La défiance à l’égard du personnel politique, devenu l’une des cibles de la vindicte populaire et la dégradation de leur rémunération et de leur considération sociale sont-elles le signe d’une dévalorisation générale du métier politique ?
La défiance à l’égard du personnel politique, devenu l’une des cibles de la vindicte populaire et la dégradation de leur rémunération et de leur considération sociale sont-elles le signe d’une dévalorisation générale du métier politique ?
Depuis quelques années, dans le contexte d’une exacerbation de la défiance à l’égard du personnel politique [1], les signes d’une dévaluation de l’activité d’élu et d’une moindre attractivité des mandats se multiplient dans l’actualité. Les élus locaux sont devenus une des cibles de la vindicte populaire : les agressions des élus, principalement des maires, croissent et semblent attester d’une dégradation de leur honorabilité et de l’« estime sociale » dont ils jouissent (au sens donné à cette expression par Max Weber). En 2022, selon l’Observatoire de la démocratie de proximité, 2 265 plaintes d’élus et de signalements de violence contre eux ont été recensées (c’est un tiers de plus qu’en 2021), un maire sur deux dit être confronté personnellement à des incivilités, un sur trois être attaqué sur les réseaux sociaux… En partie dues à cette violence, le rythme des démissions de maire s’intensifie (on recense 1 500 démissions de maire en 2023) [2].
Les départs, fortement médiatisés, de la vie politique vers des fonctions plus rémunératrices dans le privé semblent par ailleurs se multiplier. En avril 2021, Brune Poirson, ancienne secrétaire d’État à la Transition écologique redevenue député, quitte huit mois plus tard son mandat pour devenir directrice du développement durable du groupe ACCOR, un important groupe hôtelier. Le 20 décembre 2022, Jean Rottner met fin à son mandat de président de la région Grand Est en annonçant qu’il quitte la vie politique « pour impératifs familiaux ». Mais dix jours plus tard, il rejoint le groupe immobilier Réalités en tant que directeur régional dans un secteur spécialisé dans les collectivités territoriales.
Les élus n’hésitent plus à déclarer, anonymement ou non, qu’ils s’estiment mal indemnisés. À un journaliste de l’émission Quotidien, le député Jean-Christophe Lagarde déclare le 30 juin 2017 qu’il gagne « moins que le salaire moyen des Français » : « Moi Monsieur, je vais vous dire que j’ai, à mon avis, moins que le salaire moyen des Français au regard du nombre d’heures que j’y consacre, du peu de week-ends que je peux avoir et des responsabilités que j’exerce. Quand vous travaillez 15 heures par jour… » Le 21 juillet 2017, Le Monde relaie des débats parlementaires sur la question des indemnités. Certains députés regrettent d’être « parmi les 20 % les moins bien payés » des personnes travaillant à l’Assemblée nationale. En décembre 2017, une députée de la République en Marche, anciennement cheffe d’entreprise, regrette que ses revenus soient passés de 8 000 euros à 5 000 euros et évoque une dégradation de ses conditions de vie : « Je vais moins souvent au restaurant, je mange pas mal de pâtes, j’ai ressorti des vêtements de la cave et je vais devoir déménager. » Des députés battus en 2022 semblent peiner à se reconvertir, considérant qu’avoir été parlementaire relève d’un stigmate [3]. « Avoir fait de la politique c’est comme être un repris de justice pour les employeurs », déclare Valérie Petit, élue à Lille en 2017. Dans le Tarn, Marie-Christine Verdier-Jouclas ne parvient pas à retrouver son emploi dans le secteur bancaire : « À cause de mon engagement politique, le directeur général ne voulait pas que je sois en contact avec la clientèle » (elle a trouvé finalement un emploi dans la confection textile).
Ces divers phénomènes relèvent de logiques et de dynamiques de changement très différentes qu’il faut analyser avec prudence. Font-elles signe vers une dévalorisation générale du métier politique ? Observe-t-on un déclassement des positions électives et de la profession politique ? Des élus déclassés [4] propose une réponse nuancée à cette question en multipliant les éclairages et focales d’analyses. Il cherche à éviter les « excès de vitesse [5] ». D’abord, parce que le groupe des élus n’est pas homogène (les transformations en cours ne les affectent pas tous de la même manière). On dénombre 500 000 élus en France, pour la plupart municipaux et parmi eux, approximativement 20 000 professionnels de la politique qui tirent de cette activité leurs revenus principaux. Ensuite, parce que les évolutions observables sont contradictoires. Elles convergent moins vers un déclassement général que vers une perte de prestige et une vulnérabilité de la condition d’élu, une incertitude croissante et une dégradation, variable, des conditions d’exercice des mandats et des carrières.
