Le quinquennat qui s’achève entendait donner la priorité à la jeunesse. Qu’en est-il ? L’analyse comparative des politiques de l’éducation et de l’emploi à destination des jeunes en Europe conduit Tom Chevalier à un constat sombre : encore aujourd’hui les jeunes français se voient refuser une pleine citoyenneté socioéconomique.
Le 1er décembre dernier, le Président François Hollande annonçait qu’il renonçait à briguer un second mandat. Cinq ans plus tôt, il se présentait comme le candidat de la jeunesse, affirmant que les jeunes vivraient mieux en 2017 qu’en 2012. Durant cette période de cinq ans, il a mis en place une série de réformes dans le cadre du programme Priorité Jeunesse en vue de favoriser l’autonomie des jeunes. Deux questions émergent alors. D’une part, quelles sont les caractéristiques des politiques publiques visant à promouvoir l’autonomie des jeunes en France en général ? Et d’autre part, dans quelle mesure les réformes adoptées par le gouvernement sous la Présidence Hollande infléchissent-elles le contexte institutionnel qui leur préexistait ?
Cet article répondra à ces questions en quatre temps. D’abord, nous allons préciser à quoi renvoie l’enjeu de l’autonomie de la jeunesse pour l’État social. Puis, nous allons présenter une typologie des régimes d’autonomie – ce que nous appelons ici « citoyenneté socioéconomique » – des jeunes. Cette typologie nous permettra d’identifier les politiques publiques pertinentes pour promouvoir l’autonomie des jeunes, ainsi que les critères à partir desquels les analyser. Dans un troisième temps, nous pourrons alors situer la France parmi les divers modèles européens de politiques publiques en faveur des jeunes. Nous utiliserons le cadre théorique élaboré en première partie afin de caractériser les politiques publiques en direction des jeunes en France, pour finir par une analyse succincte des réformes mises en place ces dernières années dans un quatrième temps. Nous montrerons ainsi que, malgré des tentatives réelles d’infléchissement des politiques publiques vers une citoyenneté habilitante, la France s’inscrit toujours dans un régime de citoyenneté refusée.
L’enjeu de l’autonomie de la jeunesse pour l’État social
Tout d’abord, quel enjeu représente la jeunesse pour l’État social ? La sociologie de la jeunesse la définit le plus souvent comme une période de transitions, entre enfance et âge adulte. La déconnexion de ces transitions, ainsi que l’allongement de la période de transition, a débouché sur ce « nouvel âge de la vie » (Galland, 1990) que serait la jeunesse.
Or l’État social [1] est crucial dans la structuration et l’institutionnalisation du cycle de vie, et notamment en ce qui concerne les transitions d’un âge à l’autre (Kohli, 1986). En effet, la « tripartition du cycle de vie », qui distingue l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse, est l’effet d’une institutionnalisation [2]. L’âge de l’enfance renvoie à un statut de dépendance, l’âge adulte à un statut d’indépendance (Jones et Wallace, 1992). Cette idée d’indépendance est contenue dans le concept de « citoyenneté » : est considéré comme citoyen l’individu qui est indépendant, autonome, c’est-à-dire rationnellement capable de se donner à soi-même sa propre loi. Mais elle peut aussi renvoyer à une indépendance plus effective : une indépendance financière. Celle-ci signifie l’indépendance à l’égard de la famille, dans la mesure où, pendant la période de l’enfance, ce sont les parents qui subviennent aux besoins de leur enfant. Il s’agit donc, pour devenir indépendant, d’accéder à un revenu personnel. Et ce revenu, conformément au « welfare triangle » (Evers, 1990), s’il ne provient pas de la famille, peut provenir de deux autres sources : le marché ou l’État. D’un côté, les jeunes peuvent donc accéder à l’indépendance en obtenant un revenu sur le marché du travail. Nous appellerons ce type d’indépendance : accès à la « citoyenneté économique ». De l’autre côté, ils peuvent également accéder à l’indépendance via les aides publiques et prestations sociales délivrées par l’État. Nous appellerons ce type d’indépendance : accès à la « citoyenneté sociale ».
