L’irruption de la Covid-19 en 2020 ferait presque oublier la part importante des maladies non transmissibles parmi les causes de mortalité dans le monde. Selon l’OCDE, affections cardio-vasculaires et diabète étaient responsables d’une mort sur trois en 2019. Ces pathologies sont fortement corrélées avec la consommation d’aliments ultra-transformés (AUT) que d’aucuns qualifient de malbouffe. L’essai de la nutritionniste Mélissa Mialon dévoile les stratégies commerciales et politiques des industries agroalimentaires qui, en dépit de meilleures connaissances, visent à maintenir, voire à accroître leur présence dans les assiettes, collations et autres grignotages.
La dénonciation des industries agroalimentaires positionne M. Mialon en héritière directe de M. Nestle (sans lien avec la multinationale suisse) qui, il y a une vingtaine d’années, publiait Food Politics, l’Urtext des enquêtes sur la pression qu’exercent les géants agroindustriels sur les politiques publiques aux États-Unis. L’obésité, les pathologies cardiaques et les cancers sont depuis une génération dans le viseur des responsables de la santé publique. Pour expliquer les liens entre alimentation et santé, Nestle manie un modèle qui décompose l’aliment en nutriments (calories, glucides, lipides, protéines). Mialon, au contraire, construit son argumentaire sur une nouvelle typologie des aliments qui les trie en fonction de leur degré de transformation.
Ces classifications servent de bases à des recommandations alimentaires. La catégorisation fondée sur des critères nutritionnels donne lieu au conseil de réduire la consommation de matières grasses, de sucre, de sel et d’alcool (cette conception inspire le pictogramme du Nutriscore). Le critère technologique de la transformation, qui n’est pas incompatible avec la première taxinomie, débouche sur la préconisation de diminuer la place des plats industriellement préparés et prêts à cuisinier ou à réchauffer dans notre alimentation et d’y renforcer celle des produits peu ou pas transformés. Dans les deux cas, ces repères de consommation ont de quoi heurter les intérêts du secteur agroalimentaire. On comprend aisément que les poids lourds comme Danone, PepsiCo ou encore Philip Morris – dont une branche alimentaire, achetée en 1970, se sert des stratégies d’influence mises au point par la filière tabac – s’opposent à des mesures réglementaires telles que la fixation de limites des taux de sel, sucre et gras dans les aliments industriels, la taxation de produits ciblés (les sodas) ou l’encadrement accru des publicités.
Un changement paradigmatique : l’aliment ultra-transformé
L’intérêt scientifique pour les aliments ultra-transformés remonte aux années 2000. Une équipe de chercheurs autour de C. A. Monteiro constate alors que la baisse d’achats de sucre et de graisse n’enraye pas une incidence croissante d’obésité au Brésil. Dans le même temps, la présence d’un pot de sucre dans un ménage était corrélée à l’absence d’obésité parmi les membres alors que son absence renvoyait à la présence de personnes en surpoids. L’observation contre-intuitive reflétait en fait la pratique culinaire familiale : le sucre signalait une cuisine aux ingrédients traditionnels bruts (riz, légumineuses) alors que son omission indiquait le recours aux plats industriellement préparés. Depuis, ce résultat empirique surprenant stimule des recherches sur le lien entre AUT et santé.
Les chercheurs ont ainsi élaboré une classification appelée NOVA (« neuf » en portugais) qui ordonne les aliments en fonction de leur degré d’altération via des procédés chimiques et industriels. L’ultra-transformation implique la dissolution de la structure complexe des aliments, l’ajout d’auxiliaires technologiques pour faciliter les méthodes industrielles, l’utilisation de produits hautement raffinés (tels les huiles ou les sirops de glucose) pour leur reconstitution et, finalement, l’introduction d’additifs sensoriels (colorants, exhausteurs de goût, émulsifiants, épaississants, etc.) pour leur restituer des caractéristiques appétissantes. L’effet de ces maniements est l’hyperpalatabilité des aliments dont la consommation et la digestion s’avèrent extrêmement rapides. Résultat : satiété éphémère et envie de manger davantage avec du surpoids à la clé. Et tout indique leur lien étroit avec les "maladies de civilisation" tels le diabète 2, l’hypertension et, selon une étude française [1], un risque accru de développer un cancer.