On observe incontestablement une série de transformations qui vont dans le sens d’une précarisation et d’une dévaluation de l’activité politique et des positions électives. Le métier politique semble d’abord plus incertain. La multiplication des alternances au niveau national entraîne des renouvellements politiques profonds [6], tandis que la limitation du cumul des mandats (incompatibilité d’un mandat de parlementaire avec celui de membre d’un exécutif local depuis 2017) contrarie les stratégies de repli sur le local. Le cumul était en effet un outil de réduction de l’incertitude électorale et de construction de l’inamovibilité électorale. La position des élus est désormais plus précaire. De manière concomitante, les élus ont perdu ces dernières années, suite à la succession d’affaires (Cahuzac en 2013, Fillon en 2017…) et le vote de lois de « moralisation » de la vie publique, un ensemble d’avantages familiaux ou clientélaires (interdiction d’embaucher des membres de sa famille pour les parlementaires, suppression de la réserve parlementaire…) et sont soumis à une surveillance accrue (déclaration d’intérêt et de patrimoine, contrôle des frais parlementaires de représentation, évaluation de plus en plus précise et médiatisée de l’activité parlementaire et de l’absentéisme, notamment par la presse locale…). L’exigence d’exemplarité s’est accentuée avec le développement de la transparence de la vie publique et le rôle accru de sa haute autorité (HATVP). Les lois sur la parité ont, d’une autre manière, déstabilisé la profession politique : les hommes ont dû laisser une partie de leurs places et positions aux femmes, et cette féminisation est parfois perçue comme un indicateur de déclassement. La multiplication des scandales sexuels et le mouvement #MeToo ont mis sous surveillance les conduites et la vie privées des hommes politiques qui pouvaient être une source de « rétribution » du métier [7].
Notons que ces évolutions n’ont en rien atténué la défiance dont le personnel fait collectivement l’objet. Dans une enquête de décembre 2023, 87 % des Français estiment que les personnes exerçant des responsabilités sont « corrompues » ou « corrompues pour une grande partie d’entre elles » selon une étude Harris Interactive réalisée pour Transparency International France et la Fondation Jean Jaurès. Le discrédit de la classe politique n’est pas nouveau [8], mais s’est renforcé. Il n’est sans doute pas étranger au fait que les hommes politiques ont perdu une partie de leur pouvoir (notamment sur l’économie ou en faveur de l’exécutif pour les parlementaires) ou s’en sont dessaisis [9]. L’érosion du prestige des gouvernants n’est pas sans lien avec leur perte de marges de manœuvre. Selon Érik Neveu, les moyens d’une prise sur le monde se sont triplement érodés et défaits : par la « réduction organisée des leviers d’influence du politique » (multiplication des institutions indépendantes comme la Banque centrale européenne), « la déliquescence de l’imagination politique », et « le désenchantement de la croyance dans le pouvoir du politique d’améliorer le monde » [10]. La science politique a bien documenté et analysé cette incapacité d’agir croissante [11].
L’exercice des mandats apparaît pourtant de plus en plus exigeant. Les enquêtes sur les agendas d’élus établissent une intensification des rythmes d’activité [12]. La dévalorisation du parlement n’empêche pas les députés de siéger plus (en session et en commission) [13]. Le métier politique local s’est technicisé et complexifié avec la décentralisation, la territorialisation des politiques publiques et le développement de l’intercommunalité. La multiplication des démissions de maire peut être lue comme un des symptômes d’une dégradation des conditions d’exercice du mandat, levant le spectre d’une crise des vocations. Les attentes des citoyens « usagers », de plus en plus exigeants, s’accroissent, alors que les moyens financiers des communes se tarissent, qu’un sentiment d’abandon se développe dans les territoires ruraux, et que l’exercice du mandat exige de plus en plus de technicité. L’effondrement des services publics expose ainsi frontalement les maires aux récriminations. La conciliation d’une activité professionnelle avec un mandat de maire devient de plus en plus difficile (elle s’impose pour les non-professionnels de la politique). En découle la part importante des retraités parmi les maires (40 % en 2020).
