Dans les débats autour de la pénalisation des clients de la prostitution ces trois dernières années, les travailleuses du sexe chinoises ont joué un rôle de premier plan. Hélène Le Bail revient sur leur parcours, leur action et les violences dont elles sont la cible.
Au cours de sa campagne présidentielle de 2012, le candidat François Hollande défendait l’abrogation du délit de racolage public (même passif) mis en place dans le cadre de la Loi de sécurité intérieure de 2003. Le futur président évoque aussi son souhait d’ouvrir le débat sur la possible pénalisation des clients. Si la proposition de suppression du délit de racolage est unanimement soutenue par les travailleuses et travailleurs du sexe et par les associations – associations de prévention, associations communautaires ou associations abolitionnistes [1] –, celle de la pénalisation des clients divise les acteurs concernés.
Alors que les auditions sont mises en place début 2013 pour alimenter le rapport d’information devant confirmer un premier rapport réalisé sous le précédent gouvernement en 2011 et servir de base à la proposition de loi, des manifestations s’organisent contre le projet de pénalisation des clients. Le 16 mars 2013, place Pigalle, les femmes chinoises sont pour la première fois nombreuses aux côtés d’autres travailleuses et travailleurs du sexe et membres d’associations de soutien (voir l’appel à manifester).
Comment expliquer la visibilité croissante de ces femmes chinoises travailleuses du sexe ? Les travaux sur la mobilisation de personnes marginalisées, tels les travailleuses et travailleurs du sexe (Mathieu 2001) et les sans-papiers (Siméant 1998), sont souvent partis du postulat que l’action collective de ces personnes était incertaine, voire improbable. La précarité, les risques d’arrestation, les objectifs individuels de court terme, le manque de ressources (linguistiques, de réseaux, etc.) figureraient parmi les facteurs d’une faible mobilisation. Or, les femmes chinoises travailleuses du sexe à Paris sont souvent sans-papiers et cumulent donc les deux formes de marginalité. Nous décrivons ailleurs le processus par lequel elles se sont mobilisées et souhaitons, ici, expliquer pourquoi cette mobilisation a soulevé tant d’intérêt à partir de deux constats. Le premier est que leur profil soulève des interrogations : bien que surexposées à des formes multiples de violences, elles ne correspondent pas aux stéréotypes de la prostitution, à savoir ceux du trafic des personnes et de l’exploitation. Second constat, même si l’impact de leurs actions reste faible, elles font preuve d’une volonté de prise de parole et d’action peu commune, et qui ne cadre pas avec les représentations dominantes des « victimes du système prostitutionnel » – pour reprendre le vocabulaire de la nouvelle loi.
Parcours et profil original des femmes chinoises
La recherche fondatrice menée par Florence Lévy (2015) sur l’immigration venue du Nord de la Chine permet aujourd’hui de comprendre le parcours des femmes dont nous parlons. En effet, les femmes chinoises travailleuses du sexe à Paris sont pour 70 % originaires du Nord de la Chine (Rapport d’activité du Lotus Bus, Médecins du Monde, 2015). Un certain nombre vient aussi de régions intérieures plus méridionales, mais les caractéristiques de ces femmes ne différent pas de celles des migrantes du Nord : une surreprésentation des femmes, un âge moyen élevé, pas de tradition migratoire locale, une migration souvent solitaire. Ces caractéristiques les différencient des migrations plus classiques venues des côtes sud-est de la Chine, et plus particulièrement, dans le cas de la France, de la région de Wenzhou (Chuang 2015 ; Behara et alii 2012 ; Wang et Le Bail 2016).
Cette particularité migratoire doit être comprise dans un cadre plus large de féminisation des migrations internationales depuis les années 1990. Les chiffres avancés par la Division « Population » du Département des affaires économiques et sociales de l’ONU en 2013, permettent de préciser cette tendance : parmi l’ensemble de la population migrante, les hommes restent globalement plus nombreux que les femmes. Toutefois, si l’on ne prend en compte que les pays du Nord [2], à partir de la tranche d’âge des 30-34 et au-dessus, les femmes sont proportionnellement plus nombreuses. Deux caractéristiques sont particulièrement intéressantes au niveau mondial. D’une part les pays d’accueil concernés par la féminisation des flux sont surtout ceux du Nord et, d’autre part, les femmes migrent de plus en plus souvent seules et de moins en moins souvent dans le cadre du regroupement familial.
