Capitalisme et religion font-ils bon ménage ? On sait depuis Max Weber que les dispositions culturelles et religieuses de certains groupes protestants ont été particulièrement favorables à l’éclosion de l’économie capitaliste moderne au XIXe siècle. Dans L’entreprise et l’Évangile. Une histoire des patrons chrétiens, Marie-Emmanuelle Chessel (historienne, directrice de recherche au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po), Nicolas de Bremond d’Ars (prêtre et chercheur associé au Centre d’études en sciences sociales du religieux) et André Grelon (sociologue, directeur d’études à l’EHESS), s’inscrivent dans cette lointaine filiation, en observant, plus modestement, « ceux qui s’engagent au nom d’un patronat chrétien institutionnalisé » (p. 10) et la façon dont cet engagement participe, ou non, de la définition d’un groupe distinct au sein du patronat français depuis le début du XXe siècle jusqu’aux années 2000. Cette recherche pluridisciplinaire [1] extrêmement fouillée [2] et exposée sur un mode chronologique et narratif, propose une histoire principalement institutionnelle et sociale des patrons chrétiens, et souligne d’emblée le pluralisme d’un groupe que le sens commun a tôt fait de rassembler sous le seul terme de « patrons ».
Il vient utilement compléter l’édifice des recherches existantes sur les organisations patronales, réalisées tant par des historiens que des sociologues du politique, qui, depuis une dizaine d’années en France, connaissent un certain renouveau. Celui-ci s’opère à la faveur d’un (timide) décloisonnement entre questionnements économiques et politiques, et d’un intérêt plus prononcé pour l’action collective patronale à l’échelle européenne et internationale, permettant de corriger le déséquilibre historiographique entre recherches sur les mobilisations ouvrières et patronales [3]. L’intérêt du projet porté par les auteurs est donc double. Il s’agit d’abord de lever le voile sur une frange en apparence marginale du patronat français qui a fait de la spiritualité chrétienne une de ses caractéristiques essentielles. Il s’agit également de s’interroger sur le lien entre engagement religieux et entrepreneurial, engagement qui ne s’incarne pas toujours dans les mêmes individus et qui donne à voir des groupes en lutte dans la définition de ce qu’est le patronat chrétien.
Des organisations, des individus, un mouvement
Le premier résultat de l’enquête menée par M.-E. Chessel, N. de Bremond d’Ars et A. Grelon [4] réside dans l’identification des structures institutionnelles, mais aussi des individus qui ont incarné le patronat chrétien sur une période allant du début du XXe siècle jusqu’au début des années 2000. Cette entrée par les institutions donne une existence objective aux patrons chrétiens, dont le rapprochement prend davantage la forme d’un mouvement de pensée que d’une organisation bureaucratique hiérarchique. Ce point doit être souligné tant l’ouvrage s’efforce de rendre justice aussi bien aux trajectoires individuelles des permanents patronaux qu’au choix, par ces individus, de certaines formes organisationnelles, dans le sillon de la sociologie des mobilisations. Les organisations patronales chrétiennes constituent donc l’aspect central de cette étude, et la porte d’entrée privilégiée par les auteurs dans l’univers patronal chrétien : il s’agit notamment de la Confédération française des professions créée en 1926, qui devient en 1949 le Centre français du patronat chrétien avant de se muer en Entreprises et dirigeants chrétiens en 2000. Soulignons également que, si les organisations françaises sont au cœur de l’analyse, la dimension transnationale de l’engagement patronal apparaît à travers les liens entre ces organisations et l’Union internationale des associations nationales chrétiennes de dirigeants chrétiens (UNIAPAC) ou encore le Bureau international du travail (BIT) où le catholicisme social a longtemps trouvé un solide point d’ancrage, à la fois idéologique et bureaucratique. Du fait du nombre relativement faible de leurs adhérents (même si cette donnée évolue au cours du siècle), ces organisations n’apparaissent pas comme de véritables appareils de mobilisation, mais plutôt comme des espaces de réflexion sur ce que signifie être un dirigeant chrétien, et des lieux de sociabilité, majoritairement masculins. Principalement catholique, ce milieu s’ouvre par ailleurs aux protestants dans les années 1960.