Le travail politique est donc plus exigeant, mais il n’est pas pour autant mieux indemnisé. Éric Buge et Étienne Ollion qui ont étudié l’évolution du revenu indemnitaire des parlementaires sur un siècle (1914-2020) [14] établissent une tendance à la « baisse de revenus récente, mais indéniable » et au déclassement. En 1910, le montant de l’indemnité parlementaire situe les députés, selon leurs calculs, parmi les 1 % des Français percevant les plus hauts revenus, tandis qu’en 2020 leur indemnité les situe dans la tranche des 3 % des Français les mieux rémunérés. Les auteurs notent que « le niveau de l’indemnité parlementaire connaît un point d’inflexion autour des années 1990, décrochant alors par rapport aux revenus des couches sociales supérieures ». Ils précisent : « si le revenu des élus évolue au même rythme que le revenu médian jusqu’aux années 2000, il décroît en termes réels ensuite. Le fait est remarquable : depuis les années 2000, le revenu effectif des députés a progressé au rythme des réévaluations légales des salaires de la fonction publique, ce qui signifie que leur pouvoir d’achat a baissé ». Le personnel politique est d’autant plus sensible à ce déclassement qu’il est de plus en plus issu des classes supérieures (au niveau local comme national [15]) et que l’écart avec les salaires des cadres du privé s’est accentué [16].
Ces transformations contribuent à expliquer l’attractivité nouvelle qu’exercent chez les élus les métiers du privé plus lucratifs et l’accroissement des retraits volontaires de la politique, établi par Louise Dalibert. Cette dernière a construit un corpus d’élus constitué par les 933 individus passés, à un moment donné, par la députation entre 1997 et 2017 et qui n’exerçaient plus de mandat électif en décembre 2021. Elle établit la croissance du nombre de retraits : s’ils n’étaient que 69 à avoir quitté la vie politique entre 1997 et 2002, ils étaient 386 entre 2013 et 2017 et 248 entre 2018 et 2021. Louise Dalibert distingue huit motifs de retrait. Le retrait peut d’abord coïncider avec la mort de l’élu (6,8 % des retraits). Parfois c’est la maladie (3,9 %) ou la vieillesse (22,9 %) qui poussent les acteurs politiques à quitter leurs mandats. Dans d’autres cas, ce sont les aléas de la vie politique qui causent la sortie : la défaite (34,9 %) ou le discrédit des affaires et des scandales (6,6 %). Les retraits peuvent également être motivés par des choix de bifurcation biographique : la nomination à un emploi public (3,2 %), la reconversion professionnelle (7,4 %) ou le choix de prendre sa retraite (14,3 %). Rompant avec la conception classique de la « carrière à vie », les retraits volontaires connaissent une croissance notable. Sur la période, si l’on écarte les retraits causés par le décès, la maladie, les défaites et les affaires, ils représentent 47,8 % des retraits, soit 446 au total. S’ils étaient seulement 30 entre 1997 et 2002, le chiffre s’élève à 168 entre 2013 et 2017 puis à 135 entre 2018 et 2021. La politique est donc une activité que l’on peut désormais vouloir quitter, et en cela elle se banalise et se normalise.
À partir du cas de députés qui ne se sont pas représentés à l’issue de leur premier mandat parlementaire, Juliette Bresson explore ce que peuvent révéler les sorties délibérées du champ politique. Elle analyse finement les parcours de trois parlementaires de la République en Marche et dégage les raisons de ces sorties précoces : la politique est coûteuse sur le plan biographique (sacrifice de la vie personnelle et familiale), elle n’apporte pas les rétributions symboliques et matérielles du métier exercé auparavant, elle procure un sentiment d’inutilité (les parlementaires ont souvent l’impression de ne pas contribuer significativement au travail législatif). Ces trois sont « entrés par une brèche », sans avoir été socialisés au préalable aux exigences de la fonction. Comme l’écrit Juliette Bresson, « ils n’ont pas supporté ses conditions réelles d’existence, ses aspects chronophages, exigeants et parfois violents. » Ces brefs passages en politique soulignent que la vocation n’est pas systématiquement un attribut du métier et que le monde politique n’est pas toujours captivant et attractif, bien au contraire. On peut aussi émettre l’hypothèse que les nouvelles générations d’hommes et femmes politiques sont plus sensibles aux coûts biographiques (et familiaux) de l’engagement exigé par l’exercice des mandats et cherchent à mieux préserver leur vie familiale [17].