L’État peut avoir un rôle actif dans ces deux types de citoyenneté. En ce qui concerne la citoyenneté économique, l’enjeu pour l’État est de favoriser l’entrée sur le marché du travail, en permettant aux jeunes d’accéder à un emploi rémunéré le plus rapidement possible à la fin de leur formation. Il peut mobiliser plusieurs types d’instruments pour ce faire : les politiques d’éducation et les politiques de l’emploi. En ce qui concerne la citoyenneté sociale, l’État recourt à des outils bien différents : les aides publiques (c’est-à-dire les politiques conduisant à des transferts financiers) telles que les allocations familiales, les aides fiscales aux familles, les prestations d’assistance sociale, les allocations logement, et le soutien aux étudiants (bourses et prêts). L’agencement de toutes ces politiques publiques constitue ce que nous appelons la « citoyenneté socioéconomique » des jeunes. Or elles sont fort diverses en Europe : c’est cette diversité qu’il s’agit de comprendre.
Vers une typologie des citoyennetés socioéconomiques des jeunes
Pour permettre l’accès à l’indépendance financière, et donc à la citoyenneté socioéconomique, nous avons souligné que l’État social pouvait intervenir de deux façons, en se concentrant soit sur la citoyenneté économique, soit sur la citoyenneté sociale. Ce sont ces modes d’intervention qui constituent les deux dimensions constitutives de notre typologie. Nous nous inspirons des différentes typologies déjà élaborées sur la transition à l’âge adulte (Loncle et Muniglia, 2010 ; Walther, 2006 ; Van de Velde, 2008), mais en nous concentrant plus exclusivement sur les politiques publiques et leur complémentarité.
On peut d’abord distinguer deux figures de la citoyenneté sociale pour les jeunes (voir tableau 1). D’un côté, elle peut être familialisée : la jeunesse est considérée comme une extension de l’enfance, et par conséquent les jeunes sont traités institutionnellement comme des enfants [3] : les parents sont toujours censés les prendre en charge, ce qui signifie que les prestations sont le plus souvent dirigées vers eux et non vers les jeunes, qui conservent donc un statut d’enfant à charge dans la protection sociale. Les limites d’âge pour accéder aux prestations sont relativement tardives, le plus souvent au delà de 20 ans, autour de 25 ans. Et dans la mesure où un enfant est censé être scolarisé, les étudiants sont soutenus principalement par les dispositifs de la politique familiale (allocations familiales et aides fiscales aux familles), ou par des bourses dont l’attribution et le montant dépendent du revenu de leurs parents. On trouve une telle citoyenneté sociale dans les pays renvoyant au régime de protection sociale dit « bismarckien » (Palier, 2010), dans la mesure où elle reflète le principe de subsidiarité présent dans ce type de régime.
D’un autre côté, dans les États « beveridgiens », la citoyenneté sociale des jeunes est individualisée. Les jeunes sont alors considérés comme des adultes dès l’âge de fin de scolarité obligatoire ou de majorité civile. Les limites d’âge pour accéder aux prestations sont donc relativement précoces, avant 20 ans, autour de 18 ans. Puisque les jeunes ne sont plus considérés comme des enfants, même quand ils poursuivent des études, la politique familiale n’est pas mobilisée pour aider les étudiants, qui perçoivent en revanche des aides (bourses et prêts) indépendantes du revenu des parents. Comme ces aides ne dépendent pas des ressources parentales, elles bénéficient à la très grande majorité des étudiants, contrairement aux bourses des pays bismarckiens qui ne sont versées qu’à une petite minorité.
En ce qui concerne la citoyenneté économique, là encore deux stratégies peuvent être distinguées (tableau 2). La première est inclusive : son objectif est d’assurer que chaque jeune dispose d’un certain niveau de compétences qui lui permettront de s’insérer convenablement sur le marché du travail (Müller et Gangl, 2003). Afin d’aider les jeunes à obtenir un emploi, l’accent est mis sur la formation avant tout (« learn-first ») et donc sur le système éducatif. La politique de l’emploi est ensuite censée compenser la politique d’éducation, visant à donner une deuxième chance aux jeunes qui sortent de formation initiale sans les compétences nécessaires pour trouver un emploi. Elle se concentre donc sur l’offre de travail, notamment en adoptant des politiques de l’emploi censées développer le capital humain (Bonoli, 2010), et en particulier la formation, des jeunes travailleurs peu qualifiés (par exemple sous la forme d’une « garantie-jeunesse » [4]).