Loin de se contenter d’examiner l’évolution de ces structures patronales au cours du XXe siècle (ce qui est déjà ambitieux), les auteurs envisagent les institutions patronales au sens large, c’est-à-dire au delà des seules instances représentatives officielles. Des développements sont ainsi consacrés aux revues (L’Association catholique, Le Mouvement social, Professions et Entreprises), aux maisons d’édition (les Éditions France-Empire) dans lesquels les permanents patronaux et certains ecclésiastiques diffusent les idées du mouvement patronal chrétien et partagent ses expériences concrètes, dessinant un profil de représentant patronal particulièrement investi dans la sphère du débat intellectuel et spirituel. Les auteurs reviennent également sur les expériences menées en matière de formation des dirigeants, à travers, notamment, le lancement de l’École du chef d’entreprise (fondée en 1944), qui innove pédagogiquement en introduisant la méthode des cas (afin de prodiguer une formation plus pratique que théorique). Bien qu’elle s’inscrive dans la durée, cette expérience ne connaîtra toutefois pas le succès des écoles de commerce, peinant à démontrer sa valeur ajoutée dans le milieu compétitif de l’éducation des dirigeants d’entreprises. Souvent négligées par la recherche académique, les réunions de section qui se tiennent au niveau local apparaissent également comme des espaces centraux pour les intéressés, puisque c’est là que s’éprouve et se pérennise l’engagement patronal chrétien. L’examen des comptes rendus de ces réunions donne par ailleurs à voir le fort investissement individuel qu’exige cet engagement : en temps, pour assister aux réunions et (re) présenter son métier, et en argent, par la participation à des œuvres philanthropiques. Se focaliser sur ces réunions permet par ailleurs de réintégrer dans l’analyse les chefs d’entreprises eux-mêmes, et pas seulement leurs représentants.
En effet, les individus qui font vivre ces organisations constituent l’autre pendant de l’ouvrage. Les auteurs se rejoignent ici par une volonté manifeste de faire se recouper le volet institutionnel et le volet social des mobilisations patronales. On citera, à titre d’exemple, la figure de Joseph Zamanski, fondateur du mouvement dans l’entre-deux-guerres, journaliste et « militant infatigable », proche de Gaston Tessier (futur secrétaire général de la Confédération française des travailleurs chrétiens) avec lequel il crée notamment une école de conférenciers. Une autre figure récurrente est celle d’Yvon Chotard : candidat malheureux face à « l’autre Yvon » (Gattaz) en 1981 à la tête du CNPF, l’ancêtre du Medef, Yvon Chotard incarne un paradoxe : celui du permanent patronal « multipositionné » et respecté, en tout cas dans les instances représentatives consacrées, et qui pourtant peine, sinon à faire entendre sa voix, du moins à l’imposer par rapport au CNPF. À l’épreuve de l’exercice de responsabilités comme celle de la présidence du CNPF, son « image sociale » lui nuit (p. 147).
Un patronat en quête d’autonomie
Ce qui surprend le plus à la lecture de l’ouvrage est sans doute la quête constante d’autonomie des organisations patronales chrétiennes et de leurs représentants (ici le masculin s’impose), par rapport à l’Église. Cette entreprise peut paraître paradoxale, dans la mesure où l’identité patronale revendiquée par ces individus se forge, précisément, en référence à leurs convictions religieuses, censées nourrir un rapport différent à l’entreprise et à l’économie. Dans la pratique cependant, les conflits avec les ecclésiastiques, qui interviennent notamment à titre de conseillers dans les organisations patronales, sont récurrents. Ces désaccords portent souvent moins sur des points de doctrine que sur la nature du mouvement patronal : s’agit-il d’un mouvement temporel ou spirituel ? quel doit être son rapport au politique ? faut-il intervenir visiblement dans la sphère publique ou privilégier des formes d’action plus informelle et sur un mode intellectuel ? Les permanents patronaux, à l’instar d’Émile Decré ou Yvon Chotard, se montrent particulièrement conquérants, affichant leur volonté d’étendre le mouvement et sa sphère d’influence, notamment auprès des organisations patronales, ce qui suscite la méfiance voire la désapprobation des ecclésiastiques. S’ensuit un dilemme, clairement exposé par M.-E. Chessel entre deux options :
afficher une position officielle publique, au risque d’être politique et de s’écarter de la position de retrait réclamée par l’Église aux mouvements catholiques ; ou se limiter à une action de formation spirituelle en section, au risque d’être invisible dans la sphère publique. (p. 285)
Ici, le lien avec le choix des formes organisationnelles, abordé plus haut, ressort tout particulièrement. En effet, les organisations patronales chrétiennes ne se comportent pas comme des « lobbies » (le terme n’apparaît d’ailleurs quasiment pas dans l’ouvrage) ni même comme des groupes d’intérêt au sens classique du terme. Si elles coopèrent de manière constructive avec les pouvoirs publics, c’est, semble-t-il, sur un mode bien plus réactif que proactif, et uniquement lorsqu’elles sont invitées à le faire. On aurait sans doute aimé que les auteurs s’attardent sur cet aspect du rapport au politique, et notamment des relations entre les représentants patronaux et des dirigeants politiques (que ce soit niveau gouvernemental ou bien des partis politiques). Si la proximité avec le gaullisme est mentionnée, la question de la politisation des organisations patronales et de leurs représentants aurait sans doute mérité d’être traitée en tant que telle, afin de mieux cerner les modalités de cette « troisième voie » entre capitalisme et communisme dont ces organisations se revendiquent depuis les origines.
