Adopté par l’Assemblée nationale – sans vote, par utilisation de l’article 49-3 – le projet de loi « Macron » pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques a été voté par le Sénat le 12 mai dernier. Pas moins de 133 heures de débat en séance ont été nécessaires à cette adoption (après 111 heures à l’Assemblée) pendant lesquelles les mesures initialement annoncées concernant les professions réglementées ont été remaniées vers une plus forte libéralisation.
Les débats vifs autour de ce projet s’inscrivent dans une longue controverse française sur les professions réglementées depuis plus d’un demi-siècle [1]. Dès 1959, le rapport Armand-Rueff fustige « les situations de sclérose, de malthusianisme ou d’inadaptation [...] dans l’organisation de certaines professions » ayant permis la constitution « au sein de notre système économique, des îlots de résistance aux nécessaires aménagements [...] qu’exigent le progrès technique, le renouveau démographique et l’évolution sociale » [2] . Cinquante ans plus tard, en 2008, le rapport Attali dénonce de façon proche les freins à la croissance que constituent les réglementations des professions qui « figent l’offre de services, empêchent le développement de l’emploi et ne créent aucune pression à l’innovation » [3]. En 2013, les préconisations du rapport commandé par le ministre de l’économie et des finances, Pierre Moscovici, à l’Inspection Générale des Finances (IGF) conduisent successivement pharmaciens, avocats, huissiers et notaires à manifester. Dernier rapport en date, volontairement plus consensuel à la demande du gouvernement, le rapport Ferrand s’ouvre toutefois sur un constat sévère : « ne pas moderniser et ne pas adapter les professions dites réglementées serait les condamner » [4].
Une telle modernisation est aussi réclamée par les instances européennes. En 2006, la directive Bolkenstein réaffirme la libre prestation de service au sein des États membres de l’Union, inscrite dès 1957 dans le Traité de Rome, mais non réalisée jusqu’alors. Alors que les professions réglementées, en particulier dans les domaines du droit et de la santé, ont longtemps échappé à l’application de ce principe en raison de leur statut particulier dans la société, la Direction Générale de la concurrence de la Commission européenne enjoint aujourd’hui les États membres à les rendre conformes aux règles de la concurrence européenne [5]. Dans ce cadre, avocats, notaires, pharmaciens, comptables, mais aussi architectes et ingénieurs sont invités à éliminer les règles en vigueur dans leur profession occasionnant une atteinte à la concurrence dans leur secteur d’activité.
L’avis est unanime : il est nécessaire de libéraliser les professions réglementées au nom de l’efficacité économique, en intensifiant la concurrence et en baissant les prix, de façon à inciter à l’innovation, accroître l’emploi et, finalement, relancer la croissance. Ainsi, les récents projets de réforme des professions du droit, par exemple, n’ont pas pour objectif d’étendre l’accès au droit des citoyens ou de renforcer leur sécurité juridique, mais un objectif clairement économique ; elles ne relèvent pas d’une réforme de la justice, mais d’une loi « pour la croissance et l’activité » qui vise à « développer l’accès à des services moins chers » (consulté le 28/02/2015).
Or supposer, sans nuance, qu’une suppression ou, pour le moins, un allègement des règles des différentes professions conduira nécessairement à accroître l’efficacité économique relève d’une lecture partielle des enseignements de la théorie économique. Cette dernière met en effet en évidence que la plupart des marchés sont, de fait, réglementés et que la réglementation appropriée dépend des spécificités de chaque marché – le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel a été décerné à Jean Tirole en 2014 pour ses travaux sur ces deux points. Or les rapports publics évacuent le plus souvent ces spécificités et englobent généralement sous le vocable de « professions réglementées » un ensemble – chaque fois défini de façon différente d’ailleurs – de métiers et d’activités divers dont les particularités sont gommées [6].