La seconde stratégie est dite sélective car elle est élitiste, réservant les compétences à une partie de la jeunesse. Le système éducatif produit alors de fortes inégalités scolaires entre les jeunes et présente des taux de décrochage importants. Pour les jeunes peu qualifiés, en difficulté sur le marché du travail, l’objectif prioritaire de la politique de l’emploi est de favoriser leur accès à l’emploi, quel qu’il soit, et non pas de développer leur formation (« work-first »). La politique de l’emploi, centrée sur la demande de travail, ne vient donc pas donner de deuxième chance de formation aux jeunes peu qualifiés, mais cherche à abaisser le coût de leur travail (via des salaires minima plus faibles, des exonérations de contributions sociales) et/ou à créer des emplois atypiques pour ces jeunes à la productivité supposée moindre.
En croisant ces deux dimensions, notre typologie (tableau 3) distingue donc quatre régimes de citoyenneté socioéconomique des jeunes : la « citoyenneté refusée », la « citoyenneté encadrée », la « citoyenneté habilitante », et la « citoyenneté de seconde classe ». Un précédent travail (Chevalier, 2016) a été l’occasion d’appliquer cette typologie à 15 pays d’Europe de l’Ouest ; nous nous concentrerons dans cet article sur le cas de la France, pour suggérer que les politiques publiques à destination des jeunes tendent à leur « refuser » une pleine citoyenneté socioéconomique, bien que des tentatives de réforme aient cherché à aller dans le sens d’une citoyenneté plutôt habilitante, en s’inspirant du modèle nordique.
Le cas de la France : un régime de citoyenneté refusée
Sur le plan de la citoyenneté sociale, des obligations alimentaires pour les parents envers leur enfant majeur sont établies par le Code civil français (articles 203 et 371-2), tant que l’enfant n’est pas indépendant économiquement, qu’il soit scolarisé ou dans le besoin (Sayn, 2005). Tant que l’enfant poursuit ses études, cette obligation est particulièrement forte puisqu’elle comprend aussi la prise en charge par les parents des coûts d’éducation : il s’agit de l’ « obligation d’entretien ». De plus, les limites d’âge pour accéder aux prestations sociales sont relativement tardives : 20 ans pour les allocations familiales, 21 ans pour la demi-part supplémentaire au titre de l’impôt sur le revenu (25 ans si l’enfant fait des études supérieures), 25 ans pour pouvoir bénéficier du revenu minimum [5].
Cette familialisation se repère également dans les aides aux étudiants. Selon la tripartition du cycle de vie, il faut être scolarisé pour être considéré comme un enfant. Non seulement plusieurs aides fiscales sont disponibles pour les parents ayant un enfant majeur dans l’enseignement supérieur (on peut aussi mentionner la réduction d’impôt forfaitaire pour frais de scolarité), mais les bourses délivrées aux étudiants dépendent du revenu du parents, selon le « principe de l’aide aux familles ». Et cela a des conséquences sur la couverture des bourses : environ 30 % des étudiants de premier cycle reçoivent une bourse, contre souvent plus de 80 % dans les pays où l’aide est individualisée, comme la Suède ou le Danemark. Seules les allocations-logement (allocation de logement sociale et aide personnalisée au logement) contrebalancent quelque peu cette familialisation puisqu’elles sont ouvertes à tous les individus à partir de 18 ans, y compris les étudiants (Van de Velde, 2008), ce qui va dans le sens de l’individualisation.
À la citoyenneté sociale familialisée, s’ajoute un accès à la citoyenneté économique retardé, et surtout fragmenté. En effet, le système éducatif français se distingue par sa logique élitiste (Baudelot et Establet, 2009), qui est à l’origine de fortes inégalités scolaires entre les jeunes ainsi que des taux de décrochage scolaire importants. Et ce sont ces jeunes peu qualifiés, qu’on appelle parfois les « décrocheurs », qui se retrouvent ensuite en difficulté sur le marché du travail (Cahuc et al., 2011).