En France, selon le recensement de 2011, 56 % des immigrés chinois (nés à l’étranger) étaient des femmes. Au début des années 2000, plusieurs enquêtes mettent en évidence l’émergence de nouvelles régions de départ vers la France depuis le Nord de la Chine et la surreprésentation des femmes parmi ces migrants [3]. Pour les Chinois originaires du Zhejiang, qui est la plus ancienne et la principale région d’origine des Chinois de France, la répartition était en faveur des hommes en 2005 (54 % d’hommes et 46 % de femmes), par contre pour les trois provinces chinoises du Nord-Est, fortement touchées par la restructuration des entreprises d’État et le chômage, la répartition penchait clairement en faveur des femmes – 71 % de femmes, 29 % d’hommes (Gao, Lévy, Poisson 2006). La proportion importante de femmes parmi les nouveaux flux de migration depuis la Chine, y compris les migrations irrégulières vers la France, suit des logiques complexes, qui dépendent à la fois du contexte de départ et des opportunités repérées dans les pays de destination (Xiang 2007). D’une part les hommes sont moins touchés par le chômage et la précarité qui augmente depuis les années 1990, d’autre part les informations circulent et diffusent l’idée que le marché de l’emploi est plus propice aux femmes : ateliers de textile jusqu’au début des années 2000 à Paris ; salons d’esthétique (nail salons), de massage, nourrice, travail domestique. Les enquêtes confirment que les migrantes de ces régions occupent souvent des emplois dits « féminins » (Pina-Guérassimoff 2010, Lévy 2012).
À leur arrivée, ces migrantes chinoises occupent le plus souvent une place de garde d’enfant ou de domestique pour d’autres familles chinoises. Certaines évoluent vers des emplois de ménage payés à l’heure, de manucure ou de massage (la condition du permis de résidence est alors souvent un obstacle). Enfin, un petit nombre fait le choix du travail du sexe, comme activité d’appoint ou unique (Lévy et Lieber 2009 ; Lévy 2012). Ainsi les Parisiens ont pu observer la présence croissante de ces femmes dans le quartier traditionnel de prostitution de Strasbourg – Saint-Denis, mais aussi dans les quartiers chinois de Belleville, et, dans une moindre mesure, du triangle de Choisy. Nouvelle dans ces quartiers, la présence de prostituées suscite davantage de conflits et entraîne des plaintes plus nombreuses de la part des riverains auprès de leurs élus.
Le travail du sexe est souvent un choix, aussi contraint soit-il par le statut de résidence et l’endettement. Il est en effet important de faire la différence entre victimes de la traite des personnes (trafficking) et clients de passeurs (smuggling) : les femmes arrivent avec des dettes importantes, mais elles ont fait la démarche volontaire de prendre contact avec leur passeur et se sont endettées auprès de leurs proches et non de lui. Contrairement aux femmes migrantes de certaines nationalités, elles n’ont pas été victimes de traite ou du moins ne se reconnaissent pas dans cette catégorie à la définition parfois floue. Il faut également souligner que la plupart travaille sans intermédiaire et n’est pas exploitée [4]. Enfin, malgré la difficulté d’une activité souvent violente et très stigmatisée, beaucoup expliquent de façon pragmatique ce choix qui permet à certaines de gagner plus d’argent et de rembourser plus vite leurs dettes, mais aussi de reconquérir une indépendance par comparaison aux conditions de travail dans les familles chinoises qui les embauchent.
Une cible privilégiée des violences et des politiques répressives
Si l’exploitation n’est pas le quotidien de la plupart des femmes chinoises travailleuses du sexe, la violence l’est. Il y a déjà cinq ans, Médecins du Monde, principal interlocuteur de terrain auprès de ces migrantes grâce à un programme de prévention en matière de santé et d’accès aux droits créé en 2004, avait réalisé une enquête aux résultats alarmants : 55 % des 86 femmes interrogées avaient été victimes de violences physiques, 38 % de viol, 23 % de séquestration. Après ces violences, seules 32 % des victimes de viol et 43 % des victimes d’autres violences avaient eu recours à un médecin et seules 26 % avaient eu recours à la police (dont 63 % accompagnées par une association) [5]. Certes, la surexposition aux violences est partagée par tou(te)s les travailleurs et travailleuses du sexe, mais le phénomène semble encore accru dans le cas des femmes chinoises. Cette impression est corroborée par les dénonciations de violences visant spécifiquement la population d’origine asiatique comme cela a été le cas en septembre 2016 lors de la manifestation « Stop à la violence. Sécurité pour tous » à Paris, ainsi que lors d’autres manifestations depuis le début des années 2000 (Chuang 2013).
