Recensé : Paul Salmona et Juliette Sibon (dir.), Saint Louis et les juifs. Politique et idéologie sous le règne de Louis IX, Paris, Éditions du patrimoine, MAHJ, 2015, 215 p., 19 €.
« La France, sans les juifs, ne serait pas la France ». Surgi en 2014 dans un contexte que Pierre Birnbaum a qualifié de « nouveau moment antisémite » [1], ce slogan a été répété par Manuel Valls en différentes occasions pour affirmer, avec la position de l’État, la part des juifs dans l’identité de la France. L’hypothèse d’une France sans juifs se fonde sur l’augmentation objective des départs vers Israël, corrélée à la recrudescence des manifestations d’hostilité antijuive. Mais le fait qu’elle en généralise la virtualité suggère que les juifs forment une partie distincte et amovible de la nation. La question de la place des juifs en France se trouve paradoxalement réactivée dans un discours public protecteur.
Cette question a produit un écho imprévu dans le cadre de la commémoration du huitième centenaire de la naissance de saint Louis, placée au cœur de la programmation culturelle du Centre des monuments nationaux en 2014. C’est à son président, Philippe Bélaval, soucieux de « ne [laisser] dans l’ombre aucun des aspects du temps de saint Louis » (p. 5), que revient l’initiative du colloque organisé par Paul Salmona et Juliette Sibon au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, dont sont issues les dix-sept contributions qui composent l’ouvrage.
Inspiré par les fortes pages de Jacques Le Goff [2], disparu en avril 2014, le projet consistait à « aborder frontalement » la question des rapports de Louis IX aux juifs et au judaïsme. Le souci d’approfondir la connaissance du règne en évitant l’ornière hagiographique convergeait avec celui de réinscrire le judaïsme médiéval dans l’histoire de France, dans une optique de décloisonnement historiographique.
Page blanche et pages sombres
Le triple objectif de l’ouvrage est fixé dès l’introduction : rappeler la « part juive » d’une histoire qui « contribue à façonner, dès l’école primaire, l’idée d’une nation ethniquement et durablement homogène », où des juifs sans racines feraient une apparition fugace avant que l’expulsion accomplisse leur destin « naturel » (p. 18) ; désenclaver les études juives, en faisant dialoguer des spécialistes de l’histoire des juifs médiévaux et des médiévistes spécialistes d’histoire politique, économique, sociale et culturelle ; restaurer la raison historique dans ses droits, à distance du « roman national » comme de la « littérature juive lacrymale » (p. 10).
La démythification n’exclut pas la nuance. Envisager « la marginalisation accrue des juifs de France au XIIIe siècle à la lumière de l’idéologie et de la politique développées à la cour de Louis IX » (p. 18) n’implique pas de réparer l’oubli des juifs en les inscrivant sur les seules « pages sombres » de l’histoire de France.
L’hypothèse suivant laquelle l’antijudaïsme n’épuiserait pas l’explication de la politique de Louis IX vis-à-vis des juifs, répétée dans l’introduction, relève de tendances historiographiques acclimatées en France depuis une vingtaine d’années, sous l’influence, notamment, du livre de David Nirenberg auquel la conclusion se réfère, sans toutefois évoquer la récente révision par l’historien de ses propres positions [3]. Contre le paradigme de la « société persécutrice » [4] et le spectre de la téléologie, il s’agit de réduire la part de la haine religieuse dans l’explication historique et de rendre aux juifs leur qualité d’acteurs d’une histoire qui ne se résume pas à celle des persécutions.
Le livre témoigne à cet égard de discordances dont il s’attribue à juste titre le mérite de ne les avoir pas masquées. Pour Gérard Nahon, les « coups de boutoir » de l’administration de Louis IX contribuent à expliquer l’absence de postérité de la prestigieuse communauté juive médiévale : la « liquidation économique », « les conversions subventionnées et les destructions à répétition de [leurs] livres […] eurent raison » des juifs, finalement expulsés par Philippe le Bel en 1306 (p. 32). A contrario, l’absence d’expulsion sous le règne de Louis IX est un leitmotiv de l’ouvrage et un élément clé de la mitigation de sa politique antijuive. Cet ouvrage est donc au moins autant un essai historiographique qu’une synthèse sur la place des juifs dans le royaume de France au XIIIe siècle.
Diversité et intégration des juifs
Distribués en quatre parties (« Les juifs et le judaïsme en France au temps de Louis IX », « La législation sur l’usure et sur le port de la rouelle », « L’arsenal idéologique contre les juifs et le judaïsme » et « La politique de saint Louis à la lumière des autres souverains contemporains »), les textes sont brefs, remarquablement clairs et conçus de manière indépendante. Leur complémentarité se construit au fil de la lecture. La mise en perspective de Gérard Nahon introduit les motifs majeurs (politique anti-usuraire, taxation et extorsions royales, imposition de la rouelle, procès et brûlement du Talmud) que les articles traitent sous différents angles, à partir de la législation, mais aussi des enquêtes administratives, des chroniques, de l’exégèse, des vitraux, des lettres, des livres. On n’en retiendra ici que quelques aspects.
