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Dossier / Le protectionnisme, un remède à la crise ?

Grande-Bretagne

Libre-échange ou protectionnisme ?
Les Britanniques, la globalisation et la culture du libre-échange


par David Todd , le 3 juillet 2008


À l’heure où partisans du libre-échange et défenseurs du protectionnisme s’affrontent de nouveau en Europe et dans le monde, Frank Trentmann retrace l’histoire de l’apogée et du déclin de la culture du libre-échange en Grande-Bretagne, de la moitié du XIXe siècle aux années 1930. Il explore les dimensions économiques, politiques et démocratiques d’une idéologie marquée par la figure du « citoyen-consommateur ».

Recensé : Frank Trentmann, Free Trade Nation : Commerce, Consumption and Civil Society in Modern Britain, Oxford, Oxford University Press, 2008, 450 p.

L’ouvrage de Frank Trentmann fera date en histoire économique et en histoire des idées. Il apporte plusieurs preuves décisives du rôle joué par les idéologies dans la détermination des politiques économiques. Il offre aussi un éclairage nouveau sur le processus contemporain de globalisation, en se penchant sur les ressorts idéologiques de la « première globalisation » des années 1860-1914, qui avait pour cœur la Grande-Bretagne et son empire, et son effondrement catastrophique pendant l’entre-deux-guerres.

La Grande-Bretagne, patrie du libre-échange au XIXe siècle

La Grande-Bretagne se rallia au libre-échange entre 1820 et 1850. De nombreux historiens ont souligné l’impact de ce tournant sur la libéralisation mondiale des échanges dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour la première fois depuis le début de l’époque moderne, un pays renonçait à la protection douanière et confiait aux forces du marché la régulation de ses échanges extérieurs. L’exemple inspira le reste de l’Europe, notamment la France de Napoléon III, qui s’ouvrit au commerce international par le traité franco-britannique de 1860. Hors d’Europe, le gouvernement britannique n’hésita pas à recourir à la force pour imposer le « free trade » ou libre-échange, par exemple à la Chine lors des guerres de l’Opium en 1839-1842 et 1856-1860.

Cette période vit éclore une culture britannique du libre-échange, qui mettait l’accent sur les liens entre liberté économique et liberté politique. Mais le libre-échangisme britannique pouvait alors passer pour une idéologie hypocrite. La Grande-Bretagne n’avait ouvert son marché intérieur qu’après avoir conquis la suprématie industrielle et financière. Sa rhétorique libérale semblait surtout servir à persuader le reste du monde de lever les obstacles aux importations de ses produits. Le libre-échange britannique n’est mis à l’épreuve qu’après 1880, avec l’émergence de concurrents sérieux comme les États-Unis et l’Allemagne. Les producteurs britanniques perdent des parts de marché, les salaires réels stagnent et un sentiment de déclin relatif gagne une partie des élites intellectuelles et politiques. La concurrence étrangère est jugée déloyale, d’autant que les pays rivaux protègent leurs propres marchés par des tarifs de douane élevés. Joseph Chamberlain, politicien Conservateur charismatique, propose en 1903 une « réforme tarifaire » visant à établir un système de préférence impériale entre la Grande-Bretagne et ses colonies. Pour gagner l’opinion publique à sa cause, il lance une croisade pour le « buy British ». Il a recours à des moyens spectaculaires, depuis l’ouverture de centaines de « magasins du dumping », dont les étalages démontrent les prix inacceptables pratiqués par les pays étrangers, jusqu’aux premières utilisations du cinéma de propagande.