Par ailleurs, à Paris, les femmes chinoises sont devenues une cible privilégiée des opérations policières contre le racolage, ainsi que les victimes des effets collatéraux de la lutte contre le proxénétisme. Comme le décrit Gwenaëlle Mainsant (2013), l’application volontariste de l’extension du délit de racolage par la Loi de sécurité intérieure votée en 2003 a, de fait, fortement réduit la prostitution de rue dans Paris intra-muros. Les interpellations pour racolage ont ensuite reculé. Toutefois, la présence croissante de femmes chinoises dans certains quartiers a donné lieu à des opérations spécifiques de lutte contre le racolage. C’est ce qui se produit dans le quartier de la Porte Dorée à la fin des années 2000, puis dans ceux de Belleville et de la Porte de Choisy depuis le début des années 2010. L’enquête de Médecins du Monde souligne l’existence d’un harcèlement policier à leur égard : arrestations abusives (73 % des répondantes ont déjà été arrêtées pour racolage, 35 % alors qu’elles n’étaient pas en train de travailler), utilisation des menottes (56 % des répondantes) et humiliations pendant la garde à vue (43 %), obligation de signer des procès-verbaux sans traduction (53 %). Ce constat est confirmé par une enquête de la Commission nationale Citoyens-Justice-Police (« Un harcèlement institutionnalisé, Les prostituées chinoises et le délit de racolage public », 2011). Depuis mai 2015, ce sont les travailleuses du sexe de Belleville qui sont la cible d’opérations de police. Elles étaient interpellées pour racolage avant la loi du 13 avril 2013, mais depuis l’abrogation du délit de racolage, les opérations de police n’ont pas cessé.
Il y a tout juste un an, les policiers ont commencé à nous interpeller dans la rue pour nous dire de ne pas rester là, de ne pas travailler. On n’osait plus sortir, aller faire des courses, la police mettait une forte pression. Si on avait des papiers, comme une carte de demandeur d’asile, ils déchiraient les papiers et ils nous prenaient en photo dans la rue avec leur téléphone. Depuis le 20 mai de cette année c’est reparti. Nous avons besoin de vivre, en Chine nous avons de la famille. Nous sommes venues ici pour gagner de l’argent parce que nos familles sont en difficulté. Chaque travailleuse du sexe a son histoire personnelle mais toutes sont venues gagner de l’argent et nous voulons rentrer en Chine […]
L’année dernière la police ne nous arrêtait pas, elle ne faisait que transmettre un message qui venait de la hiérarchie : à savoir ne pas laisser les femmes chinoises ici. Ils voulaient nous pousser à rentrer en Chine. Mais c’était une forme de violence car ils nous insultaient. Cette année ils nous arrêtent, même si nous sommes en train de faire les courses, et nous mettre en rétention. Quand on est arrêté, il nous faut recourir à un avocat pour sortir et cela coûte 1000 euros et il se peut aussi que nous soyons expulsées.