Les retraits de la politique sont d’autant plus importants qu’un nouveau marché de reconversion s’est développé, lié notamment aux nouvelles porosités entre mondes politique et économique, du conseil et de l’expertise, amplifiant et déplaçant les termes du traditionnel pantouflage, comme l’analyse Antoine Vauchez. Il montre que « la disposition, mais aussi la capacité à pantoufler des politiques restent inégalement réparties ». Elles dépendant d’un ensemble d’attributs tels le sexe, la formation initiale, le passage par l’ENA ou l’appartenance à la haute fonction publique, de sorte que les pantoufleurs sont au regard des « non-pantoufleurs », plus souvent des hommes, plus diplômés et plus « haute fonction publique ». Il établit aussi que « toutes les positions occupées dans le champ politique ne se prêtent pas également à une reconversion professionnelle dans le champ économique, tant s’en faut. Les anciens commissaires européens, ministres et membres des cabinets ministériels sont davantage courtisés que les anciens parlementaires et leurs assistants ; de plus, ceux qui ont occupé des postes (parlementaires ou gouvernementaux, nationaux ou européens) traitant de secteurs économiques (industrie, équipement, transport, énergie, etc.) ou économiquement porteurs (transition écologique, numérique, santé, finance, et plus récemment éducation) pantouflent plus fréquemment que ceux qui ont travaillé du côté des dossiers et des secteurs relevant de la « main gauche » de l’État ». La question reste ouverte de savoir si les circulations entre la politique et le monde des affaires traduisent le déclassement des positions politiques et l’ouverture d’un espace « monnayable » du politique – où l’expérience élective ou ministérielle a une valeur d’échange – ou bien la recherche de positions d’attente liées à la plus grande vulnérabilité des carrières politiques.
La thèse du déclassement des élus mérite pourtant d’être fortement nuancée. La politique est une activité qui n’a pas perdu tout son prestige et son attractivité. Les mandats sont toujours convoités tant au niveau local que national. On observe certes une tendance à la baisse du nombre de candidats aux élections, mais elle n’est pas assez significative pour en déduire une baisse de l’appétence pour la politique élective. 6 293 candidats sont en lice pour le premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 (ils étaient 7 882 cinq ans plus tôt et 8 221 en 2002). Il ne faut pas surestimer le phénomène des retraits volontaires : parmi les députés de 1997 à 2017, les reconversions lucratives dans le privé ne concernent que 13 % d’entre eux. Lorsqu’ils arrêtent la politique, l’immense majorité prend sa retraite (64 %). Seuls trente députés de la République en Marche sur les 308 élus en 2017, ont décidé de ne pas se représenter en 2022. Juliette Bresson montre que la majorité des députés novices de la République en marche élus en 2017 ont désiré se maintenir en place cinq ans plus tard. Les secondes candidatures l’attestent, même si tous n’ont pas été réélus : sur les 103 élus en 2017, 74 ont été réinvestis et 49 sont encore députés au cours de la XVIe législature. En dépit des conditions d’existence imposées par le mandat – et largement décriées par les novices – du rythme de travail effréné, des contraintes de publicité ou de la violence supportée, ont pu se développer des formes d’attachement à la fonction, des volontés de se professionnaliser, mais aussi une dépendance au métier et à sa rémunération. La thématique du « blues des maires » est certes très présente dans l’actualité depuis une dizaine d’années, où elle est largement rapportée aux difficultés liées à l’exercice du mandat. Mais les causes sont plus hétérogènes et, surtout, ce « blues » concerne principalement les maires vieillissants de petites communes [18]. La crise des vocations municipales ne se vérifie pas de facto aux élections municipales de 2020 (902 465 candidats contre 926 068 six ans plus tôt).
