En Mongolie, les morts sont traditionnellement abandonnés aux bêtes sauvages, mais restent présents par le biais de stèles, de fantômes ou de photographies. L’étude originale de Grégory Delaplace reconfigure l’anthropologie des rites funéraires.
En Mongolie, les morts sont traditionnellement abandonnés aux bêtes sauvages, mais restent présents par le biais de stèles, de fantômes ou de photographies. L’étude originale de Grégory Delaplace reconfigure l’anthropologie des rites funéraires.
La plupart des ouvrages d’anthropologie apportent à ceux qui ne sont pas familiers du sujet traité des indications supplémentaires qui viennent s’ajouter à celles que le lecteur possède déjà, comme l’on enrichit un herbier avec des plantes cueillies dans une contrée éloignée de celle où l’on a élu domicile. La caractéristique des livres d’anthropologie réussis est de remettre en cause la conception qui organisait jusqu’alors l’herbier. L’Invention des morts n’apprend pas seulement au lecteur ignorant de la Mongolie contemporaine ce qu’il en est là-bas des sépultures, des fantômes et des usages de la photographie ; il oblige le lecteur à modifier, humblement, ce qu’il pensait savoir des morts et de ce qu’on en dit. Après une présentation du livre, j’essaierai d’en expliquer brièvement la raison, avant d’évoquer une autre perspective ouverte par l’auteur, qui propose une pratique de l’anthropologie inspirée par Deleuze et Guattari.
L’ouvrage de Delaplace prend comme référence, à la fois dans son départ (p. 23) et son arrivée (p. 348), un article de Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » (1906) [1]. Ce dernier, étudiant les Dayaks de Bornéo, a montré comment, dans certaines sociétés, les morts ne sont installés dans leur sépulture définitive, collective, qu’après un séjour provisoire dans une première sépulture, isolée (c’est ce qu’il nomme les « doubles funérailles »). Mais la boucle que dessine Delaplace dans les trois cents pages intermédiaires amène le lecteur à un point bien différent de celui où nous avait laissé Hertz un siècle plus tôt.
L’ouvrage étudie la place donnée aux morts dans la société mongole contemporaine, et en particulier chez les pasteurs nomades Dörvöd de la région montagneuse dénommée Uvs, à l’extrême nord-ouest du pays. Pour cela, plutôt que de décrire des rites (on peut parler des morts sans parler de rites), il analyse les rapports aux sépultures, aux revenants et aux fantômes ainsi qu’aux photographies de morts. Se référant à l’expression de « l’invention du quotidien » de Michel de Certeau [2], Delaplace propose l’idée d’une « invention des morts », au sens où les relations des Mongols avec leurs défunts s’inscrivent dans la vie quotidienne et où elles contournent les structures du pouvoir politique (p. 27-29).
Les Mongols avaient pour pratique, jusqu’aux années 1950, de déposer les morts à même le sol sans les enterrer, et à les laisser dévorer par les animaux. Le gouvernement communiste mongol a interdit par quatre arrêtés pris entre 1955 et 1972 cette pratique, considérée comme « archaïque », et a imposé la création de cimetières, signes de « modernité », installés en bordure des espaces urbains, et qui sont désormais la destination finale des cadavres (chapitres 1 et 2). Comme Lénine et d’autres dirigeants communistes, le maréchal Choibalsan (le « Staline mongol ») est, à sa mort, embaumé et installé en 1952 dans un mausolée au milieu de la place principale de la capitale, Ulaanbaatar. « À partir du début des années 1950, avec les funérailles de Choibalsan et la mise en place des cimetières, l’État prend en charge les morts, se représente par eux, les intègre dans un cadre légal et investit leur traitement par une idéologie » (p. 75). Mais, dans la foulée de la perestroïka russe, la quasi-totalité des règlements funéraires sont abrogés de la fin des années 1980 aux années 1990. Un matin d’août 2005, le corps du Maréchal Choibalsan est sorti de son mausolée sans presse ni cérémonie, il est incinéré et le mausolée, détruit, est remplacé par un monument à la mémoire de Gengis Khan. Dans les années 2000, la crémation se développe rapidement, jusqu’à constituer entre 25 % et 30 % des obsèques dans la capitale.