Dernièrement il y a une dizaine de femmes qui ont été arrêtées, il reste 5 femmes en rétention pour certaines depuis plus de 20 jours. Pour certaines, elles ont été arrêtées en faisant leurs courses. (Propos de femmes chinoises entendus lors de la réunion publique du 29 juin 2016, décrite ci-dessous)
Or les contrôles d’identité semblent viser les femmes asiatiques qui sont présumées travailleuses du sexe. Comme l’explique la Secrétaire générale du syndicat de la magistrature, il s’agit d’un abus policier, autrement dit de contrôles au faciès :
[les contrôles] se déroulent dans un rapport de force et d’intimidation qui est extrêmement problématique. Le premier cadre d’opération, le plus fréquent ici à Belleville, est lorsque le procureur de la République de Paris émet une réquisition : il dit dans tel quartier, durant telle durée (qui peut être renouvelée), les policiers pourront contrôler toute personne et le motif peut être divers (vols, trafic de stupéfiants, risque terroriste), pour une simple affaire il est possible d’émettre une réquisition et de contrôler tout le monde. Or, c’est ce qui se passe à Belleville, les policiers ne contrôlent pas tout le monde mais certaines personnes, c’est cela le contrôle au faciès, le contrôle discriminatoire. Derrière une mesure en apparence neutre, certaines personnes sont visées, en l’occurrence ce sont les travailleuses du sexe alors qu’elles ne font rien d’illégal. La logique derrière cela est une logique plus ou moins assumée par la Préfecture de police ou les élus qui est : par ces contrôles on va finir par les dissuader d’être sur le voie publique. (Réunion publique du 29 juin 2016)
Les femmes chinoises sont aussi victimes des effets collatéraux d’opérations de lutte contre le proxénétisme. Par exemple, en décembre 2013, la mairie du XIIIe arrondissement de Paris félicite le travail de la police et le « démantèlement de réseaux de prostitution dans le XIIIe » (voir aussi Le Parisien, 10 décembre 2013). La réalité est qu’il s’agit surtout d’une opération médiatique et que parmi la trentaine de personnes arrêtées, seules huit ont été mises en examen dont deux travailleuses du sexe pour proxénétisme hôtelier. Les autres, donc la grande majorité, étaient des travailleuses du sexe, c’est-à-dire des victimes selon la définition du proxénétisme. Si ce n’est pour donner le sentiment d’une opération de grande ampleur, la méthode ne semble pas très adéquate : portes forcées, personnes emmenées au poste pour, dans la majorité des cas, être relâchée quelques heures plus tard. (entretiens menés en décembre 2013, voir aussi le Canard enchaîné, 18 décembre 2013) Le résultat pour les femmes relâchées rapidement est une précarisation : elles ont perdu leur logement et souvent beaucoup d’argent et de biens. 16 ont fait des démarches pour la restitution de ces biens confisqués, que 14 ont récupérés au bout de deux ans (entretien avec Médecins du Monde).
La répression et l’intimidation tendent à renforcer l’exposition aux violences. Ce constat est partagé aussi bien par les associations abolitionnistes que par les autres. C’était l’argument clé en faveur de l’abrogation du délit de racolage. Cette répression policière, ainsi que la surexposition aux violences décrite ci-dessus, sont des facteurs importants pour comprendre la mobilisation des femmes chinoises dans le cadre du débat sur la proposition de loi.
Manifestations et auditions
Avant même que la proposition de « loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel » ne soit déposée, les travailleurs et travailleuses du sexe et les associations de terrain se mobilisent en faveur de la dépénalisation du racolage et en prévention de la pénalisation des clients. Les arguments ne sont pas très différents dans les deux cas : pénalisation du racolage ou des clients, le sentiment est que toute forme de répression tend à les marginaliser et donc à augmenter la stigmatisation et la violence à leur égard [6]. Lors de la manifestation du 16 mars 2013, les femmes chinoises sont pour la première fois visibles dans ce type de rassemblement. Masquées de blanc, elles sont venues soutenues par l’ONG Médecins du Monde. En effet, leur présence est le fruit d’ateliers de discussion sur leur santé et leurs droits, mais aussi d’actions collectives précédentes ayant favorisé leur participation aux débats politiques (Le Bail 2015).
Suite à cette première exposition en public, trois femmes chinoises sont reçues par la Ministre des droits des femmes de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, le 25 mars 2013. Deux ans plus tard, en mars 2015, leur association fait partie des représentants associatifs auditionnés par la commission spéciale du Sénat. Leur expérience est importante car elle contredit un certain nombre d’arguments qui fondent le projet de loi sur le « système prostitutionnel » : l’absence de réseaux transnationaux de prostitution (les femmes sont en général arrivées avec un visa et ont eu d’autres emplois), la rareté de la coercition, voire de l’exploitation, et des femmes déterminées malgré, ou peut-être en raison de la dureté de leur vie.
Les femmes chinoises sont à nouveau très mobilisées lors des manifestations suivantes et sont même coorganisatrices et en tête de la manifestation du 17 décembre 2014 pour la « Journée internationale de lutte contre les violences faites aux travailleurs et travailleuses du sexe ». Outre le fait qu’elles soient de nouvelles actrices dans la mobilisation autour des débats sur la prostitution, c’est aussi leur profil particulier qui attire l’attention des médias. Toujours soutenues par Médecins du Monde, mais aussi par le STRASS et d’autres associations, des élus et des riverains du quartier de Belleville, les femmes créent alors une association de travailleuses du sexe. Dans la rue et dans les médias, cette association a surtout été visible pour son plaidoyer au sujet du projet de loi, mais les motivations de départ sont moins connues et plus ambitieuses.
