusation d’idéalisme. Accusation injuste, selon elle, et qui masque la réalité elle-même, sur laquelle se fonde son enquête.
Le texte d’Ariane Poulantzas sur Des humains comme les autres commence par résumer de façon à la fois précise, concise et claire – et je lui en suis reconnaissante – la thèse principale de mon livre. Mais elle ne dit à aucun moment sur quelle enquête sociologique et historique, quelle description de la vie sociale et quelle analyse des pièces versées au débat bioéthique depuis trois ans, cette thèse se fonde. Étrangement, le livre disparaît. On ne saura pas qu’il est constitué d’une première partie intitulée « Le grand malentendu du débat français », ni même en quoi consiste ce malentendu qui m’a pourtant paru si tenace et si grave que j’ai tenu à en déplier toutes les dimensions en trois chapitres. On ne saura pas non plus qu’une deuxième partie est consacrée au genre et à la parenté, alors même que les écarter du débat bioéthique comme on le fait en général est typique d’une certaine confiscation de la réflexion sur l’assistance médicale à la procréation (AMP) par la biomédecine. Pourquoi le « genre du don », auquel personne ne s’était intéressé jusqu’à présent, m’a-t-il paru une dimension si décisive que j’en ai fait le cœur de mon enquête socio-historique sur la filiation et le sous-titre de mon livre ? Mystère. Enfin, on ne pourra pas se douter qu’une troisième partie porte sur « l’identité personnelle » et s’efforce de dénouer les confusions habituelles entre origine et filiation, procréation et engendrement, volontarisme masculin et engagement de filiation, en s’approchant cette fois au plus près du vécu des personnes pour restituer avec autant d’exactitude que possible l’expérience et les discours de ceux qui sont aujourd’hui rejetés par l’institution médicale et le droit bioéthique : les jeunes gens nés de don qui revendiquent l’accès à l’identité du donneur ; les couples homosexuels exclus de l’AMP au nom du « modèle thérapeutique » français, modèle pseudo-procréatif dont l’anonymat est le socle.
Si le contenu empirique de mon livre était simplement oublié, je l’aurais regretté sans forcément écrire une réponse. Mais ce n’est pas d’un simple manque qu’il s’agit ici. Les compliments du début du texte sont en réalité la douche chaude qui prépare la douche froide, ce moment où A. Poulantzas retourne contre mon livre tout l’effort de clarification conceptuelle qu’il contient, et le dénonce finalement comme une argumentation théorique « abstraite », d’une logique aussi « implacable » qu’ « idéaliste », et cela jusqu’au point d’affirmer que le problème central de cet ouvrage serait que « le réel, dans toutes ses dimensions complexes et parfois contradictoires, est absent de l’analyse ». Le réel absent de l’analyse ! Est-ce sérieux ? C’est plutôt mon livre réel qui me semble absent du texte d’A. Poulantzas, qui a réussi le tour de force de commencer par louer l’ouvrage en l’expurgeant de toutes les analyses empiriques qui lui donnent sa raison d’être, sa chair et son sens, avant de me faire tranquillement le grief de me désintéresser du réel pour lui préférer le déroulement implacable de la « logique juridique », au point même de me présenter comme une sorte d’intellectuelle en chambre, insensible à « la détresse psychologique des enfants qui cherchent à connaître leur géniteur ». Une accusation presque risible, visant quelqu’un que ces jeunes gens (aujourd’hui de jeunes adultes qui en ont assez d’être infantilisés) considèrent comme l’un de leur principaux soutiens, non seulement politiques mais tout simplement humains.