Tout semblait annoncer le succès de Chamberlain. La culture du libre-échange s’avère pourtant être plus qu’un paravent pour les intérêts de l’industrie et du commerce britanniques. Une contre-campagne s’organise, qui mobilise le parti Libéral, des Conservateurs éclairés, le puissant mouvement des coopératives, des organisations féministes et les premiers Travaillistes. Des dizaines de milliers de conférences publiques soutiennent que le libre-échange est d’abord un moyen d’augmenter le niveau de vie des classes populaires, grâce au « pain à bon marché » et au « petit-déjeuner libre ». La liberté des échanges est présentée comme le corollaire de la liberté politique. David Lloyd George, politicien Libéral et futur premier ministre, déclare presque sérieusement que « si ce pays voulait des tarifs allemands, il aurait aussi des salaires allemands, … le militarisme allemand et des saucisses allemandes » – le régime alimentaire des ouvriers allemands étant conçu comme la conséquence de l’autoritarisme et du protectionnisme du Reich wilhelmien. Aux élections de 1906 et 1910, les Conservateurs protectionnistes sont écrasés par les Libéraux et les autres candidats libre-échangistes.

Trentmann analyse avec finesse le caractère démocratique de cette culture libre-échangiste. « Le libre-échange créa un nouveau type d’identité et d’intérêt, celui du citoyen-consommateur. Aux côtés du citoyen comme électeur, il développa l’idéal du consommateur en tant qu’individu qui contribuait à la vitalité démocratique de la vie associative et qui, en tant qu’acheteur soucieux du bien-être d’autrui, ajoutait une dimension éthique à la société commerciale. » Cette thèse est étayée par de nombreuses sources originales, allant des archives de certaines associations libre-échangistes jusqu’à une trentaine d’illustrations (photographies, affiches) qui font revivre la culture du libre-échange et celle de leurs adversaires. La figure démocratique du citoyen-consommateur aide en outre à remettre en cause l’histoire simpliste et dépréciatrice de la consommation propagée par l’Ecole de Francfort. Selon Max Horkheimer, Theodor Adorno et les autres représentants de ce courant de pensée, le consumérisme et la culture de masse se sont imposés au début du XXe siècle au détriment de la liberté individuelle. Trentmann montre que consommation et démocratie peuvent au contraire, dans certaines circonstances, se renforcer mutuellement.

L’érosion idéologique du libre-échange dans l’entre-deux-guerres

C’est moins le déclin économique que le choc moral, politique et commercial produit par la Première Guerre Mondiale qui entraîne le déclin de la culture libre-échangiste britannique. Le blocus sous-marin allemand provoque une hausse des prix sans précédent des produits de première nécessité. En 1913, la Grande-Bretagne ne produisait plus que 21% du blé et de la farine nécessaires aux consommateurs nationaux. Au nom du libéralisme économique, l’État se refuse pourtant à organiser un système égalitaire de rationnement. Les classes populaires en sont les premières victimes : une « famine du lait » en 1917-1919 provoque une hausse sensible de la mortalité infantile dans les quartiers ouvriers. Les horreurs de la guerre dissipent aussi l’illusion que la liberté des échanges suffit à garantir des relations plus harmonieuses entre les nations civilisées.

Après la guerre, deux nouveaux courants d’idées se renforcent et sapent la domination idéologique du libre-échange. À droite, les Conservateurs s’approprient le langage consumériste et promeuvent avec succès la figure du « consommateur impérial », solidaire des producteurs (blancs) des colonies. À gauche, un nouvel internationalisme abandonne le credo libéral hérité des luttes contre l’État aristocratique et se prononce pour la coopération intergouvernementale, dans les domaines politique et économique, comme moyen de préserver la paix et de restaurer une prospérité plus égalitaire. Trentmann étudie l’érosion intellectuelle et idéologique du libre-échange en mettant en valeur le rôle joué par des personnalités pionnières désormais oubliées, tel Alfred Eckhart Zimmern. D’origine huguenote et juive allemande, historien de la Grèce antique à Oxford, Zimmern fait campagne à la fois contre le libre-échangisme et le nationalisme économique, liés entre eux selon lui par une conception matérialiste des rapports humains. À leur place, il préconise le divorce de la citoyenneté et de la nationalité, et la création d’un nouvel empire britannique, respectueux de la diversité culturelle en son sein et coopérant étroitement avec la Société des Nations.