Cette contribution revient dans un premier temps sur la lecture de la théorie économique retenue par les différents rapports préconisant la libéralisation des professions réglementées. Elle montre ensuite comment la théorie économique, parallèlement, justifie aussi la réglementation de ces professions. Cette justification est cependant très générale et ne rend pas compte des règles concrètement adoptées par les différentes professions. Lorsqu’elle se situe à ce niveau élevé d’abstraction et de généralité, la théorie économique ne permet pas de trancher entre la thèse de la déréglementation totale des professions et celle de leur réglementation, procurant des arguments favorables aux deux types de préconisations. Elle offre pourtant des outils d’analyse permettant de dépasser leur opposition et d’approfondir l’analyse des réglementations professionnelles. En mobilisant une typologie des biens classique en économie, nous distinguons différents services fournis par les professions. La question de la libéralisation ne se pose alors plus dans des termes uniformes à toutes les professions réglementées ni, au sein de chaque profession, à tous les services que ses membres proposent aujourd’hui.
Réformer pour amplifier la concurrence
La théorie économique néoclassique montre que l’équilibre obtenu sur un marché en concurrence parfaite est à la fois efficace et optimal (cf. encadré). Cependant, les conditions de réalisation de la concurrence parfaite ne sont pas satisfaites sur la plupart des marchés existants, qui relèvent donc, en pratique, de régimes de concurrence imparfaite. Le degré de concurrence entre les offreurs y est alors réduit, ce qui nuit aux consommateurs : ils paient en effet plus cher des biens disponibles en quantité moindre par rapport à la situation de concurrence parfaite. Cette situation est au fondement de la critique des professions réglementées : leur réglementation réduit le degré de concurrence, favorisant une situation de concurrence imparfaite, alors que leur déréglementation permettrait au contraire d’accroître la concurrence entre les professionnels et de se rapprocher des conditions de réalisation de la concurrence parfaite.
Régimes de concurrence parfaite et imparfaite
Un marché est en concurrence parfaite si :
– le service échangé sur le marché est homogène : les acteurs en considèrent chaque unité comme parfaitement interchangeable ; ceci implique, entre autres, que les acheteurs sont indifférents à l’identité de l’offreur ;
– les actions des différents acteurs n’ont pas d’impact sur la formation du prix (hypothèse d’atomicité), ce qui signifie que le lien entre ces acteurs ne passe que par les prix ;
– il n’y a aucune entrave à l’accès au marché ;
– l’information est transparente : les acteurs peuvent, à tout moment, connaître sans coût toute l’information relative aux prix ;
– les facteurs de production sont parfaitement mobiles : il n’y a aucun obstacle au déplacement des travailleurs et des capitaux entre les différents producteurs.
Lorsque cet ensemble d’hypothèses est satisfait, la formation des prix ne dépend que de la rencontre entre l’offre et la demande. L’équilibre obtenu (le prix et la quantité échangée) est à la fois efficace et optimal : efficace car il n’y a aucun gaspillage des ressources ; optimal car il maximise le bien-être économique des acteurs du marché.
Dès lors qu’une de ces hypothèses n’est pas satisfaite, la concurrence est qualifiée d’imparfaite. C’est ainsi le cas lorsque les biens échangés sont hétérogènes – en qualité notamment – lorsque l’accès au marché est limité, quand l’information n’est pas disponible pour tous ou lorsque travail et capital ne circulent pas librement.
En régime de concurrence parfaite, le prix obtenu à l’équilibre est égal au coût marginal du producteur, c’est-à-dire au coût de production de la dernière unité de bien vendue. Les rapports institutionnels sur les professions réglementés relèvent des prix élevés dans ces professions. Suivant le régime de concurrence supposé, deux interprétations sont alors possibles : en concurrence parfaite, un prix élevé signale des coûts de production élevés (dus à une bonne qualité de service par exemple) ; en concurrence imparfaite, il est plutôt le signe d’une rente (d’un écart entre prix et coût marginal) que le producteur s’accapare aux dépens du consommateur.