Cette étrange façon de m’assaisonner n’est pas naïve. Elle est mise au service d’une position engagée dans le débat actuel, d’une défense parfaitement assumée et très explicite du maintien de l’anonymat. C’est tout à fait le droit d’A. Poulantzas que de reprendre à son compte, jusque dans le détail des exemples choisis, le discours désormais bien connu que les leaders des CECOS ont bâti pour s’opposer au changement. Et je ne suis pas surprise qu’elle ait été convaincue par la pensée biomédicale dominante, tant ce discours est séduisant au premier abord quand on ignore certaines données capitales (j’y reviendrai). Mais ce qui est nettement plus problématique, c’est que mon livre fasse les frais des convictions de ma commentatrice, au point que l’image qu’elle en a forgée le rende tout simplement méconnaissable. Je n’ai pas fait surgir tout armé, de mon génial cerveau, une sorte de « système » aussi politiquement indiscutable qu’humainement froid et que je « proposerais » au législateur sans me préoccuper de sa « viabilité » ; j’ai présenté dans un essai de sociologie les résultats d’une enquête empirique, étayée et parfois dérangeante, sur trois ans de débat bioéthique français analysés et éclairés par tout un ensemble de données de fait. Je n’ai pas ravalé les protagonistes du don au rang d’« entités juridiques abstraites », j’ai tenté à l’inverse de permettre à mes lecteurs de franchir la montagne de calomnies qu’on a déversées depuis plusieurs années sur les trentenaires qui contestent le droit actuel qui régit l’AMP, de montrer qu’ils nous apprennent quelque chose d’important sur l’état du droit bioéthique français, et de préciser pourquoi, si on commence par les écouter avec attention, on peut comprendre les difficultés non seulement des enfants mais de leurs parents sans diviser les patients comme le fait aujourd’hui un pouvoir psycho-médical véritablement tutélaire. Je voudrais donc, sur les deux points décisifs qui sont en cause, rétablir simplement… un peu de sens de la réalité.
Premier point, est-il vrai que j’ai construit, à la force de la logique théorique, un modèle « idéaliste » et dont la logique irréprochable ne tient pas longtemps face aux réalités concrètes ?
On ne peut pas saisir tout le sel de ce jugement sans savoir que la grande affaire de mon livre – après avoir été celle des personnes directement concernées – a été justement de ramener un peu de réalité dans un débat bioéthique français qui en manque singulièrement. Depuis des années, tout se passe même comme si la réalité concrète était expulsée, déniée, manipulée voire délibérément falsifiée, et qu’il fallait faire des efforts immenses pour franchir les portes closes, les volets refermés, et faire entrer la simple description du réel comme un souffle d’air frais dans l’arène d’un débat bioéthique asphyxié à force de tourner en rond sur ses propres présupposés. J’en prendrai ici un seul exemple : la façon très largement dominante de présenter en France la revendication de levée de l’anonymat des dons, qui procède en trois temps.
– Premièrement, cette revendication serait le fait d’une poignée de jeunes gens (« 50 contre 50 000 », J. Léonetti le 25-01-2011, Assemblée nationale), une infime minorité dont on ne parlerait même pas s’ils n’étaient « habiles à se médiatiser » (E. Weil, entretien), et qui se distinguent de l’immense majorité des enfants nés de don qui eux « vont très bien « , « ne demandent rien » et ne sont pas tentés de « surinvestir le génétique » car ils n’ont pas les problèmes psychologiques et les relations difficiles avec leurs parents qui caractérisent les jeunes contestataires issus d’un passé aujourd’hui dépassé, ce temps où on annonçait « trop tard » aux enfants les conditions de leur conception (J.-M. Kuntsmann, entretien). Selon cette vision des choses, il n’y avait tout simplement pas lieu à faire un débat, car le droit actuel est parfaitement adapté. Seule la mobilisation de medias friands de compassionnel expliquerait que la scène publique soit encombrée des souffrances psychiques de quelques individus atypiques, transformées habilement en revendications juridiques et politiques.
–Deuxièmement, ces revendications sont de surcroît irresponsables puisqu’elles mettent en danger toute la pratique de l’AMP avec tiers donneur, aujourd’hui organisée grâce à l’anonymat qui est le seul moyen de garantir les places respectives de chacun. En effet, si on s’aventurait à les suivre, que se passerait-il ? Il se passerait des catastrophes en chaîne telles qu’ont pu en constater en Suède – ce pays a levé l’anonymat en 1985 –, les médecins les plus engagés pour la défense du statu quo légal. Ils nous décrivent une chute drastique des dons (P. Jouannet, audition devant l’Assemblée nationale, 24-03-2009), assortie du fait que, plus grave encore, les couples suédois effrayés de la perspective promise par leur propre législation, se tournent en masse vers l’étranger pour acheter directement sur un site privé des gamètes définitivement anonymes, activant ainsi l’univers de la marchandisation des dons et ouvrant la voie à la sélection des donneurs (J. Léonetti, Assemblée nationale, 25-01-2011). Enfin l’acmé de ce processus catastrophique est le grand retour du secret, car dans de telles conditions, se sentant menacés dans leur propre identité, la quasi-totalité des parents suédois cessent de dire à leurs enfants comment ils ont été conçus, les enfermant dans une chape de silence et de mensonges (J.-M. Kuntsmann, ibid. ; P. Jouannet cité par A. Poulantzas).