Des actrices invisibilisées au niveau local
L’association créée à la fin de l’année 2014 et officiellement enregistrée en janvier 2015 a deux objectifs principaux : premièrement, créer du lien entre les femmes, favoriser la solidarité et relayer les messages de prévention ; deuxièmement, favoriser leur intégration par des cours de français, des voyages et des sorties pour découvrir la France, mais aussi en développant le dialogue avec les élus et les riverains – c’est sûrement là le plus grand défis que l’association se donne (Rapport d’activité de l’association, 2015).
Contrairement à ce que des riverains ont pu rapporter, quand on voit partir de Belleville deux cars de femmes, ce n’est pas du proxénétisme à grande échelle, mais une association à but non lucratif qui a organisé un voyage en Provence pour permettre à une centaine de femmes chinoises d’aller marcher au milieu des champs de lavande. L’association s’appelle les Roses d’Acier :
La Rose, c’est un symbole de féminité. L’acier, c’est pour exprimer que nous sommes fortes. Notre organisation, les Roses d’Acier, a été créée en novembre 2014 par des travailleuses du sexe du quartier de Belleville. Le nom vient d’une chanson féministe populaire en Chine. La fleur, c’est un leitmotiv dans notre imaginaire quotidien. La plupart des femmes chinoises ici à Paris rêvent de faire un voyage en Hollande pour voir les champs de tulipes. Comme nous sommes en situation de séjour irrégulier, nous ne pouvons pas aller en Hollande, mais une de nos premières actions en 2015 a été d’organiser un voyage dans le Sud de la France pour voir les champs de lavande.
Au delà des voyages, de la solidarité et de la prévention, l’association tente de favoriser un dialogue avec les riverains. Sa première vocation est de devenir un interlocuteur direct des autorités et des institutions locales, mais sa participation en décembre 2014 à une réunion de coordination inter-arrondissements sur les questions de prostitution a mis les représentants politiques et les forces de l’ordre extrêmement mal à l’aise. Ils n’étaient pas prêts à discuter directement avec les personnes concernées. Par la suite, seuls les élus d’Europe Écologie – Les Verts aux mairies des Xe, XIe, XIXe et XXe arrondissements de Paris ont accepté de recevoir et de travailler avec cette association.
Fin mai 2015, alors que les opérations de répression du racolage sont renforcées dans le quartier de Belleville (voir l’article des Inrocks, août 2015), les femmes chinoises comprennent que cette répression découle des plaintes des riverains auprès des élus. Elles souhaitent donc s’adresser directement à ces riverains pour proposer d’autres modes de communication et d’autres solutions que les opérations de police. Ainsi, l’association les Roses d’Acier décide de nettoyer les rues de Belleville (voir flyer ci-dessous et la page Facebook réalisée par les associations partenaires).
En réaction aux discours qui les accusent de dégrader le quartier, de mettre à mal la belle diversité de Belleville, elles proposent, non sans humour, de contribuer à embellir les rues :
Nous avons commencé en juin, parce qu’à la fin du mois de mai, la police avait intensifié ses opérations de contrôle visant les travailleuses du sexe chinoises à Belleville. Puis nous avons à nouveau balayé les rues en juillet et septembre.
Nous faisons un boulot qui est très visible dans l’espace public, ce n’est pas facile d’être si visibles et nous savons que certains habitants sont irrités par notre présence. Mais nous aussi avons nos familles et nous ne voulons pas embêter celles des autres. Nous rendre encore une fois dans la rue et en balayer le sol, c’est une occasion d’entrer en dialogue avec nos voisins. Il nous a fallu beaucoup de courage pour aller dans la rue, chacune avec un balai dans la main, pour dire à tout le monde : nous arrivons à tenir bon aujourd’hui parce que nous portons en nous non pas la peur, ni la honte, ni le ridicule des autres ou le sentiment d’impuissance, mais la responsabilité d’être mère, fille et femme ! […]
En balayant le sol ici, nous prenons nos responsabilités. Nous vivons ici. Nous rions ici, nous pleurons ici, nous travaillons ici, nous faisons nos courses ici et prenons le soleil ici. Certaines d’entre nous se marient ici, ont des enfants, construisent des familles. Nous voulons montrer que nous faisons partie de ce voisinage.
