Au-delà de la « prostitution »
L’anthropologue Heidi Hoefinger propose une monographie originale sur les relations entre jeunes femmes cambodgiennes et hommes étrangers, nouées dans les bars de nuit de la capitale Phnom Penh. Tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2010, l’ouvrage interroge les relations polymorphes et fluides qui mêlent sexualité, sentiments, intérêt et rétribution. L’auteur place les femmes au cœur de son projet. Celles-ci font preuve d’ingénuité et de résilience, prennent des décisions avisées et négocient au sein de contraintes structurelles (genre, culture, famille, économie) leurs relations avec les hommes étrangers. En déployant leurs représentations et leurs stratégies, Heidi Hoefinger s’attache à démontrer que ces femmes maîtrisent leur vie. L’auteure récuse la relégation de ces unions au registre de l’exploitation et les femmes au stéréotype de la prostituée contrainte, stigmatisée et victime des inégalités structurelles. À rebours de la masse de travaux misérabilistes sur la prostitution en général et le tourisme sexuel en particulier, l’ouvrage propose une vision décalée et nuancée, basée sur une enquête de terrain. Deux concepts permettent de complexifier la notion plus politique que descriptive de « prostitution ». Celui de « professional girlfriend » évoque des femmes, dont les motivations sont d’abord matérielles, qui multiplient les relations vénales avec des hommes étrangers. Ces relations se superposent, généralement à l’insu des partenaires masculins, et engagent une « performance de l’intimité, de sorte que les sentiments avoués d’amour et de dévouement se situent quelque part sur un continuum entre le réel et le simulé » (p. 4). Empruntée à l’ethnographie sud-africaine, la notion de « transactional sex » évoque quant à elle des relations dont « les motivations initiales consistent à obtenir quelque chose des interactions intimes, tels des cadeaux, des boissons, de l’argent ou même des maisons ou des visas » (p. 3).
L’ethnographie intime se déploie dans trois espaces de la ville où se trouvent des bars fréquentés par les étrangers : le quartier des touristes « sac à dos » au bord du lac Boeung Kak ; la Strip, avenue animée près du marché central réputée pour sa vie nocturne ; les rues adjacentes du Riverside, quartier touristique au bord du fleuve Tonle Sap. Menée pendant sept ans, l’enquête repose sur des entretiens et conversations effectués pour l’essentiel en anglais. Cet échantillon comprend 281 participants, parmi lesquels 115 femmes, 124 hommes et 42 représentants d’organisations militantes, fonctionnaires et universitaires locaux. Heidi Hoefinger complète son enquête par trois « explorations méthodologiques » : un sondage sur les relations intimes mené auprès de 164 personnes cambodgiennes et étrangères ; la participation à la production d’un film documentaire ; et la mise en œuvre d’un projet d’alphabétisation et de formation à l’écriture de courriels au bénéfice des femmes enquêtées, témoin du désir de mêler recherche et activisme. L’auteur consacre de longs passages à sa propre position : relation ethnographique et personnelle avec les enquêté-e-s, rapport de pouvoir, réflexivité, présentation de soi, jeu sur les identités plurielles, enjeux éthiques et moraux (confidentialité, loyauté, investissement affectif, sentiment de trahison et d’abandon) sont ainsi abordés. Sur un plan théorique, l’analyse repose sur un large éventail de travaux concernant les identités multiples, l’articulation entre sexualité et identité, les relations patron-client et la sexualité et le genre au Cambodge.
Amour, stratégies et malentendus
Heidi Hoefinger examine la hiérarchie entre les femmes de la nuit de Phnom Penh à partir des catégories émiques (ou indigènes), tandis que la société cambodgienne les relègue d’emblée aux champs discrédités de la prostitution et de la « femme souillée » (srei kouc). Les professional girlfriends tiennent notamment à se démarquer des taxi-girls qui monnayent leurs services sexuels à l’unité, mais aussi des femmes vietnamiennes, objets de fantasme chez les hommes cambodgiens, mais discriminées et reléguées au monde souterrain de l’industrie sexuelle du fait de leur origine ethnique.
Les professional girlfriends forment une famille professionnelle, caractérisée par la solidarité et l’accompagnement. Elles produisent une « sous-culture du bar », observable de nuit dans les établissements récréatifs comme de jour dans les salons de coiffure, les cinémas et les commerces. Cette sous-culture est traversée par une tension entre les normes de genre locales et les normes globales sur la consommation. Ainsi les femmes jonglent-elles en permanence entre tradition, déviance et modernité.
Le prestige (celebrity) différencie les professional girlfriends entre elles. L’étalage de richesse, la présentation de soi, la maîtrise de langues étrangères et la fréquentation d’Occidentaux les distinguent au sein du groupe, et accroît leur notoriété parmi les hommes rencontrés aux bars. En outre, l’économie du care familial leur permet d’acquérir du prestige au sein de la parenté, en dépit du risque de stigmatisation.