Toutes les professions réglementées se caractérisent par l’existence d’un contrôle à l’entrée, sous la forme d’exigences de formation et d’autorisations spécifiques d’exercice. L’implantation d’une officine de pharmacie ou d’un office notarial est par exemple soumise à une autorisation préalable de l’État, ouvrir un débit de boissons nécessite l’obtention d’une licence, les hôtels doivent respecter de nombreuses obligations en termes de sécurité et d’hygiène, devenir chauffeur de taxi implique de réussir un examen pour obtenir une carte professionnelle, les avocats doivent s’inscrire à un barreau, etc. Ce contrôle réduit les possibilités d’entrée sur les divers marchés correspondants, ce qui restreint l’offre de services par rapport au régime de concurrence pure et parfaite, défini par l’absence de toute barrière à l’entrée. Les professions réglementées se caractérisent ainsi par des imperfections de concurrence qu’il semble possible de réduire en éliminant ou allégeant les réglementations. Dans cet esprit, favoriser par exemple la libre installation des notaires a pour but d’accroître l’offre de services notariaux, donc la concurrence entre les notaires, et donc de les inciter à réduire leurs coûts pour proposer des prix plus attractifs à leurs clients.
La démarche des différents rapports consiste alors à faire l’inventaire des réglementations des activités dont ils prônent la libéralisation et à montrer en quoi chacune réduit le degré de concurrence sur le marché. Quatre types de règles sont traditionnellement considérés :
(1) les règles définissant les conditions d’accès à une profession et lui attribuant un monopole sur certains services (la plaidoirie pour les avocats, la vente de médicaments pour les pharmaciens, le projet architectural pour les architectes etc.) : elles restreignent l’offre de services, ce qui élève les prix ;
(2) les règles de fixation des prix (des services notariaux, des médicaments, de la course de taxi, etc.), qui empêchent leur libre détermination sur les marchés en fonction de l’offre et de la demande ;
(3) la réglementation de la publicité personnelle des professionnels (interdiction des spots publicitaires dans les média par exemple), car elle nuit à la transparence de l’information nécessaire au choix éclairé du consommateur ;
(4) la réglementation des structures d’exercice, et notamment de la propriété du capital de ces dernières, particulièrement forte pour les professionnels du droit : elle constitue une entrave à la libre circulation du capital, condition de l’uniformisation du taux de profit.
La politique de concurrence réprouve l’autorégulation des professions
Si ces réglementations professionnelles sont critiquées pour leurs effets anticoncurrentiels, le fait qu’elles soient souvent édictées et appliquées par les professions elles-mêmes est aussi très controversé. Plusieurs professions visées par les rapports publics sont en effet réglementées par un ordre professionnel, qui définit et contrôle l’activité de ses membres. Une telle autorégulation est assimilée à une entente entre professionnels faussant la concurrence. Autrement dit, la logique de la déréglementation repose sur une conception des professions réglementées comme des cartels de producteurs.
Les cartels apparaissent lorsque plusieurs entreprises concurrentes se coordonnent pour réduire l’intensité concurrentielle sur le marché. Dans cette perspective, un ordre professionnel, comme celui des médecins ou des avocats, procède d’une collusion entre les cabinets, de médecins ou d’avocats, vus eux-mêmes comme des entreprises, cette collusion ayant pour but d’organiser une résistance à la pression du marché. Dans ce cadre analytique, les réglementations professionnelles, parce qu’elles émanent pour la plupart des professions elles-mêmes, ont donc pour but d’entraver le libre fonctionnement du marché, en rationnant l’offre de services et en augmentant les prix de manière à engranger des profits élevés aux dépens des consommateurs. Lorsqu’ils ont ces effets néfastes, les cartels sont généralement sanctionnés par les autorités de concurrence. La déréglementation des professions relève alors de l’application de la politique de concurrence.
Une telle lecture économique des professions réglementées, dont le cœur est la recherche de la concurrence parfaite par l’application de la politique de concurrence, repose sur une hypothèse forte : les réglementations mises en œuvre par les professionnels sont à l’origine des imperfections de la concurrence, et ce sont elles qui empêchent la réalisation des conditions de la concurrence parfaite et créent ainsi une situation de concurrence imparfaite. Sans réglementation, les marchés seraient donc parfaitement concurrentiels. Les déréglementer permettrait par conséquent de se rapprocher d’une situation de concurrence parfaite. Ce raisonnement fait toutefois l’impasse sur tout un pan de l’analyse économique selon lequel, lorsque les imperfections de la concurrence proviennent d’une « défaillance du marché », la solution passe, justement, par une réglementation.
