Les salaires sous l’Ancien Régime permettaient difficilement de vivre de son travail. Nombreux étaient ceux qui devaient multiplier les activités pour joindre les deux bouts. L. Fontaine en fait un portrait saisissant.
Les salaires sous l’Ancien Régime permettaient difficilement de vivre de son travail. Nombreux étaient ceux qui devaient multiplier les activités pour joindre les deux bouts. L. Fontaine en fait un portrait saisissant.
Véritable plongée au cœur de la pauvreté du XVe, XVIe et XVIIe siècle, nous parcourons sur 495 pages des saynètes de rues, des accrochages et des négociations de dettes pour vivre, des échanges et des solidarités qui - comme une sorte d’enquête ethnographique - montrent comment les classes populaires aux quatre coins de l’Europe se débrouillent pour survivre. Comment le crédit est activé dans les moindres relations multipliant les petites affaires morales ? Comment circulent concrètement les biens, les personnes, les travaux, les réputations, les coups de main, les places pour éviter la diète ? Quelles en furent les conséquences sur les femmes et les enfants transformés en monnaie d’échange pour quelques mois en cas de maladie ou de décès ? Autant de questions sur l’établi de Laurence Fontaine qui, depuis 40 ans, nous explique que déjà les salaires de l’Ancien Régime ne permettaient pas de vivre. Que derrière les comptes au jour le jour, ce régime inégalitaire fut une terrible fabrique de mendiant e s dont nulle famille n’échappait. Que les dettes ne sont ni un invariant ni le monopole des usuriers, mais qu’elles circulent par chaîne à tous les étages des sociabilités et attachements des classes populaires, quels qu’en soient le lieu, l’âge ou le sexe.
Comment voir si précisément le grain des budgets ? C’est par une histoire pragmatique que l’auteur y parvient, en assumant une sensibilité aux détails des récits.
Habituée à croiser les sources - que ce soient les livres de comptes, les correspondances de simples marchands, les archives des notaires, les fiches des colporteurs ou les relevés de la maréchaussée - Laurence Fontaine tient solidement le fil rouge du crédit, le geste premier du pauvre, sur les trois siècles étudiés. Et d’écouter de plus près les petites élites locales qui cherchent des solutions pour réduire la pauvreté, à travers un concours lancé par l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châlons-sur-Marne en 1777. C’est le concours du siècle ! 125 réponses, des milliers de pages écrites par les élites provinciales, des intendants des régions, des gestionnaires d’hospice, des militaires qui y vont de leurs constats et de leurs idées pour tenter de fixer un peu mieux ces flux circulant de journaliers-travailleurs-pauvres-mendiants-voleurs. Le concours de 1777 lance un appel à réfléchir « sur les moyens de détruire la mendicité en rendant les mendiants utiles à l’État sans les rendre malheureux ». Chacun y va avec de nouvelles mesures, on plaide pour laisser les victimes mendier ou pour mieux organiser des quêtes. L’idée d’assurance pointe, à travers les calamités, comme la grêle ou l’incendie, sans parvenir à éclore.
Mais l’important n’est pas là. C’est l’occasion pour l’auteure de lire sous ces milliers de pages les portraits de budgets qu’elle cherche finement. D’où une multiplication d’histoires pour « sauver sa vie », une formidable foisonnement de courtes biographies offert par les bureaux de charité et des hôpitaux, des observations plus courantes venant des philanthropes et des palais de justice. Et à nouveau de les croiser avec d’autres sources de sorte à nous entraîner dans d’incroyables tournées entre Gênes, Venise, Bologne ou Florence ; d’Amsterdam à Bruges, Anvers, Bruxelles, La Haye ; de Madrid à Saint Petersbourg ; de Rennes à Guincamp, Elbeuf ou Le Havre, Lyon à Paris.
Malgré cette étendue, l’échelle est à hauteur de l’individu.
Malgré cette vaste géographie, la combinaison est nourrie d’études de cas.
Malgré les comptes épars, il y aura reconstitution de la créance.
Le principe du choix opéré consiste à additionner les « figures » de dettes, de comptes, de liens familiaux, d’activités licites ou non, de métiers saisonniers pour confirmer que la pauvreté n’est pas une condition figée, une position définitive, une exclusion dirait-on dans un langage moderne. Tout bouge tellement que la notion de « classe » ne tient pas l’analyse tant elle suppose de choisir, ordonner et hiérarchiser, codifier en somme.