– Troisièmement, ce tableau ne serait pas complet sans l’élément idéologique qui a réussi à entraîner la conviction de la majorité des députés, transcendant jusqu’au clivage droite/gauche : la « biologisation de la filiation ». L’objectif des enfants qui veulent pouvoir accéder à leur majorité à l’identité de leur donneur, serait de venir sonner à sa porte vingt ans après pour lui dire « bonjour papa », sans crainte d’expulser leur père de sa place de père (on suppose qu’ils ont des comptes à régler avec lui), et au risque non seulement de malmener la tranquillité du donneur et de sa famille, mais de bafouer nos valeurs collectives les plus fondamentales en faisant triompher le droit du sang contre le droit du sol (J. Léonetti, ibid.) voire même une conception « génétique » de la famille rompant avec les fondamentaux de l’anthropologie de la parenté fondée « sur le social et non sur le biologique » depuis que l’humanité existe (F. Héritier, audition à l’Assemblée nationale, 10-03- 2009 ).
Ce court rappel n’invente rien et ne caricature rien. Il résume en quelques mots le débat bioéthique français tel que je l’étudie dans mon livre à partir de nombreux exemples, en montrant que ce qu’on dit sur ces jeunes est un tissu d’allégations fausses. Mais rien n’y a fait. Et malgré tout ce qu’ils ont pu dire eux-mêmes dans les medias pour rétablir un peu de vérité sur leur propre compte, le discours politique construit pour les disqualifier s’est prolongé et même amplifié grâce à une mobilisation sans précédent du pouvoir biomédical et de l’aile traditionaliste et familialiste de la majorité, au point que l’ouverture dans le sens d’une levée partielle de l’anonymat (pourtant bien timide) proposée dans le projet de loi déposé à l’automne 2010 par la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, vient d’être balayée par une « commission spéciale » chargée d’examiner le projet de loi et qui a voté le 25 janvier 2011 la pure et simple suppression du titre qui visait l’anonymat dans le projet initial. À enjeux politiques forts, pratiques démocratiques « spéciales ».
Dans un tel contexte, on comprend aisément que ma tâche de sociologue n’a pas été de faire des plans sur la comète ou de construire des châteaux théoriques en Espagne. Je me suis occupée plus simplement de la réalité. Ma démarche a été descriptive, et c’est par là qu’elle est devenue « engagée » car il arrive que la simple description devienne un acte d’engagement citoyen, quand la réalité est malmenée par ceux qui détiennent le pouvoir. En effet, il est extraordinaire qu’en 2011, on puisse faire croire aux Français que nous avons affaire à un problème négligeable, réductible aux maux de quelques trublions en mal de publicité, alors que l’observation sociale la plus minime permet de voir que le passage du modèle « Ni vu ni connu » au modèle de « Responsabilité » dont je parle dans mon livre est un changement dans le droit et l’institution de l’AMP qui engage d’ores et déjà la moitié de l’Europe – sans parler des autres parties du monde, en Australie ou en Amérique du Nord notamment. En cohérence avec la jurisprudence élaborée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) depuis une décennie, on y permet désormais à l’enfant, s’il le souhaite, de connaître l’identité du donneur à sa majorité.