Cependant, malgré la création de cimetières dans une grande partie de la Mongolie à partir des années 1950, les pasteurs nomades de l’Uvs ont toujours refusé de se conformer à la réforme funéraire et, se mettant hors-la-loi, ils ont continué jusqu’aujourd’hui à déposer leurs morts à même le sol et à les laisser dévorer par les animaux (chapitre 3). En effet, l’enfouissement du cadavre dans la terre « reste une perspective désagréable pour beaucoup de personnes de la région » (p. 127), inquiètes à l’idée que les os du squelette ne puissent être dispersés. L’endroit où le cadavre est déposé reste cependant marqué par une « pierre marque », grosse, plate et sans inscription. Il est capital d’installer « correctement » un mort, car si celui-ci ne l’est pas, il est condamné à errer autour de sa sépulture et à revenir hanter les vivants jusqu’à ce qu’un nouveau rituel, effectué par un spécialiste, « corrige » le premier.
Or, alors que les regroupements de morts étaient supposés ne pas exister et que seules des sépultures isolées avaient été portées à sa connaissance, l’anthropologue découvre au cours de son enquête, digne d’un aventurier, des espaces particuliers, les salantai gazar, c’est-à-dire des « lieux déjà pris », spécifiquement voués à un usage funéraire (p. 151). Dans ces salantai gazar, cependant, les sépultures ne sont pas davantage identifiées que celles isolées. Leur reconnaissance repose donc sur la mémoire des proches du défunt. En cas de défaillance de celle-ci, la confusion pouvant s’instaurer dans les salantai gazar à la différence des sépultures isolées, une « pierre marque » en vaut une autre. Car « le placement des morts est entouré d’oubli davantage que de souvenir, la localisation de sa sépulture étant la première des choses oubliées à propos du mort » (p. 167). Alors que les éleveurs ont le souci de laisser le moins de traces possibles de leur action sur leur environnement, les « pierres marques » sont une de leurs rares marques d’occupation, discrètement saillantes « dans l’espace lisse des montagnes de Harhiraa » (p. 165, je souligne).
Après quatre siècles de bouddhisme et soixante-dix ans de communisme, seuls les moines bouddhistes se prononcent avec certitude sur le devenir des défunts dans l’au-delà. Les pasteurs nomades considèrent, pour la plupart d’entre eux, que « l’âme », une fois séparée du corps après la mort, « naît à nouveau », mais à partir de cet énoncé, plusieurs variantes coexistent. Tous ont cependant recours à des rituels, après la mort d’une personne, afin d’éviter que celle-ci ne « revienne » ou ne « devienne un démon ». Après les funérailles, le nom du mort est frappé d’interdit, ne pouvant plus être prononcé ni réutilisé par ses descendants. L’enjeu du rituel funéraire est avant tout d’éliminer toute raison de parler du mort (p. 200).
Mais ne pas parler du mort n’empêche pas les récits de fantômes et de revenants d’exister, et l’anthropologue en livre plusieurs qu’il a recueillis lors de son enquête. D’après plusieurs témoignages, lorsqu’un cheval s’arrête net, refusant d’avancer « comme s’il était entravé », c’est que le cavalier se trouve dans un « lieu hanté ». « Une seule solution en pareil cas : uriner entre les pattes de l’animal pour qu’il reparte – l’effet est réputé immédiat » (p. 222). En d’autres cas, quelque chose tire la couverture, voire la jambe d’une personne endormie, ou bien une vieille bonne femme fait frire des beignets. Toutefois, « les revenants et autres fantômes ne sont pas dangereux à moins d’en avoir peur » (p. 258). En cas de manifestation d’un revenant (ce que ne sont pas tous les fantômes), l’intervention d’un spécialiste est nécessaire pour « expédier » de nouveau le mort ou rétablir une relation vivable avec lui. Delaplace se réfère cependant, comme Julien Bonhomme à propos des rumeurs de vol de sexe en Afrique [3], à une conception de la « croyance » à partir de la formule « Je sais bien mais quand même » de l’article d’Octave Mannoni [4].
