Recensé : Antoine Bernard de Raymond, En toute saison. Le marché des fruits et légumes en France, Rennes, Tours, Presses universitaires de Rennes, Presses universitaires François-Rabelais, coll. Tables des Hommes, 2013, 304 p., 19 €.
Si les récriminations régulières des producteurs de fruits font souvent l’actualité certains étés quand la surproduction peut même conduire parfois à des destructions de ces denrées alimentaires, le marché des fruits et des légumes est longtemps resté dans l’ombre intéressant bien peu les chercheurs en sciences sociales, que ceux-ci soient économistes, géographes, historiens ou sociologues. Antoine Bernard de Raymond a relevé le défi de combler cette lacune et son livre apporte un éclairage neuf bien en phase avec le renouvellement de la sociologie économique française des dernières années [1].
Cette recherche issue d’une thèse de doctorat est ici présentée dans un livre à l’organisation claire en neuf chapitres : le premier présente le carreau au MIN (marché d’intérêt national) de Rungis de nos jours, les suivants reviennent sur l’histoire qui explique pour partie ce point d’aboutissement. Le deuxième chapitre aborde les arbitrages de la fin du XIXe siècle et le troisième montre le rôle de l’Algérie coloniale dans l’évolution de traits majeurs de l’organisation du marché. L’auteur s’intéresse ensuite à l’évolution des formes de la distribution avec la création des MIN d’une part, puis avec la place particulière des fruits et légumes dans la mutation de la grande distribution française d’autre part et il montre l’effet retour de cette évolution sur la production. Enfin, les trois derniers chapitres sont consacrés à quelques grandes questions structurantes pour ce marché depuis plusieurs décennies : l’européanisation du marché, les crises successives et les questions posées par les relations difficiles entre agriculture et environnement.
L’auteur explique clairement son choix méthodologique lorsqu’il déclare dans son introduction son « parti pris théorique » avec l’idée « qu’on ne peut étudier séparément production, commerce et consommation » (p. 12) et que pour cela il s’agit d’accorder « une importance particulière aux intermédiaires du marché » (p. 18). Les fruits et légumes posent la question de la qualité des produits alimentaires [2] mais avec une spécificité bien soulignée par l’auteur qui réside dans la périssabilité et la saisonnalité des produits.
Genèses des MIN
La description du MIN de Rungis, au sud de Paris, qui ouvre le premier chapitre, fait entrer le lecteur dans un monde méconnu. Les marchés d’intérêt nationaux sont définis aujourd’hui dans le Code de commerce comme « des services publics de gestion de marchés, dont l’accès est réservé aux producteurs et aux commerçants, qui contribuent à l’organisation et à la productivité des circuits de distribution des produits agricoles et alimentaires, à l’animation de la concurrence dans ces secteurs économiques et à la sécurité alimentaire des populations ».
L’auteur nous détaille le fonctionnement du carreau qui n’est qu’une partie du MIN de Rungis : celle où les grossistes exposent et vendent leurs marchandises de gré à gré. Dans cette partie du livre, Antoine Bernard de Raymond se livre à un travail ethnographique. Sur cette base, il montre combien il existe à la fois une « semi-fermeture » des relations marchandes dès lors que le réseau d’interconnaissances domine les échanges et dans le même temps une part importante de négociation sur les prix en fonction de la maîtrise par les différents acteurs de l’évolution du marché. Le sociologue s’intéresse aussi aux « gasc » (« grossistes à service complet ») qui n’exposent pas les produits mais les livrent directement aux clients, et il constate la possible hybridation des métiers aujourd’hui.
À partir de cette observation de terrain par lequel il établit l’existence d’une économie de la variabilité pour les fruits et légumes, l’auteur entame une enquête historique qu’il fait commencer avec raison sous la IIIe République. Il revient sur les débats, trop peu étudiés, qui entourent dans le dernier quart du XIXe siècle le fonctionnement des halles de Paris. Des scandales de corruption aboutissent à des procès en 1876 et l’État s’intéresse progressivement à une réforme de l’organisation des halles de Paris et en particulier du rôle des intermédiaires sur ce marché. L’opacité des pratiques, les fraudes dénoncées et l’absence de contrôle des producteurs motivent l’intervention législative. En juin 1896 une loi « tendant à réglementer les halles centrales de Paris » est adoptée et l’auteur considère qu’elle « organise un « pacte républicain » entre Paris et la province » (p. 115) [3]. Parmi les problèmes posés se trouve celui de la représentation des intérêts des producteurs provinciaux et le poids relatif des négociants. Le texte de la loi, assez ambigu, nécessite des arbitrages du Conseil d’État qui tranche finalement en 1925 en favorisant les « mandataires » : « représentants officiels que la loi a donné d’office aux producteurs » (p. 81).
Mais les évolutions ne sont pas seulement législatives et réglementaires durant cette période, elles concernent aussi la production et sur ce point majeur, Antoine Bernard de Raymond étudie l’évolution de l’agriculture algérienne, soulignant l’importance pour cette question de la dimension impériale de la France de l’entre-deux-guerres. Compte tenu des coûts d’acheminement de ses produits en métropole, l’agriculture algérienne doit se construire un avantage comparatif par rapport aux producteurs métropolitains. Elle le fait pour les fruits et légumes en développant la notion de produits « primeurs » (plus précoces dans la saison) se gardant ainsi une marge commerciale. Les années 1930 sont aussi celles qui voient s’installer progressivement la standardisation des produits dans ce contexte commercial et dans celui d’un projet de modernisation économique portée par une partie des élites coloniales, rêvant d’une « Algérie californienne ». Ces changements accompagnent ceux des formes de la distribution.