Que signifie une « belle ville » ? Ils nous disent qu’à cause de nous, Belleville n’est plus belle, parce que nous sommes laides, sales, ignobles. Mais qui sont-ils pour nous juger ? Sont-ils plus beaux que nous ? Plus propres, plus nobles ? Régler les problèmes sociaux par la violence, c’est essayer de nous humilier, de nous insulter. Ignorer notre voix, c’est ignorer nos vies.
Les travailleuses du sexe ne parlant pas français, le balayage des rues est une occasion d’entrer en contact avec le voisinage. Des passants posent des questions et des sympathisants distribuent des flyers et engagent la conversation pour expliquer le désir de ces femmes chinoises de faire connaitre leur situation dans le quartier.
En avril 2016, la loi de lutte contre le système prostitutionnel est donc adoptée et le racolage dépénalisé. Mais, comme nous l’avons vu, dans le quartier de Belleville, la présence policière visant explicitement les travailleuses du sexe reste forte et les Roses d’Acier continuent d’espérer qu’entamer un dialogue avec les riverains pourra aider à faire reculer les opérations policières. Elles organisent ainsi une réunion publique le 29 juin 2016 à laquelle elles invitent les habitants. Contre toute attente la salle est pleine, et la présidente de l’association explique ce qu’est leur quotidien dans le quartier. Par cette réunion, une fois de plus, les femmes chinoises tentent de dialoguer avec les riverains afin de trouver d’autres solutions que les plaintes auprès des mairies.
Si les habitants viennent nous parler, nous voulons discuter. Aujourd’hui nous avons une association, si nous faisons des choses qui dérangent, vous pouvez venir nous en parler et nous transmettrons à nos « sœurs » comment se comporter. (Réunion publique du 29 juin 2016)
Comme le dit un avocat au cours de la réunion publique : « la police est transformée en un outil d’intermédiation au détriment des travailleuses du sexe, alors que cette intermédiation peut se faire en direct comme aujourd’hui ».
Cet article a tenté d’expliquer pourquoi la mobilisation des femmes chinoises au cours des années 2013-2016 leur a permis de gagner en visibilité dans les débats publics. Il montre aussi que malgré leurs tentatives, elles n’ont pas réussi à atteindre un des objectifs de leur collectif né en 2014 : créer un dialogue avec les riverains et les autorités locales. Le problème d’un dialogue en direct, selon certains représentants politiques (entretiens automne 2016), est qu’il risquerait d’accorder une reconnaissance à leur présence dans le quartier, et, par là, de favoriser l’enracinement de leur activité.
Pour poursuivre le travail entamé ici sur la difficulté pour un collectif de femmes, travailleuses du sexe et migrantes, de faire entendre leur voix dans leur quartier, il faut s’intéresser aux différents outils de la politique de la ville, aux discours et aux pratiques des autres acteurs en jeu, les élus locaux et les riverains. Les élus, responsables devant les riverains, ont d’une part pour objectif d’assurer la qualité de vie dans leurs quartiers ; d’autre part, dans le cadre des politiques d’égalité femmes-hommes, ils mènent des campagnes pour lutter contre le harcèlement et les violences visant les femmes dans les espaces publics. Dans ce contexte, la question des femmes, travailleuses du sexe dans la rue, conduit immanquablement à des positionnements complexes devant prendre en compte à la fois les questions de tranquillité publique et de promotion des droits, voire de protection de personnes vulnérables.
– Richard Behara (dir.), La Chine à Paris, Robert Laffont, 2012.
– Ya-Han Chuang, « Les manifestations des Chinois de Belleville. Négociation et apprentissage de l’intégration », La Vie des idées, 15 juillet 2013.
– Ya-Han Chuang, Migrants chinois à Paris : au delà de l’ « intégration » : la formation politique d’une minorité, thèse de doctorat sous la direction de Didier Lapeyronnie – Université Paris 4, 2015.
– Yun Gao, Florence Lévy, Véronique Poisson, « De la migration au travail. L’exploitation extrême des Chinois-e-s à Paris », Travail, genre et sociétés, 2/16, 2006 p. 53-74.