L’intervention de l’État social pour aider ces jeunes à obtenir un emploi, la « politique d’insertion professionnelle des jeunes », s’est concentrée sur la demande de travail, notamment en développant des emplois atypiques, dans les secteurs marchand et non-marchand. Depuis les Pactes pour l’emploi de 1977, l’État a notamment multiplié les exonérations de contributions sociales pour les entreprises qui embauchent des jeunes (Aeberhardt, Crusson et Pommier, 2011) [6] puis, à partir des années 1990, a promu des emplois aidés, surtout dans le secteur public et parapublic (Lefresne, 2012), des « emplois jeunes » aux « emplois d’avenir » actuels. On aboutit ainsi à une dualisation du marché du travail, dont les jeunes – et surtout les jeunes peu qualifiés – sont les premières victimes. Certes, la formation professionnelle représente une part importante de cette politique d’insertion, notamment via l’apprentissage, mais elle bénéficie de plus en plus non pas à ces jeunes peu qualifiés en difficulté sur le marché du travail, mais aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur (Sanchez, 2012). Autrement dit, elle ne vient pas donner une deuxième chance aux jeunes en difficulté, mais renforcer les inégalités scolaires produites par le système éducatif.
La citoyenneté socioéconomique des jeunes en France est donc largement refusée. Refusée, car ils ne peuvent pas accéder à la plupart des aides publiques en leur nom propre, étant considérés comme des « mineurs sociaux ». Refusée, car le fort élitisme du système de formation barre l’accès de nombre d’entre eux aux compétences qui leur permettraient ensuite d’exercer un emploi de qualité. Refusée, car dans cette logique les deuxièmes chances restent rares [7].
De récentes tentatives d’infléchissement vers une citoyenneté habilitante
Au cours des 5 dernières années, le gouvernement de François Hollande a mis en place de nombreuses réformes visant à promouvoir l’autonomie des jeunes. Si elles n’ont pas toujours semblé très cohérentes, la logique principale qui semble traverser ces réformes est de favoriser une citoyenneté plus habilitante en tentant d’individualiser l’accès des jeunes aux aides publiques et de promouvoir leur formation, en particulier celle des jeunes les moins qualifiés.
Parmi les mesures favorisant l’individualisation de la citoyenneté sociale des jeunes, on peut mentionner la Prime d’activité (entrée en vigueur en janvier 2016), qui est ouverte non seulement à tous les individus à partir de l’âge de 18 ans, mais aussi aux étudiants salariés à condition qu’ils aient perçu pendant au moins trois mois un salaire de 890 euros net par mois minimum. Toutefois, cette individualisation ne marque pas un changement complet de logique, puisqu’elle concerne par définition des jeunes présents sur le marché du travail, et donc des individus à considérer comme adultes. La nouveauté réside dans cette reconnaissance, inédite en France mais habituelle dans les pays anglo-américains et nordiques, du statut d’étudiant-salarié [8].
La plupart des mesures touchant les aides publiques à destination des jeunes confirment toutefois la logique familialisée du système. L’allocation des bourses étudiantes, bien que davantage d’étudiants puissent désormais en bénéficier, reste dépendante des ressources parentales. Aucune allocation d’autonomie n’a été mise en place qui permettrait de rompre avec cette logique, comme l’avait préconisé François Hollande avant d’être élu. De même, la nouvelle Aide à la recherche du premier emploi, lancée en 2016, ne concerne que les jeunes ayant fini leurs études et ayant bénéficié d’une bourse lors de leur dernière année. Or, les bourses dépendant des ressources parentales, cette aide prolonge indirectement, là encore, la logique familialiste.
En ce qui concerne la citoyenneté économique, plusieurs réformes ont tenté d’infléchir sa logique sélective. Les réformes liées au projet de « refondation de l’École de la République » visent à rendre le système éducatif plus inclusif [9]. Les dispositifs de lutte contre le décrochage scolaire, par exemple, vont contre l’élitisme traditionnel du système éducatif français et traduisent le souci de ne pas abandonner à leur sort les jeunes les moins qualifiés.