La loi de 1896 avait été largement critiquée et plusieurs projets existaient dès les années 1930 pour la réformer largement ; ils redeviennent d’actualité sous la IVe République [4]. Le point original est ici qu’un des projets de réforme est porté par la SNCF qui propose des « marchés gares » afin d’être l’opérateur principal de la distribution des produits dans un contexte où la concurrence de la route est de plus en plus forte. Après des débats infructueux au Parlement – la chambre des députés sous la IVe République est un lieu d’affrontements privilégiés pour les différents groupes d’intérêt -, c’est un décret du 30 septembre 1953 qui créé finalement les MIN [5]. Mais cette réforme ne résout pas tout loin de là et la lutte menée par Alexis Gourvennec autour de l’artichaut breton marque ces années à partir de 1958 [6]. D’une autre manière, et au-delà du débat sur carreau ou marchés au cadran [7], est vite posée la question de la logistique et des entrepôts nécessaires aux fonctionnements des MIN.
Changements dans la distribution et dans l’organisation du marché
L’évolution complexe des MIN se fait de plus dans un contexte de nette mutation des formes de la distribution avec l’essor de nouvelles entreprises et l’implantation des supermarchés et hypermarchés [8]. Le « tout sous un même toit » pour reprendre l’expression consacrée se confronte malgré tout à des problèmes spécifiques pour les produits frais et notamment les fruits et légumes. Le sociologue montre bien que cela explique le maintien d’une « pluralité de circuits de commercialisation » (p. 169) même si le poids des centrales d’achat est important [9]. Avec ce parcours historique, l’auteur conclut avec justesse que « les trois modèles du carreau, du cadran et de la centrale, présentés au chapitre précédent, plus qu’ils ne se succèdent dans le temps, représentent différentes polarités de marché qui à la fois se complètent et entrent en tension. » (p. 171).
Compte tenu de la place qu’occupe dans ce marché la qualité des produits, l’enquête se poursuit par un travail d’analyse des classifications telles qu’elles se sont redéployées dans les années 1990 autour des signes d’identification de la qualité et de l’origine (Siqo) d’une part, et des filières distributeurs d’autre part. Mais ces nouveaux éléments semblent rester seconds par rapport à l’importance accordée aux différenciations par variétés. Autre mutation majeure du dernier tiers du XXe siècle, l’européanisation de ce marché. La chapitre que consacre l’auteur à la PAC (Politique Agricole Commune) a le mérite de faire porter un regard sur d’autres productions agricoles que les céréales, le lait et la viande qui ont fait par le passé l’objet de recherches. L’OCM (organisation commune de marché) fruits et légumes impose depuis 1972 un certain nombre de normes et est réformée en 1996. Le secteur reste peu subventionné dans le cadre européen comparativement à d’autres productions agricoles et son OCM structure surtout une politique de compétitivité.
Depuis la fin des années 1990, le marché des fruits et légumes est connu pour ses crises à répétition [10] que le chercheur ne détaille pas mais dont il essaye d’analyser les discours et les débats publics qui les accompagnent [11]. Il s’intéresse particulièrement à la question de la saisonnalité et aux stratégies économiques des différents acteurs du marché. L’étude aborde enfin la question du rapport à l’environnement, thématique de plus en plus étudiée en confrontation avec le monde agricole. Après avoir rappelé la lutte chimique et son histoire marquée par un usage longtemps croissant des pesticides, il illustre sa remise en cause contemporaine. L’auteur montre que sur ce sujet, rencontrant une demande des consommateurs et de la société, l’État commence à intervenir [12]. Certains producteurs s’engagent dans l’agriculture raisonnée et dans des processus de certification pour respecter des normes environnementales.
L’auteur souligne en conclusion l’originalité des fruits et légumes, secteur de l’agriculture française régulé dans une autre logique que les céréales [13] ou les vins et fromages. Il conclut ainsi : « Secteur précocement placé sous un régime libéral d’échanges, où l’agriculteur se trouve confronté de manière quasiment immédiate au marché et à ses fluctuations, les fruits et légumes se différencient à la fois du modèle de la cogestion des marchés par l’État et la profession agricole qui gouverne les céréales, ainsi que de la défense de la tradition et de son institutionnalisation dans le système des « appellations d’origine », caractéristiques du vin et du fromage. » (p. 283).
Il insiste sur le fait que les mutations de la production ne sont pas les seuls éléments de l’évolution du marché mais que les changements dans les formes de distribution ont aussi joué un rôle central, plus ou moins encouragés par l’État. Outre l’éclairage sur des marchés agricoles méconnus, l’étude d’Antoine Bernard de Raymond nous oblige donc à reconsidérer l’histoire de la modernisation agricole en France au XXe siècle, à prendre en compte l’évolution du monde de la distribution et à réfléchir à nouveau frais aux politiques menées par l’État en ces domaines.
Pour citer cet article :
Alain Chatriot, « Les marchands de quatre-saisons »,
La Vie des idées
, 19 mars 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-marchands-de-quatre-saisons
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