Des réglementations professionnelles économiquement justifiables
Le marché est défaillant lorsqu’il échoue à coordonner les échanges de manière efficace. La théorie économique attribue trois causes possibles à cet échec : (i) les asymétries d’information, (ii) les effets externes et (iii) la production de biens collectifs. La réglementation des professions s’explique aisément dans ce cadre.
(i) Entre le consommateur et le professionnel, l’information est bien souvent asymétrique. Par exemple, le patient ne possède pas les connaissances de son médecin : il est moins bien informé à la fois sur le soin dont il a besoin (diagnostic) et sur la qualité du traitement délivré. Cette asymétrie d’information justifie d’ailleurs le recours au professionnel : on ne détient pas son expertise, dont on souhaite bénéficier. La réglementation des conditions d’accès à la profession trouve ici une première justification : la sélection des professionnels est censée garantir aux clients un niveau minimal de qualité (l’expertise). De la même façon, la réglementation des honoraires, sous la forme d’une diffusion de barèmes de prix – toutefois sanctionnée par les autorités de la concurrence [7] – est un moyen d’améliorer l’information des clients, en leur indiquant le coût moyen du service professionnel, et en les aidant de ce fait à discriminer les professionnels efficaces.
Cependant, le professionnel peut tirer parti de son expertise aux dépens du consommateur : le chauffeur de taxi peut faire de longs détours inutiles dans une ville inconnue de son passager, ou le médecin peut faire revenir le patient alors que les soins ne le nécessitent pas. L’introduction d’une contrainte supplémentaire sur le comportement du professionnel permet alors d’aligner son intérêt avec celui du consommateur. C’est ainsi que sont généralement justifiées les règles déontologiques, qui créent des obligations sur les comportements des professionnels, ou celles encadrant les pratiques publicitaires, qui protègent le consommateur incapable de vérifier la véracité du message diffusé. Dans ce dernier cas, autoriser sans restriction la publicité risque de se traduire par une concurrence accrue sur les prix, plus facilement observables par les consommateurs, au détriment de la qualité des services professionnels.
(ii) La réglementation des professions libérales « historiques » (droit et santé) est traditionnellement justifiée par leur utilité sociale : leur activité induit des effets externes – ou externalités – au-delà des agents immédiatement concernés par les services professionnels. Les effets négatifs d’un acte notarial mal rédigé affligent ainsi non seulement le client du notaire, mais également des tiers ; de la même façon, les vices de construction d’un immeuble sont susceptibles d’affecter l’ensemble des utilisateurs du bâtiment, et non pas seulement le client de l’architecte. De telles externalités rendent la réglementation nécessaire : laissé à lui-même, le marché ne tient compte ni du coût total des effets externes négatifs – il ne permet pas de sanctionner suffisamment les « mauvais » professionnels – ni du bénéfice total des effets externes positifs – il ne récompense pas à leur juste valeur les « bons ».
La réglementation doit alors conduire les professionnels à intégrer dans leur activité l’ensemble de ses coûts et bénéfices, favorisant l’efficacité économique. Ainsi, par exemple, les monopoles conférés aux professionnels pour certaines de leurs activités induisent une spécialisation des tâches, gage d’une qualité de services supérieure bénéficiant, in fine, à l’ensemble de la collectivité. De la même façon, les règles existant dans la plupart des professions concernant le capital des cabinets ou des offices sont destinées à engager pleinement la responsabilité des professionnels afin de les inciter à fournir un travail de qualité, pour le bénéfice du plus grand nombre. Dans cette perspective, les hauts revenus perçus par certains professionnels reflètent la qualité supérieure de leurs services et rémunèrent les externalités positives qui en découlent.