Les dispositifs de la politique de l’emploi sous la Présidence Hollande renvoient à des logiques différentes. Certaines mesures relèvent de la stratégie sélective que nous avons identifiée, notamment l’allègement du coût du travail (avec par exemple le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi depuis 2014) et la flexibilisation du marché du travail (avec la loi Travail de 2017). Le gouvernement a également créé des emplois aidés pour les jeunes, notamment via les contrats de génération (depuis 2013) et les emplois d’avenir (depuis 2014). Ce genre de dispositifs s’inscrit plutôt dans une stratégie sélective d’emplois aidés pour les jeunes. Cependant, les emplois d’avenir se situent à l’intersection des stratégies sélective et inclusive puisqu’ils concernent surtout les jeunes peu qualifiés et obligent les entreprises à leur délivrer une formation et un accompagnement.
Enfin, deux nouveaux dispositifs symbolisent cette volonté d’aller vers le modèle d’une citoyenneté habilitante, et concernent à la fois la citoyenneté sociale et la citoyenneté économique : la Garantie Jeunes (expérimentée depuis 2013 et généralisée en 2017) et le Compte personnel d’activité [10] (inscrit dans la loi Travail de 2017). Il s’agit à la fois, avec ces deux dispositifs, d’individualiser l’accès aux droits sociaux et de promouvoir la formation des jeunes peu qualifiés, dans le cadre général d’un droit universel à la formation. Cette logique est caractéristique des pays nordiques, et notamment de la Suède, à l’origine de l’idée des garanties-jeunesse, ainsi que des politiques actives du marché du travail qui promeuvent la formation des individus tout au long de la vie.
Assiste-t-on à un changement de régime de citoyenneté ?
Les politiques publiques en direction des jeunes en France traduisent donc une familialisation de la citoyenneté sociale et une citoyenneté économique plutôt sélective. C’est la raison pour laquelle on se trouve en face d’une citoyenneté socioéconomique des jeunes « refusée ». Pourtant, le dernier quinquennat a mis en place plusieurs réformes souhaitant infléchir cette logique vers une citoyenneté plus « habilitante », typique des pays nordiques, conjuguant une individualisation des droits sociaux et surtout un plus grand investissement dans la formation des jeunes.
Faut-il en conclure que le paradigme français de la citoyenneté socioéconomique serait en train de changer ? Outre le fait qu’il est encore tôt pour évaluer les effets concrets de ces réformes, deux raisons conduisent à nuancer une telle affirmation. D’abord, on assiste moins à la substitution d’un paradigme à un autre qu’à une hybridation progressive du système. Le symbole en est le maintien dans le même temps de la limite d’âge du Revenu de solidarité active à 25 ans et la généralisation de la Garantie Jeunes pour les 18-25 ans. Ce genre d’hybridation peut aboutir, au mieux, à une superposition complexe des dispositifs, qui existe déjà par ailleurs pour les politiques de jeunesse (Becquet, Loncle et Van de Velde, 2012) et, au pire, à une « dualisation » des dispositifs telle qu’elle existe dans le système de protection sociale, où elle est à l’origine de nouvelles inégalités (Emmenegger et al., 2012).
Ensuite, il faut comprendre que chaque régime de citoyenneté socioéconomique prend racine dans un contexte économique et institutionnel spécifique qui le rend possible. En l’occurrence, le régime de citoyenneté habilitante suppose d’un côté l’implication de partenaires sociaux fortement représentatifs et centralisés dans l’élaboration des politiques publiques, et de l’autre côté un mode d’élaboration de ces politiques qui fonctionne sur le mode du consensus entre les différents acteurs politiques et les membres de la société civile. La conséquence de ces caractéristiques institutionnelles est la spécialisation de l’économie dans des secteurs à haute valeur ajoutée dans le cadre d’une « économie de marché coordonnée » (Hall et Soskice, 2001) dont la croissance est tirée par les exportations, et qui requiert donc une formation importante pour avoir des travailleurs qualifiés.