C’est pourquoi j’ai un certain mal à admettre que les lecteurs de La Vie des idées puissent croire que j’aurais échafaudé un « système » en quelque sorte personnel, et de surcroît « idéaliste », alors que nous sommes quand même fort nombreux à défendre le droit aux origines, et qu’après bien d’autres spécialistes qui m’ont précédée dans ce sens depuis dix ans, j’ai à mon tour mis tout mon effort à ramener dans le débat la réalité internationale qui en est en permanence expulsée par les défenseurs du statu quo légal. A. Poulantzas aurait-elle oublié que je décris par le menu un modèle bien concret, bien réel : celui du Royaume-Uni, où l’anonymat a été levé en 2005, selon une démarche de renforcement des droits des patients qui a été encore accentuée avec fierté en 2009 par l’Acte « Open Register » ? Je le détaille d’abord parce que c’est celui auquel se réfèrent les jeunes qui, chez nous, sont mobilisés pour le droit à leurs origines, mais aussi parce qu’il est proche dans le temps et l’espace, bien étayé, et que les données sont vérifiables par tous. Le cas britannique permet fort bien de saisir quel est le grand malentendu du débat français dont je traite dans ce livre. Quand on nous affirme que les jeunes gens veulent « biologiser la filiation », alors qu’ils clament très exactement l’inverse, il est important de pouvoir montrer, références à l’appui, que la réalité juridique et sociale des pays qui ont levé l’anonymat prouve ce que disent ces jeunes : ces pays n’ont jamais menacé mais ont au contraire conforté la place inexpugnable des parents selon la filiation en instituant pour la première fois une complémentarité entre leur statut de receveurs du don et celui des donneurs d’engendrement, alors qu’en France – par un biologisme qui s’ignore lui-même, et se gargarise d’antibiologisme – on continue de raisonner selon la vieille logique de rivalité, et de croire qu’il faut effacer les donneurs pour assurer la filiation « sociale », comme si le simple fait de sortir un géniteur de l’ombre et de lui donner une identité humaine, un nom, peut être un visage, allait le transformer en père…. Ce n’est pas de l’idéalisme mais plutôt du réalisme que de connaître la réalité internationale, de l’analyser et d’en tirer des conséquences.
Alors me dira t-on, et la Suède ? Il faut en effet en dire un mot, puisque ce pays occupe une place cruciale depuis trois ans dans le débat bioéthique français à cause de l’usage qui en a été fait par les autorités médicales, puis politiques, et que reprend à son compte A. Poulanzas dans son texte. Je n’ai pas traité de ce cas dans mon livre, mais je dois dire que j’ai toujours été sceptique sur une supposée « catastrophe suédoise ». Et plus on l’a exploitée, plus j’ai pensé que cette supposée catastrophe dont on nous parle était étrange car elle irait à l’encontre aussi bien des données disponibles sur les autres pays, que de la dynamique historique et sociétale d’ensemble que l’on peut voir à l’œuvre partout où on a simultanément levé l’anonymat, ouvert l’AMP aux personnes seules et aux couples homosexuels et, dans un nombre croissant de cas, autorisé la gestation pour autrui. Mais je suis sociologue, réaliste, et sur la Suède je peux désormais m’en remettre aux faits, et donner mes sources. En effet, les résultats de la première enquête nationale suédoise sur l’attitude des parents receveurs de dons (de sperme, d’ovocytes) à l’égard du secret sur le mode de conception de l’enfant ont été publiés le 5 janvier 2011 sur le site de la revue internationale Human reproduction. Signé de S. Isaksson et six autres chercheurs, l’article intitulé « Two decades after legislation on identifiable donors in Sweden : are recipient couples ready to be open about using gametes donation ? » confirme ce qu’on pouvait subodorer depuis longtemps. Tout d’abord les parents interrogés (échantillon représentatif de 564 personnes) reçoivent les gamètes qu’on leur propose dans les cliniques de fertilité agréées, ce qui prouve qu’il y a toujours des dons en Suède… Deuxio, l’étude n’évoque à aucun moment l’hypothèse selon laquelle les couples suédois tourneraient désormais en masse la loi en faisant appel à des sites privés, au Danemark ou ailleurs. Enfin et surtout, le grand résultat de cette enquête est que la Suède bat tous les records européens en terme d’émancipation par rapport à la vieille