La thèse entend défendre une histoire « en dessous » des structurations supposées des marchés, non pas aux marges des corporations, mais dans un continuum entre mobilité, travail, mendicité, vagabondage, besogne, abandon provisoire d’enfant et hébergement d’occasion. Tous ces moments marchent ensemble nous dit Laurence Fontaine, toutes les pratiques sociales observables dans ces mille histoires présentent un tableau de mobilité dans lequel se bousculent les chertés des denrées et les occasions de travailler ; les fragilités selon les phases du cycle de vie et selon les sexes, les trajectoires de vie (mariage précoce ou tardif des parents, accidents et maladies), enfin suivant les secteurs économiques.
La pluriactivité est en tout lieu la première des stratégies. Le travail occasionnel se loge dans le portage et les services, l’artisanat à domicile, la revente de petits produits. Sur les ponts et les places, la vente de l’autoproduction croise les ventes illégales. Viennent ensuite les surplus des jardins et des potagers. Le matin à l’atelier, le soir au potager jusque tard dans la nuit. Certains s’adonneront au recyclage des restes et des chutes de matériaux parfois de luxe. Les marins, domestiques de grande famille, colporteurs, employés des douanes récupèrent et revendent par l’intermédiaire de leurs femmes. Les femmes vendront aussi des plats, des gâteaux des soupes et des boissons à côté de la confection de vêtements d’enfants. Pendant ce temps, on croisera des épiciers, des tenanciers de taverne, des vendeurs de fruits et légumes, des vendeurs de citrons, de poulet, de pâtes, de pain et de châtaignes. Des petits artisans qui fabriquent des clefs, des chapeaux, ravaudent les bas, aiguisent les couteaux. Un dernier marché atteste d’une migration continue : le lit pour une nuit. Chacun tente de louer un lit à d’autres pauvres ou à encore plus pauvres qu’eux. Cette pratique est généralisée. En témoigne l’exemple parisien : la moitié des femmes enregistrées comme logeuses en 1767 sont des veuves.
Desserrons cette fois une figure.
Dans cette économie multiple, prenons en bout de chaîne le placement des enfants.
Le 21 mai 1740, l’Hôtel-Dieu reçoit une fillette d’un mois et demi abandonnée dans un confessionnal de l’église de l’hôpital. Elle porte une médaille de plomb qui atteste de sa naissance et de son baptême dans ce même hôpital. Dans ses langes, on a trouvé deux lettres adressées à la mère par son ami. La première, datée d’Orléans le 6 octobre 1739, lui demande de venir le rejoindre. La seconde, du 29 mars 1740, est écrite de Nantes. C’est la sixième que l’homme dit avoir écrite. La mère accouche quelques jours plus tard puis s’en va. Sept ans plus tard, elle revient à l’Hôtel-Dieu réclamer sa fille. De même, un tailleur d’habits de la Guillotière qui, en 1750, « ne sachant où donner de la tête », s’est engagé dans les « troupes légères de la marine », abandonnant une petite fille et qui, quatre ans plus tard, installé comme marchand-maître tailleur à La Nouvelle-Orléans et disposant de 30000 livres, cherche à retrouver la trace de son enfant.
Laurence Fontaine voit ces placements d’enfants comme une réponse aux mouvements économiques qui, une fois la chute passée, quelques mois dans les vendanges, un nouveau commerce rentable, permettent aux parents de se stabiliser dans un logement pour « reprendre » leurs enfants. Et de noter que quelques années plus tard, en 1767, sur les quarante-trois petits garçons « délaissés » onze seront repris dans les années qui suivent. De même sur les trente et une petites filles, huit seront récupérées. Les lettres laissées opportunément dans les langes servent à la fois de justification et de traces d’un entre-deux provisoire.
Gardons l’axe de l’enfance, cette fois lorsqu’ils sont plus grands, avec cet autre texte saisissant. Cette fois, plus besoin de Bicêtre. Parce que les femmes travaillant ne peuvent faire vivre leur enfant, l’urbanité de voisinage offre le gîte à ces derniers, quelques solidarités attendues, un coin pour dormir, des occasions de coups de main contre nourriture et où se mêlera l’activité de mendier.