Si les nomades ne parlent pas d’un mort, s’ils ignorent l’endroit précis où son corps a été déposé et dispersé, ils l’exposent cependant auprès d’eux, en permanence, au fond de leur yourte. Les parents défunts sont en effet rendus visibles dans le fond de l’habitation par un portrait funéraire, posé ou suspendu. Delaplace avance alors l’hypothèse suivante : il y avait avant les années 1930, à cette même place où sont exposés les portraits des défunts, des icônes de divinités, interdites ensuite par la politique anti-religieuse du gouvernement. Leur ont succédé des portraits des dirigeants du parti communiste mongol et des héros de la nation. Progressivement, ces derniers ont eux-mêmes cédé la place aux portraits des défunts de la maisonnée. « Tout se passe comme si la photographie, potentiellement technique de placement comme les sépultures et technique de mise en récit des morts comme les histoires de fantômes, avait finalement vocation à donner leur unité logique et pratique aux différentes manières d’inventer les morts en Mongolie contemporaine » (p. 344).
De cette enquête pleine de rebondissements, il ressort au final que les relations aux morts ne sont pas réductibles à un mode unique, mais qu’elles correspondent à des modes différents. « La manière dont les morts continuent d’exister dans la société des vivants n’est pas imaginée une fois pour toutes, conclut Delaplace, elle est régulièrement inventée par une multitude de petites trouvailles tactiques irréductibles les unes aux autres ».
Alors que les Dayaks de Bornéo, étudiés par Hertz, prenaient appui sur le cadavre du défunt pour mettre en scène son changement de statut, les Dörvöd étudiés par Delaplace utilisent son image, à laquelle il font subir un traitement photographique dès les premiers jours suivant le décès (p. 333).
Ce déplacement n’est cependant pas le plus important qu’opère l’auteur dans la littérature de sciences humaines consacrée aux morts. Celle-ci se focalise souvent sur l’étude de l’événement de « la mort » et de ses rituels.
Le travail de Delaplace procède à l’inverse : il s’attache à analyser « les franges du rituel », c’est-à-dire son résultat (les sépultures), ses conséquences « fâcheuses » (les revenants) et ce qui pourrait sembler des à-côtés mais qui n’en sont pas (les photographies des défunts).
En montrant que les relations aux morts sont inventées par de multiples tactiques, il dessine avec précision la manière dont l’État peut s’emparer des morts, et comment ceux peuvent lui échapper, loin d’une analyse qui se réduirait à une référence à un supposé « thanatopouvoir », réplique concernant la mort du « biopouvoir » foucaldien appliqué aux formes de vie, et développée récemment par certains auteurs.
Dans sa préface à l’ouvrage, l’anthropologue Roberte Hamayon relève que Delaplace se réfère aux travaux de Michel de Certeau et de Jean-Claude Schmitt. Il est cependant un auteur qui est peut-être davantage présent encore, bien que son nom n’apparaisse guère de manière saillante sauf, ce qui n’est pas rien, à la première page. L’invention des morts s’ouvre, en effet, par une citation de Deleuze : « Les nomades n’ont pas d’histoire, ils ont seulement de la géographie ». Cette citation, extraite des dialogues du philosophe avec Claire Parnet [5] (1996, p. 39), aurait pu être tirée d’un autre ouvrage, Mille plateaux, où elle est formulée ainsi : « C’est vrai que les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie » [6].