logique du secret, puisque 90% des parents receveurs de dons interrogés déclarent qu’ils informeront l’enfant de son mode de conception, précisant qu’ils considèrent cela comme un devoir élémentaire « d’honnêteté » à son égard, et de respect de ses « droits ». Notons que ces chiffres remarquables sont encore au dessous de la réalité puisque pour ne pas biaiser l’étude, on a exclu de celle-ci d’une part les couples lesbiens (qui représentent désormais 70% des bénéficiaires de dons de sperme) et d’autre part les couples hétérosexuels bénéficiaires de « dons directs » de proches, autrement dit les deux types de couples qui par définition se situent hors de toute tentation de garder le secret sur leur recours au don. Cette étude qui conclut que « openness » et « support of disclosure to offspring » sont les deux traits caractéristiques des parents hétérosexuels receveurs de dons en Suède, est d’autant plus importante qu’elle permet de comparer les parents suédois à leurs homologues français protégés par l’anonymat, et qui se trouvent avoir été interrogés par une enquête des CECOS exactement à la même période : 60% d’entre eux ont déclaré avoir l’intention de révéler à l’enfant son mode de conception. Il y a donc un écart énorme, de 30% au minimum, en faveur de la Suède dans le sens de la fin du secret et du fait pour les parents d’assumer avoir engendré grâce à un donneur, et cela en sachant que l’enfant aura à sa majorité le droit de connaître son identité…. Je crois inutile de commenter plus avant la leçon de « réalisme » que me donne A. Poulantzas à partir du cas suédois, ni ses conclusions générales sur le fait que lever l’anonymat par « idéalisme » serait provoquer l’inverse de ce qu’on cherche, une « recrudescence d’opacité ».
Je ne connaissais pas l’étude de Isaksson et al. quand j’ai écrit mon livre, mais en revanche j’ai fourni tout le détail des données britanniques sur l’augmentation régulière des dons après la levée de l’anonymat, et il n’est pas difficile de vérifier qu’il aura fallu que les associations, moi et d’autres spécialistes nous nous échinions à rappeler ces chiffres pourtant simples d’accès, pour qu’on cesse de présenter la dramatique et inévitable « chute des dons » comme l’argument-massue de notre débat bioéthique (en référence à la fameuse catastrophe suédoise). Qui détient le sens du réel ?
Mais là n’est pas encore l’essentiel car, par-delà les informations que l’on peut et doit donner sur des faits avérés, l’utilité d’une enquête empirique de sociologie par rapport à un débat politique vient de ce qu’au bout d’un certain travail, on s’autorise à présenter quelques hypothèses sur le sens général de ce qui se passe dans le mouvement même de nos sociétés. Je suis sociologue de la famille et de la parenté depuis longtemps et c’est pourquoi je ne peux pas ignorer ce que beaucoup de nos contemporains (et c’est normal) ne voient pas : la carte actuelle de la levée de l’anonymat en Europe se superpose quasi exactement à celle d’autres débats sur la famille et la parenté, par exemple à ce qu’était en 1975 la carte du divorce par consentement mutuel. On y retrouve la même opposition entre une Europe du Nord, plutôt libérale, de tradition plutôt protestante, plutôt de Common law, marquée par son attachement à la liberté individuelle et aux droits fondamentaux de la personne et prête à métamorphoser l’institution familiale pour en mieux tenir compte, et une Europe du Sud, plutôt latine, de tradition plutôt catholique, plutôt de droit codifié, dans l’ensemble plus attachée au modèle familial traditionnel et inquiète de « l’individualisme » qui pourrait perturber l’institution telle qu’elle existe et semble la seule possible. Ce constat qui place la France à peu près à égale distance entre deux pôles opposés, ne dicte rien sur la levée de l’anonymat, bien entendu, mais il incite à tout le moins à s’interroger sur l’immobilisme français actuel. Car cet immobilisme contraste singulièrement avec la façon dont, en 1975, la droite libérale giscardienne avait, contre son aile familialiste traditionaliste et avec le soutien critique de la gauche (qui voulait aller plus loin), basculé du côté des pays du Nord, et institué en France le divorce par consentement mutuel. Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui nous basculons du côté de la tradition plutôt que du changement ?