Loin d’être impuissants, les élus se sont adaptés aux transformations des règles du jeu politique évoquées plus haut. Pierre Lascoumes a montré que les élus ont domestiqué à leur avantage les lois de moralisation de la vie publique votées entre 2015 et 2017 [19]. Le cumul des mandats perdure, comme le montre Guillaume Marrel. Certes, la mise en œuvre des dernières mesures de « décumul » et les repositionnements des élus qui font carrière en politique traduisent « la dissociation attendue entre l’espace de la représentation nationale et le gouvernement local ». La loi de 2014 a coupé l’expérience parlementaire du leadership et du contrôle des ressources territoriales, sans empêcher les députés et les sénateurs de siéger au local. Les modèles de carrière par accumulation notabiliaire, stabilisés dans les années 1960 et 1970 et ajustés à la marge après 1985 et 2000, se recomposent à la faveur des stratégies individuelles et partisanes de repositionnement des notables. Les « grands notables » ont adopté une stratégie de repli sur leurs mandats urbains ou régionaux, pourvoyeurs de fortes ressources (notamment clientélaires), au détriment de la représentation nationale (Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Carole Delga, Stéphane Le Foll, François Rebsamen…). Mais, si la loi est sans doute parvenue à réguler les excès du cumul vertical, « elle ne réglemente que marginalement les cumuls dits « horizontaux », en laissant perdurer l’occupation simultanée et problématique de deux, voire trois fonctions exécutives locales à plusieurs niveaux du système politico-administratif ». Concernant les parlementaires, la moitié des députés élus en 2022 conserve un autre mandat électif : de conseiller municipal dans 38 % des cas, de conseiller régional (19,7 %), de conseiller départemental (14,6 %).
L’indemnisation des mandats est fixée par des règles opaques et discutables. Elle est au principe de sensibles inégalités de rétribution en fonction des mandats, certains étant faiblement rémunérés, surtout au regard des activités et exigences qu’ils impliquent. Mais l’indemnisation offre toujours un statut privilégié aux plus grands élus. En 2020, le revenu effectif estimé tiré de l’indemnité parlementaire était de 2,4 fois le montant du salaire moyen. Un(e) député(e) sur six (94 soit 17 %) déclare en 2022 conserver au moins une activité professionnelle rémunérée en parallèle de son mandat [20]. Le développement des intercommunalités a de facto renforcé sensiblement l’offre de positions rétribuées et réservées aux élus locaux, notamment dans les exécutifs de ces établissements publics ou dans les syndicats de traitement (eau, déchets, etc.) [21]. Les catégories supérieures sont parfois prêtes à sacrifier une partie de leur niveau de vie : parmi les nouveaux élus de la majorité présidentielle (groupe Renaissance), les députés Marc Ferracci, Benjamin Haddad ou Astrid Panosyan-Bouvet ont divisé (au moins par deux) leur revenu [22].
Comme l’analysent Catherine Achin et Sandrine Lévêque, la féminisation du personnel politique a été rapide, et contrainte par différentes loi (sur la parité en politique). Ce mouvement a pu être perçu comme une atteinte directe aux monopoles masculins. Mais, dans les faits, on observe le maintien d’une division du travail politique qui préserve le monopole masculin sur l’exercice des responsabilités les plus stratégiques et éminentes. Plus, l’entrée massive des femmes en politique n’a pas fondamentalement modifié le métier politique et ses conditions concrètes d’exercice, et elle s’est faite surtout faite au profit de femmes dont les ressources et trajectoires ressemblent à celles des hommes politiques. « Les conditions dans lesquelles s’opère aujourd’hui la féminisation du métier permettent une sélection sociale importante des prétendantes et le maintien d’une division du travail politique qui préserve le monopole masculin sur l’exercice des responsabilités les plus stratégiques, la rendant de fait acceptable. Le bastion n’est pas tombé, seule sa façade a été modifiée. Des fissures sont toutefois travaillées de l’intérieur par des actrices critiques, prenant appui sur la vitalité des mouvements féministes et leur diffusion de nouvelles normes et pratiques de genre ».
Globalement, le métier politique se transforme plus qu’il ne se déclasse. L’activité politique est plus précaire et vulnérable, mais avec de forts contrastes selon les mandats et les carrières. Elle est aussi plus exigeante, et peut-être plus ingrate, mais continue d’être prisée.
par & , le 7 février
Didier Demazière & Rémi Lefebvre, « Les vulnérabilités de la condition d’élu », La Vie des idées , 7 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Les-vulnerabilites-de-la-condition-d-elu
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[1] Voir les enquêtes « Fractures françaises » du CEVIPOF.