La lecture de L’invention des morts peut se faire en croisant celle de Mille plateaux de Deleuze et Guattari, et notamment celle du fameux « Traité de nomadologie » [7]. Tandis que pour ce qui concerne plus particulièrement les mongols, les deux auteurs citent les travaux du linguiste Paul Pelliot, et de l’historien René Grousset, ils s’appuient pour développer leurs concepts sur l’anthropologie, notamment les travaux de Pierre Clastres. Dans L’anti-Œdipe, ils avaient mobilisé aussi les travaux de Jeanne Favret-Saada.
Dans un mouvement circulaire, les écrits de Deleuze et Guattari servent donc de point d’appui, à leur tour, à des anthropologues. La même année, en 2009, Eduardo Viveiros de Castro a ouvert, lui aussi, ses Métaphysiques cannibales [8] par une citation de Deleuze et Guattari (« C’est en intensité qu’il faut tout interpréter », tirée de L’anti-Œdipe), conçu comme un livret de présentation d’un autre livre, fictif, intitulé L’anti-Narcisse. Mais tandis que Viveiros de Castro propose en fin de compte un double mouvement reposant une alliance de Lévi-Strauss avec Deleuze, Delaplace ne cite jamais le premier et réussit, peut-être mieux que quiconque, ce que l’on pourrait appeler une anthropologie deleuzienne.
La réussite de cette anthropologie deleuzienne tient précisément à l’absence de citations de Deleuze et Guattari, qui souvent sont d’une telle puissance qu’elles écrasent et débordent l’anthropologue ou le sociologue qui leur donne une place. Elle repose entièrement sur un principe qui donne sa force au travail de Delaplace : ne jamais transiger sur les matériaux, les récits, les observations récoltés, pour les faire entrer de force dans une interprétation préexistante. Cet usage de Deleuze et Guattari donne une légèreté au texte, et laisse au lecteur le soin de déceler leurs traces dans l’écriture, lorsqu’il est question par exemple de « l’espace lisse des montagnes de Harhiraa » – et l’on se souvient alors que d’après Deleuze et Guattari, le nomade se distribue dans un espace lisse, qui est localisé, mais non pas délimité, par opposition à un espace strié sur lequel règne l’État (comme ces cimetières qu’impose l’État mongol).
Cette intransigeance (ne jamais céder sur les données recueillies) éclate alors dans la conclusion, brève et radicale. Celle-ci débute par cette phrase qui guillotine sans le dire le structuralisme : « Il ne s’agira pas ici de donner, au final, une unité logique et pratique à des usages qui, tout au long de cet ouvrage, sont apparus comme des tactiques multiples, presque disparates » (p. 345).
L’invention des morts, distingué par le prix de thèse du musée du Quai Branly, est publié dans une édition élégante et soignée par le Centre d’Études Mongoles et Sibériennes et l’École Pratique des Hautes Études. Elle a le défaut d’être difficile à trouver, sauf sur internet ou en laissant errer son regard sur les méandres des rayonnages d’une librairie spécialisée, comme cela est arrivé à l’auteur de cette recension. Les éditeurs de sciences humaines dans les grandes maisons d’édition se plaignent souvent d’une supposée absence de jeunes auteurs talentueux. Ce livre, remarquable tant par son originalité, sa rigueur, sa hauteur de vue, que son écriture claire et belle, en bref qui a toutes les qualités pour être un ouvrage de référence, aurait sa place dans une de ces grandes maisons d’édition.
par , le 27 mai 2010
Arnaud Esquerre, « Les morts des espaces lisses », La Vie des idées , 27 mai 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-morts-des-espaces-lisses
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[1] Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », L’Année sociologique, n°10, 1906.
[2] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980.
[3] Julien Bonhomme, Les voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Paris, Le Seuil, 2009.
[4] Octave Mannoni, « Je sais bien mais quand même », Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, p. 9-33.
[5] Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 39. La citation est reprise et commentée par Delaplace plus loin, notamment à propos de l’usage du terme « géographie » (p. 140).
[6] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 490.
[7] Gilles Deleuze, Félix Guattari, op.cit., p. 434-527.
[8] Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, 2009.