C’est pour explorer cette question que j’ai consacré une partie de mon livre non pas à bâtir des échafaudages théoriques, mais à présenter un petit exercice d’anthropologie comparative et historique de la parenté et du genre, afin d’en tirer quelques clarifications conceptuelles simples à comprendre, mais décisives. Car il n’est pas normal que le débat bioéthique français sur l’anonymat ait été entièrement organisé pendant trois ans par l’opposition cardinale entre deux figures du « vrai parent » (le parent dit biologique et le parent dit social), comme si l’enjeu était de choisir entre les deux comme dans les conflits de paternité classiques, alors même que l’ensemble des pays qui nous ont précédés dans le sens du changement prouvent que ce n’est tout simplement pas le problème, puisque la levée de l’anonymat conforte toujours et partout le parent dans son statut de parent, et que le véritable sens social de ce changement est de passer d’une logique ancienne de la rivalité à une logique nouvelle de la complémentarité, d’une logique du ou (l’enfant a un père social ou un père biologique) à une logique du et (l’enfant a des parents et un donneur). Mais apparemment, en France, on ne conçoit toujours pas de place, de valeur, de dignité, de sens en un mot, pour cet acte social : un don d’engendrement, et on en a même encore si peur qu’on l’organise tout en l’effaçant : il ne s’est rien passé… Notre vieux pays, où la classe politique unanime crie haro sur le « tout génétique », ne serait-il pas en réalité empêtré dans un biologisme qui s’ignore lui-même ?
Je serai plus rapide sur le deuxième grand grief qui m’est fait : cette supposée ignorance de la psychologie, qu’A. Poulantzas juge « étrange » et où elle semble voir la preuve de mon indécrottable esprit d’abstraction. Je n’ai pas l’intention d’argumenter ici sur la dimension sensible ou empathique de mon livre. Si les défenseurs de l’anonymat ne parviennent pas à percevoir les raisons fortes qui peuvent conduire quelqu’un à intituler un livre Des humains comme les autres, je ne vais pas me donner le ridicule de les leur donner. En sociologie comme en littérature, un peu de confiance a priori en l’intelligence et la sensibilité du lecteur est la condition du travail d’écriture. Mais je voudrais en revanche préciser pourquoi, dans les débats publics plus que dans mon livre lui-même, j’ai souvent insisté sur le fait que les enjeux de la levée de l’anonymat n’étaient pas à mon sens « psychologiques ». J’ai deux grandes raisons pour cela, que le livre permet de comprendre. La première, c’est que je suis effarée par ce que l’on se permet de dire sur les jeunes qui revendiquent l’accès à leurs origines, ou sur les couples homosexuels qui revendiquent l’accès à l’AMP, en détaillant leur supposée psychologie, ou en invoquant de supposés dangers psychologiques de leurs revendications, ou encore en se référant à des théories psychologiques dogmatiques sur le fondement des institutions sociales. Je consacre ainsi tout un chapitre de mon livre à une analyse très critique du livre Homoparenté, du psychanalyste Jean-Pierre Winter, qui s’est engagé de façon particulièrement déterminée contre l’accès des couples de même sexe à l’AMP. Et c’est ma seconde raison de mettre en garde contre un certain usage de la psychologie : elle sert en général d’argument, dans ce débat, pour dénier la dimension du droit, comme si une certaine idée qu’on se fait du bien des gens permettait d’oublier que l’enjeu majeur du débat sur la levée de l’anonymat est un enjeu de justice, de droits fondamentaux de la personne.