Or la France ne présente pas de telles caractéristiques institutionnelles et économiques. D’un côté, les partenaires sociaux y sont faiblement représentatifs, divisés et peu pris en compte dans l’élaboration des politiques publiques. Et de l’autre côté, les politiques publiques n’y sont pas le produit d’un consensus, mais suscitent au contraire des conflits tels entre les différents acteurs politiques et sociaux qu’elles sont finalement imposées par l’État. Ce fait a trois conséquences : une grande difficulté à mettre en place des réformes structurelles et cohérentes entre différents secteurs d’action publique [11], une forte volatilité des réformes au gré des alternances politiques [12], et enfin la difficulté à spécialiser l’économie dans des secteurs à haute valeur ajoutée et à promouvoir une stratégie de croissance tirée par les exportations et non par la demande intérieure, comme c’est le cas aujourd’hui [13].
Les jeunes Français se voient donc refuser une pleine citoyenneté socioéconomique, en raison de la familialisation de l’accès aux aides publiques et des fortes inégalités de compétences produites par le système éducatif et les politiques de l’emploi. Le quinquennat de François Hollande a tenté d’infléchir ce phénomène par un certain nombre de réformes favorables à une citoyenneté plus habilitante. Toutefois, cette tentative de changement de régime demeure à la fois inachevée et fragile, dans la mesure où les conditions institutionnelles et économiques d’une telle citoyenneté font défaut en France.
–AEBERHARDT R., CRUSSON L., POMMIER P., 2011, « Les politiques d’accès à l’emploi en faveur des jeunes : qualifier et accompagner », dans France, portrait social, Insee Références, p. 153‑172.
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–BECQUET V., LONCLE P., VANDEVELDE C., 2012, Politiques de jeunesse : le grand malentendu, Nîmes, Champ social Editions.
–BOISSON-COHEN M., GARNER H., ZAMORA P., 2017, L’insertion professionnelle des jeunes, Rapport de France stratégie et de la DARES.
–BONOLI G., 2010, « The Political Economy of Active Labor-Market Policy », Politics & Society, 38, 4, p. 435‑457.
–CAHUC P., CARCILLO S., GALLAND O., ZYLBERBERG A., 2011, La machine à trier : Comment la France divise sa jeunesse, Paris, Eyrolles.
–CHEVALIER, T., 2016, « Varieties of youth welfare citizenship. Towards a two-dimension typology », Journal of European Social Policy, n°26, p.3-19.
–EMMENEGGER, P., HÄUSERMANN, S., PALIER, B., SEELEIB-KAISER, M. (dirs.), 2012, The Age of Dualization : The Changing Face of Inequality in Deindustrializing Societies, Oxford, Oxford University Press.
–EVERS A., 1990, « Shifts in the welfare mix. Introducing a new approach for the study of transformations in welfare and social policy », dans EVERS A., WINTERSBERGER H. (dirs.), Shifts in welfare mix : their impact on work, social services, and welfare policies, Campus, Westview.
–GALLAND O., 1990, « Un nouvel âge de la vie », Revue française de sociologie, 4, p. 529‑550.
–HALL, P.A., SOSKICE, D. (dirs.), 2001, Varieties of Capitalism : The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press.
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–KOHLI M., 1986, « The world we forgot : A historical review of the life course », dans MARSHALLV.W.(dir.), Later life : the social psychology of ageing, Beverly Hills, SAGE, p. 271‑303.
–LEFRESNE F., 2012, « Trente-cinq ans de politique d’insertion professionnelle des jeunes : un bilan en demie-teinte », dans Politiques de jeunesse : le grand malentendu, Nîmes, Champ social, p. 106‑125.
–LIMA L., 2008, « Le temps de la prime insertion professionnelle : un nouvel âge de la vie », dans GUILLEMARD A.-M. (dir.), Où va la protection sociale ?, Paris, PUF, p. 49‑67.
–LONCLE P., MUNIGLIA V., 2010, « Les catégorisations de la jeunesse en Europe au regard de l’action publique », Politiques sociales et familiales, 102, p. 9‑19.