[2] Sur 2014-2024, ces démissions ont doublé par rapport à 2004-2014 (chiffres de l’Association des Maires de France).
[3] « Un an après les législatives, la reconversion des ex-députés macronistes », Le Figaro, 19 juin 2023.
[4] Voir la table des matières à la fin de ce texte.
[5] Jean-Claude Passeron, « Attention aux excès de vitesse. Le “nouveau” comme concept sociologique », Esprit, vol. 125, 1987.
[6] On dénombre 72 % de néo-députés après les élections législatives de 2017, (52 % en 2022). Le personnel politique local bénéficiant d’une prime aux sortants plus forte est quant à lui plus stable. Voir Rémi Lefebvre, Sébastien Vignon (dir.), Démobilisation électorale dans la France urbaine. Les élections municipales de 2020, Rennes, PUR, 2023.
[7] Vanessa Jérome, « Briser les silences dans les partis politiques ? », in Esther Benbassa (dir.), Violences sexistes et sexuelles en politique, Paris, CNRS Éditions, « Débats », 2018, p. 27-32.
[8] Dominique Damamme, « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », in Michel Offerlé (dir.), La Profession politique, xixe-xxe siècle, Paris, Belin, 1999, p. 37-67.
[9] Ce sentiment est présent chez les élites économiques et patronales. Voir Michel Offerlé, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard, 2021.
[10] « Peut-on faire du crétinisme politique un objet de science ? », in Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de Daniel Gaxie, Rennes, PUR, 2019.
[11] Pour une synthèse, Brigitte Gaïti, « L’impuissance ministérielle. Désenchantement du politique et transformation du métier gouvernemental », in Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ?, op. cit. Voir aussi Alexandre Siné, L’Ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris, Economica, 2006 et Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
[12] Laurent Godmer, Guillaume Marrel, La Politique au quotidien. L’agenda et l’emploi du temps d’une femme politique, Lyon, ENS Éditions, 2016 ; Rémi Lefebvre, « Saisir le métier politique par les agendas. Entre maîtrise et imprévisibilité du temps », Temporalités, vol. 36, 2022.
[13] Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion, Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Paris, Raisons d’agir, 2017.
[14] « Que vaut un député ? Ce que l’indemnité dit du mandat parlementaire (1914-2020) », Annales. Histoire, Sciences sociales, mars 2023.
[15] Julien Boelaert, Sébastien Michon, Étienne Ollion, « Le temps des élites. Ouverture politique et fermeture sociale à l’Assemblée nationale en 2017 », Revue française de science politique, vol. 68, 2018, p. 777-802.
[16] L’évolution sociologique du personnel parlementaire amène à des conclusions nuancées au regard de la thèse du déclassement : d’un côté la part croissante des assistants parlementaires l’accréditent, d’un autre côté le poids des catégories supérieures la contredisent (mais il ne s’agit pas des catégories les plus élevées : hauts fonctionnaires, professions les plus rémunérées…). L’activité parlementaire est de moins en moins attractive pour les franges supérieures des catégories favorisées. La part des professions libérales est passée de 12 à 6 % entre 1978 et 2012. La baisse des hauts fonctionnaires est elle aussi significative : elle passe de 13,4 % à 6,6 % (de 7 à 5 % pour les énarques). Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion, Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, op. cit.
[17] Christelle Gris, Femmes d’élus. Sociologie d’un second rôle, Lormont, Le Bord de l’eau, 2021.
[18] David Guéranger, « Interpréter le « blues des maires ». Communication institutionnelle et crise de l’engagement politique bénévole », Métropolitiques, 17 février 2020.
[19] Pierre Lascoumes, L’Économie morale des élites dirigeantes, Paris, Presses de Sciences Po, 2022.
[20] « Analyse des déclarations d’intérêts et d’activités des députés », Haute autorité pour la transparence de la vie publique, février 2023.
[21] Fabien Desage, David Guéranger, La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, « Savoir/Agir », 2011.
[22] Astrid Panosyan-Bouvet déclare plus d’un million d’euros de revenus nets en 2021.