Autre point de confrontation avec le clergé, la sensation des patrons chrétiens d’avoir souvent le « mauvais rôle » auprès de l’Église, allant jusqu’à s’estimer parfois « trahis » par une institution qu’ils jugent plus proche des organisations ouvrières. On sent en effet une tension permanente entre le souci manifesté par l’Église pour le sort des ouvriers, et la nature même du statut de chef d’entreprise, impliquant d’exercer une autorité (un élément auquel les patrons chrétiens sont très attachés et qu’ils reformulent comme « don de soi », p. 211), et de donner la priorité, quand il le faut, aux données économiques sur les considérations morales.
Des patrons comme les autres ?
C’est sur cette question que débouche la lecture de cet ouvrage, qui insiste d’emblée sur la diversité interne du mouvement patronal chrétien et sur sa place par conséquent toujours incertaine vis-à-vis du patronat en général. Cette question de la différenciation, voire de la distinction, n’est pas posée frontalement par les auteurs, qui ne se livrent pas à une comparaison stricto sensu des institutions du champ patronal français : les organisations chrétiennes y sont étudiées pour elles-mêmes, et on retrouve chez leurs représentants des propriétés sociales et intellectuelles — objectivées notamment par un relativement haut niveau de diplôme – caractéristiques d’une certaine bourgeoisie que l’on retrouve fréquemment dans les milieux patronaux. La richesse empirique de l’ouvrage permet néanmoins de suggérer plusieurs pistes de réflexion. Nous en retiendrons deux. La première concerne la place du dialogue social. Si les patrons chrétiens condamnent fermement la rhétorique de la lutte des classes, c’est aussi pour mieux soutenir l’idée d’une coopération institutionnalisée avec leurs homologues ouvriers (on pense par exemple aux collaborations entre Joseph Zamanski et Gaston Tessier), en tout cas dans les instances nationales, comme le Conseil économique et social, et internationales, à l’instar de l’Organisation internationale du travail. Sous Vichy, en dépit de leur approbation à la vision corporative de l’économie incarnée par les autorités de l’époque, les patrons chrétiens continuent à revendiquer la liberté syndicale, s’opposent à la pratique des syndicats mixtes et condamnent la dissolution de la CFTC. Serait-il dès lors possible de systématiser davantage cet attachement de principe au dialogue social et de la négociation collective, et de s’interroger sur ses effets quant à la manière dont les représentants chrétiens envisagent l’élaboration des politiques économiques, que ce soit au niveau gouvernemental ou sur le lieu même de l’entreprise ?
La seconde piste de réflexion, sur laquelle les auteurs ouvrent d’ailleurs leur propos, concerne les débats actuels sur la responsabilité sociale de l’entreprise et l’influence des patrons chrétiens dans ces débats. En effet, alors que leur influence en matière de propositions économiques semble relativement marginale (leur critique de la « charte libérale » en 1965 du CNPF ne s’assortit pas de véritables contre-propositions, ni ne déclenche de véritable affrontement avec le CNPF), ils interviennent de manière plus active dans les débats relatifs à l’éthique de l’entreprise, particulièrement en vogue aujourd’hui [5] tant chez leurs défenseurs que leurs détracteurs :
Si elles n’apparaissent pas en tant que telles dans les textes officiels du CPFC, les questions de morale, d’éthique et de justice caractérisent toutefois en filigrane la production du mouvement patronal chrétien » (p. 210).
Les regrets aux allures de repentance exprimés récemment par Mark Zuckerberg suite au scandale de la commercialisation des données privées de ses utilisateurs par Facebook font ressurgir l’actualité de ces débats. Peut-on dès lors attribuer aux patrons chrétiens la paternité de ces initiatives et si oui, que peut-on en retirer dans l’analyse des ressorts de l’influence, pensée sur le long terme ?
Recensé : Marie-Emmanuelle Chessel, Nicolas de Bremond d’Ars et André Grelon, L’Entreprise et l’Évangile. Une histoire des patrons chrétiens, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, 384 p., 26 €.