– MÜLLER W., GANGL M., 2003, Transitions from Education to Work in Europe : The Integration of Youth into EU Labour Markets, Oxford, Oxford University Press.
–PALIER B. (DIR.), 2010, A long goodbye to Bismarck ?, Amsterdam, Amsterdam University Press.
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–VANDEVELDE C., 2008, Devenir Adulte : Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF.
–WALTHER A., 2006, « Regimes of youth transitions : Choice, flexibility and security in young people’s experiences across different European contexts », Young, 14, 2, p. 119‑139.
Pour citer cet article :
Tom Chevalier, « Les jeunes, ces citoyens de seconde zone »,
La Vie des idées
, 21 février 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-jeunes-ces-citoyens-de-seconde-zone
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[1] Nous utilisons l’expression « État social » dans le sens de « welfare state », c’est-à-dire l’État en tant qu’il promeut le bien-être et l’autonomie des individus (ce qui peut dépasser le seul secteur de la protection sociale).
[2] L’émergence de systèmes éducatifs de masse à partir du 19e siècle a ainsi progressivement créé l’âge de l’enfance, tout comme la montée en charge des systèmes de retraite après la Seconde Guerre mondiale a créé l’âge de la vieillesse.
[3] Nous nous inspirons ici des traits caractéristiques de l’institutionnalisation d’un âge de la vie développés par Léa Lima (2008).
[4] Ce type de programme vise à proposer aux jeunes (souvent peu qualifiés et en difficulté sur le marché du travail) un emploi, une formation, un apprentissage ou un stage rapidement après la fin de leurs études ou la perte de leur emploi (quatre mois pour l’Union européenne), en leur versant souvent dans le même temps une allocation.
[5] Même si on a pu constater des changements ces dernières années en la matière, notamment avec la création du « RSA jeune » pour les moins de 25 ans, à condition qu’ils aient travaillé deux ans à temps plein au cours des trois dernières années (ce qui limite grandement, de fait, la possibilité pour les jeunes d’en bénéficier).
[6] Seuls 18 % des emplois occupés par les jeunes de 18-24 ans ne font l’objet d’aucune exonération de cotisations sociales (Boisson-Cohen et al., 2017).
[7] Il existe certes des dispositifs visant à donner une deuxième chance, comme les Écoles de la 2e chance. Mais les effectifs restent marginaux au regard de la totalité des décrocheurs et des besoins identifiés (à peine 3 % des décrocheurs se trouvent dans de telles écoles).
[8] La France en effet, comme la plupart des pays d’Europe continentale et méditerranéenne, privilégie les études à temps plein, au contraire du cumul études-emploi. D’ailleurs, le salaire minimum pour pouvoir bénéficier de l’allocation est très élevé, ce qui hypothèque de fait la possibilité, pour la majeure partie des étudiants travaillant à temps partiel ou étant en stage, d’en bénéficier.
[9] La refondation de l’École de la République recouvre un ensemble de réformes lancées en 2013, comme l’instauration de nouveaux rythmes scolaires, la réforme de la formation des enseignants, la rénovation des programmes, ou encore la lutte contre le décrochage scolaire. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur les effets de ces réformes sur le fonctionnement du système éducatif.
[10] Il prolonge et comprend le droit au retour en formation initiale pour les 16-25 ans et le Compte personnel de formation, mis en place en 2014.
[11] Et c’est pourquoi on trouve en France cet enchevêtrement, ou « mille-feuille », de dispositifs (en général, et en ce qui concerne la jeunesse en particulier).
[12] Ce qui hypothèque le potentiel infléchissement du régime de citoyenneté à l’œuvre : la pérennité de cette évolution dépendra de l’alternance politique éventuelle de 2017.
[13] Puisque les travaux d’économie politique comparée montrent que cette stratégie économique dépend de la forte coordination de l’économie par les différents acteurs ainsi que de l’investissement dans la formation des individus. Voir notamment à ce propos le dossier thématique de la Revue française des affaires sociales de 2016 coordonné par Bruno Palier et Romain Roussel sur « Stratégies de croissance, emploi et protection sociale ».