Prenons une ronde de la maréchaussée. Nous sommes à Lyon dans la nuit du 5 au 6 juin 1770, et la surveillance conduit à l’arrestation de cinq très jeunes garçons. François, douze ans, fils d’un compagnon sellier, est tireur de corde et s’est fait renvoyer il y a un an. Alors il mendie, car son père ne peut pas le nourrir. Antoine, aveugle de onze ans, son père est porteur de chaise sans le sou alors que sa tante « coud des bas » pauvrement. L’enfant donne alors des coups de main à la boulangère qui l’héberge « dans une écurie » ; il rend par ailleurs des services à un revendeur de gages. Raymond, dix ans, est au Bicêtre de la Charité depuis la mort de son père, et sa mère a dû vendre ses meubles pour payer son loyer et se retirer en Savoie. Toutefois, un compagnon teinturier l’héberge. Nicolas, dix ans, mendie depuis quatre mois parce que sa mère laveuse de linge l’envoie mendier. Enfin Jean, neuf ans, orphelin de mère depuis longtemps et son père, qui était tailleur, est mort il y a trois mois à l’Hôtel-Dieu. Depuis, il se fait héberger chez une meunière.
Parce que toutes ces personnes citées sont pauvres à des degrés divers, bien que la moitié travaille, toutes les pratiques s’emboîtent les unes aux autres, les interdépendances se monnayent chaque jour, une forte fluctuation qui interdit de fixer définitivement tel individu à une catégorie, rang, groupe ou classement. Dire pauvre n’a plus de sens en somme, tant chaque individu passe de journalier le jour à mendiant le soir, de la récupération de matériau au vol, d’une brève migration de travail l’été à une migration familiale aux abords des pêcheries bretonnes.
Au total, c’est la circulation qui fait le sens des occasions, et celle-ci est obligatoire pour qui veut survivre, rencontrer « la chance », monter commerce qui sait ! C’est le va-et-vient qui fait transaction. C’est le circuit qui ouvre des passages d’écoulement de petites marchandises. Il n’empêche, ces rotations à plusieurs détentes finiront en bout de chaîne par faire payer au prix fort les femmes et les enfants. En témoignent les prostitutions occasionnelles en dernier recours.
Pour conclure, tout le projet intellectuel de Laurence Fontaine tient dans ce croisement des sources, un véritable carrefour où se bousculent la lecture de témoignages, des récits de « figures de cas », de brefs récits biographiques et qui ensemble s’attachent à montrer l’immense fluctuation des situations, des agencements pratiques dans lesquels on peut être en même temps salarié, commerçant, petit vendeur, ouvrier à la journée, voleur, main d’œuvre sur un port, femme de ferme, laveuse de linge, mendiante, en couple ou mal mariée pour quelques années. Ce continuum est un déplacement de notre regard segmentaire : pour Laurence Fontaine, notre force de nomination contemporaine rate les figures complexes des arrangements empiriques, les triples activités avec un pied dans la légalité et l’autre hors des clous, une main à l’œuvre le matin et l’autre dans le vol à la tire le soir, autant de figures poreuses et portées par des flux continus. Entre le discours sur la pauvreté et les figures pratiques, le grand écart n’est pas nouveau. Ces « études de cas européens » [1] lui permettent de rejouer des problèmes et des problématiques que nous croyions enfouies, et rend possible la mesure de l’écart entre ce que sont nos schémas de pensées contemporains et ce qui fut à partir du moment où l’on accepte de montrer concrètement les capacités et les stratégies secondaires développées par les gens de peu, les gens de rien.
Fait d’une enquête à la fois intense, brillante et violente, le récit des dettes tournantes s’impose comme une histoire à part entière. Et une sociologie peut-on ajouter, celle du subtil déchiffrement du sous-sol du gîte, du couvert, du boire et du dormir, de la tractation de la main à la main qui interroge notre présent. On n’en finit pas d’explorer ces continuités discrètes de dépendances, le terrain brusque et heurté des économies souterraines, ces arrangements susurrés ou arrachés qui nous échappent tant. Cette économie de la dette crée un espace de plus pour notre intelligence. In fine, Laurence Fontaine répond très précisément à la question que pose G. Simmel dans le tome I de l’Année sociologique : « Comment les formes sociales se maintiennent ? » La question n’a pas changé depuis cent ans, mais cette fois l’historienne débusque les gestes premiers, non pas en se centrant sur la figure de l’individu, mais dans l’entre-deux, au cœur de l’action. Entendons, les échanges matériels très concrets, traçables, dessinés dans les circulations dans l’espace, à travers les formes de dettes qui lient les hommes et les femmes « par les cornes », une assurance de survie avant l’assurance-vie.
par , le 22 mars 2023
Jean-François Laé, « Les misérables de l’Ancien Régime », La Vie des idées , 22 mars 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-miserables-de-l-Ancien-Regime
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[1] Voir les chapitres 3, 4, 5 et 6.