(iii) Enfin, de nombreux services professionnels participent de la production de biens collectifs, tels que la santé publique pour les professions de la santé, la sécurité juridique et la bonne administration de la justice pour les professions du droit, l’urbanisme pour les architectes, ou encore la sécurité routière pour les chauffeurs de taxis et d’autocars. Selon l’analyse économique, la nature publique ou privée d’un bien repose sur deux propriétés : la rivalité et l’exclusivité. Au contraire d’un bien privé, un bien collectif peut ainsi être utilisé simultanément par plusieurs agents (il est non-rival) et cet usage ne peut être empêché (il est non-exclusif). Tous les citoyens bénéficient ainsi de la sécurité juridique ou de la santé publique, sans qu’aucun ne puisse en être exclu. L’analyse économique montre que ces deux propriétés sont à l’origine d’une production sous-optimale de bien collectif par le marché, chacun souhaitant bénéficier du bien sans en supporter le coût [8].
L’intervention publique est alors souhaitable afin d’organiser la fourniture du bien ; c’est ainsi que se justifie économiquement la réglementation des professions contribuant à la production d’un bien collectif. L’obligation de recourir au professionnel pour certaines activités revient alors à contraindre les individus à contribuer à la production du bien collectif.
Suivant ces arguments, pour remédier à leur défaillance et permettre aux consommateurs de bénéficier de services de qualité au juste prix, les marchés des services fournis par certaines professions doivent donc être réglementés.
Les avantages de l’autorégulation
La conception de l’autorégulation des professions réglementées comme une entente anti-concurrentielle répréhensible contraste singulièrement avec l’accueil favorable réservé aux codes de bonne conduite d’entreprises dans d’autres secteurs d’activité (comme en finance ou dans le domaine environnemental). Reposant sur un engagement volontaire, ces codes élaborés par les entreprises elles-mêmes n’engagent pourtant aucunement leur responsabilité juridique, au contraire des règles des professions. En outre, la littérature économique récente met en évidence plusieurs avantages de l’autorégulation, en termes informationnels et en matière de régulation de la qualité, notamment par rapport à une régulation externe confiée à l’État ou à une autorité de régulation indépendante.
D’une part, l’autorégulation peut s’avérer être un mode de régulation faiblement coûteux. Elle permet en effet de tirer parti de l’expertise et de l’information supérieure de la profession à moindre coût par rapport à une autorité de régulation extérieure. La profession est en effet la mieux à même de connaître les conditions de l’activité de ses membres. Aussi la réglementation est-elle définie plus finement, mieux acceptée par les membres et plus facile à mettre en œuvre. En outre, l’autorégulation fait peser le coût de la production des règles professionnelles sur les professionnels eux-mêmes, et non sur les contribuables dans leur ensemble.
D’autre part, l’autorégulation peut aussi être un mode de régulation économiquement plus efficace car elle offre aux professionnels l’opportunité de gérer la réputation collective de leur profession [9]. Si l’on considère que la demande, et donc les revenus des professionnels, augmentent avec la qualité des services fournis, alors ils ont intérêt à contrôler efficacement la qualité de leurs membres. En effet, les « mauvais » professionnels nuisent à la réputation collective de la profession. En fournissant des prestations de faible qualité, ils réduisent la disponibilité à payer des consommateurs et, à terme, la demande pour les services de la profession. Celle-ci a donc intérêt à sanctionner la mauvaise qualité – ce qui peut prendre la forme d’une sélection à l’entrée et/ou d’une exclusion des mauvais professionnels. Cet intérêt à une bonne réputation collective est plus fort chez les professionnels que pour une autorité extérieure, puisqu’elle accroît leur gain global. Ainsi, si l’autorégulation permet probablement de pratiquer des tarifs plus élevés que ceux qui seraient en vigueur sur des marchés de concurrence parfaite, elle constitue aussi un moyen de garantir la qualité des services, au bénéfice des consommateurs.