Vers la fin des années 1920, seuls quelques économistes orthodoxes et la frange la plus conservatrice du parti Libéral en déclin continuent à défendre le libéralisme commercial unilatéral. La Grande Dépression des années 1930 donne le coup de grâce à la culture libre-échangiste britannique. Dès 1931, un gouvernement de coalition dominé par les Conservateurs limite les importations de produits industriels. L’année suivante, un tarif général minimum de 10% est adopté, bientôt assorti d’accords bilatéraux avec les dominions de l’Empire. Mais comme le souligne Trentmann, la fin du libre-échange en Grande-Bretagne n’était pas le fruit d’un complot d’intérêts économiques ou d’un coup de force Conservateur : elle était la conséquence logique du délitement idéologique de l’association entre la liberté du Commerce, le Citoyen-consommateur et la société Civile – les trois « C » au cœur de la culture britannique du libre-échange.

La fin du libre-échange ?

Trentmann est né à Hambourg, grand port de commerce et bastion du libre-échangisme allemand. Il a fait ses études à la London School of Economics et à Harvard, avant d’enseigner à Princeton et au Birkbeck College de Londres. Sa sympathie affichée pour la culture démocratique du libre-échange et « l’ouverture » au monde prête le flanc au soupçon de « cosmopolitisme » détaché des souffrances engendrées, parmi les classes ouvrières, par la libre circulation des marchandises. Mais une telle accusation serait malhonnête et injuste. L’analyse de Trentmann est subtile et équilibrée. Il souligne le caractère « dogmatique, voire fanatique » du libre-échangisme britannique. Surtout, ses adversaires sont moins les protectionnistes que les partisans d’un libre-échange purement économique et peu soucieux de redistribuer équitablement les bénéfices de la liberté du commerce international.

Free Trade Nation décrit avec sensibilité et érudition le milieu idéologique qui a donné naissance aux penseurs d’un « nouveau libéralisme » sensible aux dangers d’un capitalisme sans frein et devenu fou, tels John A. Hobson et John M. Keynes. La remise en cause progressive du laisser-faire victorien par Keynes apparaît particulièrement caractéristique : elle atteint son point d’orgue avec la conversion officielle de Keynes, en 1931, à un protectionnisme modéré, comme seule solution raisonnable à la décomposition de l’économie et de la société britanniques. Il n’est pourtant pas certain, comme le suggère Trentmann, que la culture britannique du libre-échange, même si elle a perdu de sa ferveur, ait totalement disparu : la Grande-Bretagne reste à ce jour l’un des pays les plus favorables à la libéralisation des échanges et n’a cessé de combattre, depuis qu’elle a rejoint le Marché Commun en 1973, les aspects protectionnistes du projet européen, tels que la préférence communautaire et la politique agricole commune.

La globalisation, nous montre Trentmann, n’est pas seulement le fruit d’interactions économiques. Elle est aussi et d’abord le produit d’un débat d’idées, au sein de la société civile comme de la classe politique.

par David Todd, le 3 juillet 2008

Aller plus loin

 La page personnelle de Frank Trentmann, professeur à Birkbeck College, spécialiste de l’histoire de la consommation, de la société civile et de la culture politique :

 Le site du programme de recherche « Cultures of Consumption » dirigé par Frank Trentmann

 Sur les enjeux théoriques de l’écriture d’une histoire du capitalisme et de ses critiques, voir l’introduction de Mark Bevir et Frank Trentmann à l’ouvrage Markets in Historical Context, Cambridge University Press, 2004

Pour citer cet article :

David Todd, « Libre-échange ou protectionnisme ?. Les Britanniques, la globalisation et la culture du libre-échange », La Vie des idées , 3 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Libre-echange-ou-protectionnisme

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