Les stéréotypes de longue durée sur la condition juive sont démentis par la mise en valeur de la dispersion géographique et de la diversité culturelle des juifs, mais aussi de leur disparité sociale et de la multiplicité de leurs activités. L’étude de l’écriture, de la langue, du style ou de la décoration des manuscrits hébreux par Colette Sirat confirme l’acculturation des juifs en milieu chrétien. Les relations quotidiennes, la communauté de perceptions et d’émotions permettent de comprendre comment, au XIIIe siècle, « les juifs de France pouvaient chanter un poème dénonçant les méfaits de ceux des chrétiens qui les persécutaient, sur l’air d’une chanson d’amour chrétienne » (p. 52).
Le point de vue des juifs est également pris en compte, bien que les sources manquent. La célèbre lettre de Meïr Siméon de Narbonne conteste la politique de Louis IX en justifiant, notamment, la pratique du prêt à intérêt. Jamais envoyée au roi, elle relève toutefois de la « littérature de compensation » plus que du « combat par la plume » (Pierre Savy). A contrario, le domaine angevin étudié par Juliette Sibon ménage un espace de négociation à des institutions juives reconnues qui obtiennent, moyennant finance, des dispenses de signe distinctif ou l’allègement de taxes.
Se dessinent enfin, au-delà des nuances de l’antijudaïsme des princes, les lignes de force d’une évolution politique globale. La construction de l’État et le développement des techniques de pouvoir détermineraient, plus que l’antijudaïsme, l’élaboration de la loi ou le poids de la fiscalité. Gaël Chenard note que, dans la mise en place de prélèvements directs, le comte de Poitiers ne fait « pas tant de différence entre les juifs et les marchands ». La « différence essentielle » tient au statut juridique des juifs, « qui ne sont rien de plus que des serfs, et à la faible défense qu’ils peuvent opposer » (p. 132).
Formulée ici comme une évidence factuelle, la « différence » juridique des juifs importe à un double titre : elle est liée à leur situation de minorité religieuse ; elle les constitue en cas limite dans le mouvement de construction de la sujétion.
L’instabilité de la condition « minoritaire »
On regrettera l’omission du point de vue théologique dans un contexte où s’affine la définition chrétienne du pouvoir. Dans les vitraux de la Sainte-Chapelle étudiés par Françoise Perrot, le traitement de l’institution de la royauté et des conquêtes des princes de l’Ancien Testament illustre l’appropriation de l’histoire du peuple hébreu par le roi de France. Cette appropriation traduit moins la reconnaissance d’un lien que la captation d’une histoire. Elle est conforme au programme évangélique d’« accomplissement » de la Loi ancienne véhiculé par la théologie. La fragilité de la condition minoritaire se double d’un contentieux religieux originaire qui permet de rendre compte du motif de la servitude des juifs comme de l’ambivalence qui caractérise la « politique juive » des princes chrétiens.
À l’échelle de l’ouvrage, les schémas d’explication reproduisent parfois cette ambivalence. L’accent porte tantôt sur la persécution antijuive, tantôt sur la participation des juifs à des logiques globales, surtout politiques et économiques, auquel cas la persécution est intégrée sur le mode de la concession. Le travail historiographique n’impose pas cette dissociation. Dans l’interprétation des enquêtes destinées à restituer les usures juives aux débiteurs chrétiens, Marie Dejoux combine le souci du gouvernement du royaume et celui du salut du roi. La conversion du rejet des juifs en amour du roi relève d’« un art de gouverner qui repose à bien des égards sur la stigmatisation de certains groupes » (p. 73).
Dans un autre registre, Gilbert Dahan montre que l’exégèse savante, marquée par le développement de la critique textuelle et l’intérêt corrélatif pour l’hébreu et l’exégèse juive, a coexisté avec une exégèse plus fruste et plus encline aux interprétations antijuives, à l’œuvre dans les bibles moralisées fréquentées par le futur Louis IX. Maurice Kriegel signale par ailleurs la conclusion ambiguë de l’affaire du Talmud : en 1247, le pape met un terme à l’offensive anti-talmudique, mais confie au chancelier de l’université de Paris la poursuite de l’enquête qui débouche, en 1248, sur une condamnation nouvelle et « définitive ».
L’instabilité de la condition juive tient aux multiples expressions de cette ambivalence. Tout un nuancier sépare toutefois la politique de Louis IX de celle de Frédéric II, dont Henri Bresc décrit le règne comme celui de la loi (nettement moins restrictive à l’égard des juifs), de la raison (qui prévaut contre les accusations antijuives) et du savoir (comme l’illustre la familiarité de l’empereur avec les intellectuels maïmonidiens). Et c’est précisément la variété des angles et des éclairages, associée à la diversité des positions historiographiques, qui fait de ce livre très accessible un outil de connaissance, de réflexion et de discussion.