Le constat interpelle. Rappelons que plus de la moitié des calories que les Anglo-saxons absorbent quotidiennement provient des AUT alors que le taux se situe autour de 30 pour cent en France. Les classes populaires en sont les plus grandes consommatrices, ce qui est un facteur notable dans l’incidence d’obésité. En France, elle se situe actuellement à 18% pour les ouvriers et à 10% pour les cadres alors que l’écart – et donc l’inégalité devant la santé – va croissant depuis 2000. Ainsi, la probabilité du développement d’un diabète type 2, aussi connu comme diabète gras, est trois fois plus grande parmi les dix pour cent les plus pauvres que parmi les dix pour cent les plus riches.
Les déterminants commerciaux de la santé
Scandalisée par les pratiques commerciales et politiques des industries agroalimentaires, M. Mialon ambitionne par ses travaux de les réformer. Son exposé condamne non seulement la formulation de produits dont la consommation – jouant sur l’assouvissement immédiat du goût humain pour le sucré, le salé et le gras – est délétère à long terme et dont le financement pourrait servir à d’autres voies de recherche et de développement. Il présente aussi les dessous de l’architecture de l’offre dans les supermarchés, les ruses du marketing, l’agencement d’alliances civiques et les lacis du lobbying politique proprement dit. La force du livre réside moins dans les parties individuelles, souvent connues (aussi grâce aux travaux académiques de Mialon) que dans leur entrelacement qui montre la cohérence des stratégies des entreprises, de leurs filières et de leurs regroupements faîtiers.
Les dispositifs commerciaux jouent depuis toujours sur la mobilisation sensorielle (lumière, couleurs, odeurs) et, dans les supermarchés, sur l’attrait des marques pour séduire le chaland [2]. Mialon mentionne l’étape suivante, le neuro-marketing. Celui-ci exploite les scans du cerveau censés enregistrer les plaisirs gustatifs pour inciter à la consommation de produits ultra-transformés ; l’argument, se rengorgeant grâce à la prouesse scientifique, fait porter aux cartographies numériques des sphères cérébrales la preuve que la consommation de crème glacée, par exemple, rend à coup sûr heureux. Un autre vecteur de promotion que Mialon déplore consiste dans le placement de produits à la télévision, dans les films ou sur les réseaux sociaux parce qu’il cible singulièrement les enfants (et, aux États-Unis, les enfants des minorités noires et hispaniques [3]), friands de ces nourritures industrielles en portion facile à manier.
Mialon décèle, derrière les opérations philanthropiques, l’intérêt bien compris des industries agroalimentaires de soigner leur réputation. Si le mécénat artistique lui apparaît comme un effort transparent pour se racheter une virginité morale lors de festivals de musique ou d’expositions temporaires, Mialon souligne leur duplicité lorsqu’elles proposent des AUT en même temps que des assortiments de produits amaigrissants (Kraft Foods), des cours d’initiation au « bon goût » (comme la filière du sucre en France), du sponsoring d’activités sportives sur l’Île Maurice (Nestlé) ou du soutien de colonies de vacances avec produits gratuits au logo idoine (Ferrero). Ces animations pénètrent jusque dans l’enseignement primaire où elles interfèrent avec un espace en principe hors commerce. La distribution gratis dans les écoles de matériel didactique pour des leçons consacrées au « bien manger » agit sur les thématiques abordées et les angles d’approche privilégiés ; cet enseignement, qui introduit des marques privées dans les enceintes scolaires, profite de la légitimité d’une institution publique [4].
Les pratiques d’influence
En dernière instance, Mialon réplique l’enquête de Nestle sur les pratiques d’influence des entreprises agroalimentaires dans les sphères scientifiques et politiques. Leur répertoire stratégique est bien connu et commence par la batterie d’interventions pour contester le discours nutritionnel autorisé : mise en doute de publications scientifiques qui entachent la réputation des aliments industriels ; financement d’études académiques qui, au contraire, affirment l’innocuité de ces produits ; soutien de conférences et d’organisations professionnelles de santé afin de définir des priorités de recherches plus favorables aux entreprises ; lobbying auprès de législateurs et capture de comités préparant des lois ; mise sur pied d’associations-écran – les « faux nez » des industries alimentaires souvent épinglés dans le Canard enchaîné – qui divulguent les positions des industries au nom de l’incompatibilité de régulations collectives avec la souveraineté individuelle.