En définitive, l’argumentaire utilisé par les rapports institutionnels à l’appui d’une libéralisation des professions réglementées relève d’une lecture partielle de la théorie économique néoclassique. Il suppose en effet que cette libéralisation permet de se rapprocher de la concurrence parfaite. Cependant, l’origine de la situation de concurrence imparfaite dénoncée sur les marchés professionnels n’est pas tant la réglementation des professions, mais la défaillance des marchés. La déréglementation ne les rapprochera donc pas d’un régime de concurrence parfaite mais les renverra à leurs défaillances. Rien ne permet alors de penser que les marchés professionnels déréglementés fonctionneront de manière efficace. Au contraire, tout un pan de la même théorie néoclassique – l’économie publique traditionnelle – considère qu’une réglementation est nécessaire pour pallier les échecs des marchés.
Concevoir une re-réglementation à partir de l’hétérogénéité des services professionnels
La justification des professions réglementées par la défaillance des marchés correspondants pèche par excès de généralité. En effet, si les asymétries d’information sont bien présentes dans les relations avec les professionnels, elles n’en sont pas l’apanage, pas plus qu’elles ne caractérisent l’ensemble de leurs services. Il en est de même pour les effets externes de certaines de leurs activités. Comment justifier alors qu’elles sont réglementées différemment d’autres marchés eux aussi défaillants ? De plus, si la théorie économique justifie, par exemple, la nécessité à l’entrée sur le marché d’une sélection des professionnels pour garantir leur compétence, elle n’explique pas pourquoi le mécanisme de sélection prend la forme d’un concours pour certaines professions ou d’un diplôme, voire d’une autorisation administrative, pour d’autres. En d’autres termes, saisie à ce un niveau élevé de généralité, l’analyse économique permet de justifier la réglementation de tous les marchés défaillants – les professions réglementées en étant un exemple parmi d’autres – mais ne permet pas d’expliquer les différences de réglementation d’un marché à l’autre – et donc d’une profession à l’autre.
Si l’on veut à la fois distinguer les professions les unes par rapport aux autres et dépasser, pour chacune, l’opposition entre déréglementer pour accroître la concurrence d’un côté et, de l’autre, réglementer pour corriger les défaillances des marchés, il convient de s’interroger sur la nature spécifique des services offerts par chacune d’elles. La démarche économique consiste en effet d’abord à définir les biens et leurs caractéristiques, préalable nécessaire à la définition de l’offre, de la demande, et donc du marché. Elle dispose pour cela d’une typologie des biens économiques associée à leurs caractéristiques intrinsèques, qui distingue les biens de confiance [10] de ceux dits de recherche et d’expérience [11].
Les biens de confiance sont des biens dont la qualité ne peut être estimée ni avant ni après l’achat – ou alors à très long terme. De nombreux services offerts par les professions réglementées présentent ainsi des caractéristiques de biens de confiance. Le patient n’est pas capable d’évaluer le rôle joué par le médecin sur l’évolution de son état de santé ; de même, le prévenu ne peut estimer celui joué par son avocat dans sa condamnation. Le fait que le service ne soit, le plus souvent, consommé que de façon unique rend impossible les comparaisons par un même consommateur dans le temps ; lorsqu’il est, en plus, exclusif et personnel, l’expérience des uns est peu utile aux autres. Ne disposant d’aucun outil pour évaluer le service fourni, le consommateur ne peut que « faire confiance » au professionnel. Sans règles contraignantes, celui-ci peut alors trahir cette confiance – d’où le besoin de réglementer l’offre de ces services.
La réglementation des services professionnels présentant des caractéristiques de confiance apparaît alors justifiée pour en soutenir la qualité. Toutefois, compte tenu de la diversité des services offerts par les différentes professions, tous ne relèvent pas de cette catégorie de biens. Autrement dit, tous ne sont pas, par nature, à l’origine d’une défaillance de marché. Certains services présentent en effet des caractéristiques associées aux catégories de biens de recherche, dont on peut estimer la qualité avant l’achat, ou de biens d’expérience, dont la qualité peut-être évaluée mais seulement après l’achat.