La question du malentendu entre les femmes et leurs clients traverse la recherche sur le tourisme sexuel, et Heidi Hoefinger ne manque pas de l’examiner. Les professional girlfriends construisent une image stéréotypée des hommes étrangers par opposition à ceux du terroir. Les premiers sont perçus comme plus tolérants, libéraux, éduqués et égalitaires que les seconds, ils sont aussi moins violents, jaloux et exigeants. De leur côté, les hommes occidentaux imaginent les femmes cambodgiennes comme l’antithèse des leurs, et les situent sur un continuum avec d’un côté la femme asiatique séductrice, et de l’autre la menteuse vénale et manipulatrice. La réalité se démarque de ces représentations, car le mensonge, la tromperie, le manque de confiance, la possessivité et la trahison ne sont pas rares au sein des couples mixtes. Dans ces relations reposant sur des représentations croisées et des moments de tensions, le sexe est à la fois cause de méfiance et solution à l’incertitude. Si l’infidélité sexuelle suscite la suspicion des uns comme des autres, les rapports sexuels non protégés expriment la confiance.
Une autre originalité réside dans l’analyse des stratégies économiques que les couples mettent en œuvre afin de se démarquer des catégories discréditées. La pratique du « going dutch », où chacun paye sa part, exprime le désir d’atteindre un idéal d’égalité en vue de normaliser la relation. En acceptant de partager les frais communs, la femme témoigne de l’authenticité de ses sentiments envers son partenaire, en dépit des inégalités économiques criantes qui les séparent. Ce constat mène à une discussion sur la matérialité des échanges. Heidi Hoefinger propose d’envisager les relations nouées au sein des bars dans la perspective des « vies connectées » de Viviana Zelizer, qui insiste sur l’intrication des considérations économiques et affectives dans le champ des relations intimes.
Contexte et sources
Si l’ouvrage constitue une contribution majeure au champ de recherche sur la sexualité monnayée en général et le tourisme sexuel en Asie du sud-est en particulier, il n’échappe pas à quelques critiques qui n’enlèvent rien à sa qualité.
Le chapitre 4 présente le contexte général du commerce sexuel au Cambodge, à la fois historique (colonisation, génocide des Khmers Rouges, militarisation pendant la guerre du Viêt Nam) comme social, car l’auteure consacre de nombreuses pages à l’exploitation sexuelle des femmes (inceste, viol collectif, traite...) et à la dette morale des enfants envers les parents. S’il convient de rappeler que des femmes vivent des situations plus difficiles que celles des professional girlfriends, l’ouvrage ne va pas jusqu’au bout de son entreprise de déconstruction. Surtout, ces thématiques a priori étrangères à l’univers des professional girlfriends confortent la thèse de la victimisation. La référence à l’économie du care familial est particulièrement rapide. Elle promeut une vision culturaliste du commerce sexuel, ordinaire dans la recherche sur l’Asie du sud-est, alors que le care familial gagnerait à être inséré dans une économie politique de la famille et une analyse des discours culturels comme un outil – parmi d’autres – de neutralisation et justification de la déviance sexuelle.
Pour mieux contextualiser son analyse, Heidi Hoefinger s’appuie sur des travaux émanant d’organisations non gouvernementales (CARE, Chab Dai, Cambodia Women’s Crises Center, PSI...) et internationales (OIM, OIT, Nations unies...). Quel crédit accorder à ces sources qui défendent une vision idéologique, souvent retranscrite en matière de « prostitution » et « exploitation », et dont les méthodologies sont souvent discutables ? Une critique des sources aurait été ici bienvenue. En outre, l’auteure critique le discours sur l’exploitation et la victimisation, mais sans amener des illustrations concrètes concernant le Cambodge. Or, ce discours résulte d’une constellation d’acteurs dont les objectifs et idéologies diffèrent grandement. C’est notamment le cas des organisations non gouvernementales et internationales luttant contre la traite des femmes et des enfants à des fins d’exploitation sexuelle, dont les positions politiques au sujet du commerce sexuel oscillent entre l’abolitionnisme et le réglementarisme en passant pas l’indétermination.
Malgré la richesse des références théoriques, l’analyse aurait peut-être gagné à mobiliser davantage l’abondante recherche sur le tourisme sexuel en Thaïlande. On pense notamment aux travaux d’Erik Cohen sur les relations de type « open-ended » entre les filles de bar et les touristes occidentaux (que l’auteur ne fait que citer en conclusion), à ceux sur les correspondances amoureuses, et à la recherche sur le « blanchiment » moral des fonds issus du commerce sexuel moyennant une économie d’offrandes à la pagode bouddhiste visant à acquérir des actes méritoires.
En dépit de ces remarques, cet ouvrage reste une contribution importante à bien des égards : il approfondit les connaissances fragmentées sur le commerce de la sexualité au Cambodge, propose un cadre conceptuel original qui permet de dépasser les impasses de la « prostitution », et consolide un champ de recherche pollué par la littérature grise.