Sur la levée de l’anonymat, A. Poulantzas nous donne elle-même un fort bel exemple de cet usage politique de la psychologie en centrant au final son plaidoyer sur un argument inédit : le bien-être virtuel de l’enfant, qui requerrait qu’un droit tutélaire pense pour lui et le protège des troubles que susciterait immanquablement chez lui à l’avenir l’attente de la future révélation de l’identité du donneur si jamais on levait l’anonymat. Les principaux intéressés apprécieront certainement cet exercice de psycho-fiction, qui imagine d’hypothétiques dégâts psychologiques pour mieux dénier les troubles, les souffrances et les injustices – eux très actuels, très avérés, très réels en un mot – que crée ici et maintenant le principe d’anonymisation des dons par une biomédecine toute puissante, qui enferme les dossiers des patients et seule détient les clés des armoires qu’elle cadenasse, avec la caution du droit. Pour ma part, je ne suis pas convaincue par le roman de « l’attente du donneur charmant » telle que A. Poulantzas se croit autorisée à nous la dépeindre, mais il serait long d’en discuter sérieusement, car il faudrait pour cela… revenir du conte à la réalité et se référer aux nombreuses études anglo-saxonnes qui analysent l’expérience concrètes des enfants et des adultes dans les pays où il existe, par exemple, des réseaux d’auto-support et où les enfants peuvent connaître le nom du donneur, et éventuellement le contacter… Quoi qu’il en soit, nous avons ici un magnifique exemple de ce que cela fait de « désobéir à l’injonction d’Irène Théry », comme elle le dit en personnalisant de façon bizarre ce qui n’est rien d’autre de ma part qu’une invitation à la prudence élémentaire par rapport à la normalisation psy qui sévit de plus en plus dans les sociétés contemporaines. Car cette « désobéissance » n’a rien de libérateur ; en l’occurrence elle n’est rien d’autre que l’exercice d’un pouvoir, et même d’un pouvoir parfaitement arbitraire : celui de s’autoriser de ses propres « certitudes psy » sur « ce qui est bon pour » et « ce qui se passerait si… » pour dénier à une catégorie de personnes l’exercice de leurs droits fondamentaux. Comme quoi il ne suffit pas de se plonger dans l’imaginaire de Disneyland (« un jour mon donneur viendra ») pour que l’histoire finisse bien.
C’est sur ce point que je conclurai. Le pouvoir biomédical français en matière d’AMP est encore aujourd’hui – sa façon de limiter la liberté des individus pour assurer malgré eux leur propre bien psychologique en référence à un certain modèle traditionnel à la fois procréatif, familial et social en témoigne – un pouvoir tutélaire au sens où Tocqueville l’a décrit dans des pages célèbres.
C’est vers une tout autre conception du droit et du bien commun en matière d’AMP que se sont orientés les pays qui ont levé l’anonymat, à la fois bien plus confiants dans leur propre dynamique démocratique et dans les ressorts de leur société civile, et bien plus soucieux de garantir – par la loi commune qui énonce la « règle du jeu » – les droits et devoirs de chacun dans les échanges entre les protagonistes du don : donneurs, receveurs/parents, personnes nées du don. Et ce faisant ils ont changé de regard. Ils ont vu chez ceux qui naissent de l’AMP non pas d’éternels enfants, comme y incite le psychologisme tutélaire à la française, mais de véritables personnes juridiques, titulaires de droits fondamentaux, et qui ont toute légitimité à demander des comptes aux générations qui les ont précédées. Nous ignorons encore en France la jurisprudence majeure de la CEDH qui désormais considère que ne pas être privé par une puissance administrative ou étatique de l’accès à ses origines est un droit fondamental de la personne, jurisprudence qui est parvenue à distinguer l’une de l’autre deux notions si longtemps confondues, l’identité personnelle et la filiation. Le « droit aux origines » selon la CEDH est un droit à sa propre histoire, un droit à sa propre identité personnelle, indépendante de toute filiation. En France, on confond encore ces deux notions. C’est très problématique pour notre droit bioéthique, mais c’est triste pour ceux qui croient encore que faire du droit, c’est préférer la rigueur d’une technique aux réalités sensibles de la vie subjective. Car il est des rigueurs de la pensée juridique et des droits de l’homme qui sont douces à l’individu et à l’humanité commune. Par exemple quand elles permettent de comprendre qu’en maintenant l’anonymisation des dons, la France s’obstine dans une voie en impasse, celle de la discrimination ontologique qui a créé de toutes pièces, sans bénéfice pour personne, une catégorie d’humains à part de tous les autres : la seule qui, par le seul effet de la loi et à jamais, est privée de réponse à une question fondamentale pour la singularisation individuelle, et à laquelle tous les autres peuvent ou pourraient répondre : À qui dois-je d’être né ? Il est temps de comprendre que pour conforter dans leur place inexpugnable les parents qui ont voulu l’enfant et qui l’ont engendré en faisant appel à un donneur, il n’est pas nécessaire de céder à cette effarante mythologie selon laquelle ces enfants sont nés d’une personne et de ce que certains médecins nomment encore un « matériau interchangeable de reproduction. »
par , le 7 février 2011
Sur La Vie des idées :
Irène Théry, « Les impasses françaises du débat bioéthique », La Vie des idées , 7 février 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-impasses-francaises-du-debat
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