Entrent dans la catégorie de biens de recherche l’ensemble des services simples, requérant peu de savoir-faire spécifique, et des services standardisés, pour lesquels la composante personnelle et individualisée du service est réduite. La qualité de ces services varie donc peu d’un consommateur à l’autre. Ce dernier devient alors en mesure de l’estimer à l’issue d’un processus de recherche d’informations. Ce raisonnement permet de justifier la déréglementation des services juridiques dits « de routine », telle celle opérée aux États-Unis dès la fin des années 1970 – ces services étant précisément considérés comme identiques quel que soit le professionnel qui les fournit (divorce par consentement mutuel, rédaction d’actes simples, offre de prestations juridiques en ligne, etc.)
D’autres services présentent, eux, des caractéristiques permettant de les assimiler à des biens d’expérience évaluables non pas avant, mais uniquement après consommation. Certains services professionnels peuvent ainsi se décomposer en une série d’éléments de procédure, dont certains sont observables ex post par le consommateur – comme le fait qu’un professionnel n’effectue pas certaines démarches nécessaires, n’informe pas le consommateur en temps utile ou suffisamment précisément sur les possibilités qui s’offrent à lui, etc. Autre exemple, alors qu’ils n’ont qu’une obligation de moyen pour la plupart de leurs activités, les professionnels du droit sont soumis à une obligation de résultat en matière de rédaction d’actes. La (mauvaise) qualité du service est alors supposée appréciable ex post par l’inefficacité de l’acte établi. Cette possibilité d’évaluation directe de la qualité par les consommateurs ouvre alors la voie à une libéralisation de ces services : l’asymétrie d’information entre professionnel et consommateur peut en effet être surmontée et ne justifie pas la mise en place d’une réglementation dédiée. Les mécanismes de marché sont alors suffisants a priori pour inciter les professionnels à produire les services adaptés aux besoins des consommateurs. Leur efficacité est cependant tributaire d’une circulation effective de l’information entre les consommateurs : si un consommateur constate une mauvaise qualité de services, il doit pouvoir en informer les autres consommateurs de façon à les détourner du professionnel. En l’absence de tels transferts, le mécanisme marchand n’a qu’une efficacité limitée et une réglementation peut à nouveau s’avérer nécessaire, afin d’équiper le marché ou certains de ses segments de moyens de diffusion des évaluations des consommateurs efficaces.
Pour une meilleure connaissance des réglementations des professions
L’utilisation de la typologie de biens précédente permet d’isoler, parmi les professions réglementées visées par les rapports publics, celles dont l’activité principale consiste à offrir des services assimilables à des biens de recherche ou d’expérience et celles fournissant principalement des biens de confiance. Les premières présentent alors a priori des caractéristiques économiques plus propices à une ouverture à la concurrence que les secondes. Le contingentement des taxis au nom de la qualité du service de conduite ne semble ainsi pas justifié économiquement, la qualité étant en effet facilement observable par le client. De même, la réglementation des métiers de vitrier et de peintre en bâtiment, épinglés par le rapport de l’IGF (2013), ne semble pas pouvoir se justifier par des considérations de qualité du service.
La typologie de biens précédente permet aussi de distinguer différents types de services parmi ceux fournis par une même profession. Il devient ainsi possible de dépasser le débat trop général entre réglementer ou déréglementer l’ensemble de cette profession, et de préconiser une régulation adaptée aux caractéristiques des services concernés. Par exemple, sur le marché juridique, les cabinets de conseil en opérations internationales ont le plus souvent adopté des standards internationaux à l’aune desquels leurs clients peuvent évaluer la qualité du service fourni. Ce segment du marché pourrait de ce fait être entièrement libéralisé. Au contraire, la plupart des activités de contentieux des avocats relève de la catégorie des biens de confiance. Seule une réglementation semble susceptible, dans ce cas, de garantir une qualité suffisante au client.
En définitive, parce que les professions offrent une vaste gamme de services hétérogènes, des recommandations univoques visant soit à la réglementation, soit à la déréglementation de l’ensemble des services, sans considération de leurs caractéristiques économiques, paraissent inadaptées et infondées. La recherche d’une nouvelle réglementation adaptée à chaque profession et à l’hétérogénéité des services qu’elle propose s’impose aujourd’hui pour dépasser les crispations corporatistes sur les réglementations existantes et les appels idéologiques à une déréglementation généralisée.