– Hélène Le Bail, « Mobilisation de femmes chinoises migrantes se prostituant à Paris. De l’invisibilité à l’action collective », Genre, Sexualité et Société, 2015.
– Florence Lévy, Marylène Lieber, « La sexualité comme ressource migratoire, Les Chinoises du Nord à Paris », Revue française de sociologie, 50(4), 2009, p. 719-746.
– Florence Lévy, « La Migration des Chinoises du Nord : une alternative genrée ? », Perspectives chinoises, 2012.
– Florence Lévy, Entre contraintes et interstices, l’évolution des projets migratoires dans l’espace transnational : une ethnographie des migrants de Chine du Nord à Paris, thèse de doctorat sous la direction de Isabelle Thireau et de Janine Dahinden, 2015.
– Carine Pina-Guerassimoff, « Migrantes, femmes, mères : les Chinoises… des “nouveaux oiseaux de passage” en Europe ? », Espaces, Populations, Sociétés, 2010. p. 471-484.
– Simeng Wang et Hélène Le Bail (dir.), « Migrations chinoises et générations », dossier spécial de la revue Hommes et Migrations, n°13-14, 2016.
– Biao Xiang, « The Making of Mobile Subjects : How Institution Reform and Outmigration Intersect in Northeast China », Development, 50(4), 2007, p. 69-74.
Pour citer cet article :
Hélène Le Bail, « Les trottoirs de Belleville. Les travailleuses du sexe chinoises entre répression et revendication »,
La Vie des idées
, 30 mai 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Les-trottoirs-de-Belleville
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[1] Le terme n’est pas utilisé dans son sens premier d’abolition de la réglementation de la prostitution, mais dans le sens qu’il a pris récemment pour désigner les associations ayant pour priorité la réduction, voire la disparition de la prostitution.
[2] Nous entendons ici Nord et Sud, non pas comme zones géographiques, mais comme ensembles politiques correspondant grosso modo à la division entre pays de l’OCDE et autres pays. Dans les statistiques de l’ONU présentées ici, le Nord correspond aux pays développés.
[3] Enquêtes de la Mire (Mission recherche du ministère de l’Emploi, de la Solidarité et de la Cohésion sociale) et de la DPM (Direction des populations et des migrations) de 1999-2000 ; recherche/action du BIT en 2004 pendant 4 mois à Paris.
[4] Le nombre de femmes ayant recours à un intermédiaire a augmenté ces dernières années car un nombre croissant d’entre elles travaillent via internet et ont recours à une personne parlant français pour créer une annonce ou recevoir les appels (certaines se débrouillent toutefois seules). Le rôle de l’intermédiaire est encore renforcé pour celles qui partent travailler dans les villes de régions (elles payent alors jusqu’à 50 % de leur revenus). La loi interdit également de louer un appartement aux personnes se prostituant, plusieurs propriétaires ou personnes sous-louant des appartements ont ainsi été arrêtées pour proxénétisme au cours des dernières années. Malgré ces cas d’exploitation, les personnes reportent de très rares cas de racket, de menace ou de coercition de la part des loueurs ou intermédiaires.
[5] Rapport d’enquête « Travailleuses du sexe chinoises à Paris face aux violences », Médecins du Monde, février 2013.
[6] Les femmes chinoises comme les autres travailleurs et travailleuses du sexe mobilisé(e)s, ont soutenu le projet de loi concernant l’abrogation du délit de racolage, mais se sont largement opposées à la pénalisation des clients. Concernant le pan social de la loi, à savoir la création d’un parcours d’aide à la sortie de prostitution, les avis sont très partagés, ce qui reflète la diversité des situations. Certaines personnes, en général les migrantes sans-papiers et dans des situations de grande précarité, espèrent pouvoir en profiter rapidement pour obtenir des papiers de résidence. D’autres trouvent la proposition moralisante : y participer reviendrait à dénoncer le fait d’avoir un jour choisi cette activité. D’autres, encore, trouvent que le programme manque de pragmatisme, voire pose problème en termes d’égal accès aux droits en conditionnant les demandes de parcours de sortie à l’arrêt de la prostitution. Ce dernier avis est partagé par [le Défenseur des droits (avis n°15-28 du 16 décembre 2015).