Ces activités reposent en partie sur des relations personnelles : chercheurs cooptés dans des comités scientifiques et des fondations d’entreprises bien connues qui, à leur tour, organisent des journées d’étude dont les thématiques tendent à occulter les AUT pourtant en pleine vue. Il y a, pour cultiver la proximité de l’entre-soi, les banquets de gala et repas mondains auxquels sont conviés des politiciens. Ou, sur le registre contrapuntique, les attaques personnelles d’experts pour discréditer leurs idées en faveur d’une politique de santé publique qui mandaterait, en direction des consommateurs, une information plus transparente sur le contenu des aliments [5]. Mais le lobbying prend une allure plus instituée lorsque les représentants de l’agroalimentaire arpentent les couloirs des assemblées législatives, prêtent main-forte dans la rédaction de lois ou s’activent à en empêcher l’adoption [6].
L’indignation comme moteur de recherche
Big Food carbure sur l’indignation de son auteure devant les dommages que l’ultra-transformation des aliments inflige aux consommateurs pauvres en général, aux pays en voie de développement en particulier et à la terre tout court (leur production est énergivore, leur emballage en plastic est un facteur important de la pollution de l’environnement). L’engagement éthique de Mialon est rafraîchissant. La vulgarisation vient cependant avec un coût. Le livre propose ainsi des exemples de presque tous les continents, prouvant une fois de plus l’existence de coffres bien garnis des industries agroalimentaires et illustrant les multiples modes de leurs interventions. La lecture de l’ouvrage pourra être complétée avec celle de l’étude des sociologues et politologues D. Benamouzig et J. Cortinas Munoz intitulée Des lobbys au menu (2022) qui porte sur le lobbying agroalimentaire en France. Trois vecteurs d’intervention – cognitif, dont l’enjeu est la légitimité scientifique ; relationnel, qui négocie les liens personnels entre industriels, experts et politiciens ; et symbolique, qui affecte la réputation de l’agroalimentaire et de ses adversaires – permettent à Benamouzig et Cortinas Munoz de dresser et les coordonnés des espaces d’intervention, et leurs synergies qui, elles, augmentent l’efficacité des activités du secteur agroindustriel pour infléchir les politiques sanitaires et commerciales.
Finalement, le diagnostic du mal qui ronge les politiques publiques de santé appelle des remèdes. Mialon espère que les travaux académiques finiront par encourager l’adoption de lois qui imposent une transparence accrue des activités de lobbying, voire interdisent certaines de ces pratiques. Compte tenu du contenu du livre, cet optimisme est admirable. Cependant, une vraie inflexion des politiques publiques requiert une modification du registre qui aide à interpréter les origines des maladies chroniques. Seules des mobilisations collectives – on pense à la récente élection d’un président progressiste au Chili – produiront le sursaut politique nécessaire à la reconnaissance que ces affections sont un défi sociétal dont le coût, à la longue, n’est pas compensé par les emplois ou les chiffres d’affaires dans l’agroalimentaire. Plutôt que d’insister sur la responsabilité individuelle des consommateurs, ce nouveau cap visera à réformer l’environnement alimentaire qui favorise les préjudices sanitaires et environnementaux. Car si les couches sociales aisées peuvent renoncer aux achats d’AUT en s’offrant une alimentation plus saine, mais aussi plus chère, cette solution n’existe guère pour les classes défavorisées au regard des produits qui leur sont accessibles dans les supermarchés et du temps et des moyens dont elles disposent pour cuisiner.
Mélissa MIALON, Big Food & Cie. Comment la recherche du profit à tout prix nuit à votre santé, Vergèze, Thierry Souccar Éditions, 2021, 270 p., 19.90 €.