Recensé : I. Pantin, Tolkien et ses légendes. Une expérience en fiction, collection Médiévalismes, Paris, CNRS Éditions, 2009, 320 p., 22 €
Le personnage Tolkien intrigue même les universitaires. Auteur de deux best-sellers, le Hobbit en 1937 et le Seigneur des anneaux, paru en trois volumes entre 1954 et 1955, il est l’un des fondateurs de la fantasy, genre populaire qui hérite de lui à la fois certains types de personnages – en particulier les elfes et les orques – et un mode d’écriture particulier, teinté de nostalgie médiévale et de fascination pour les langues inventées. Mais Tolkien est aussi connu pour être linguiste, philologue, enseignant à Oxford (Pembroke College, puis Merton College) et spécialiste de littérature médiévale anglo-saxonne. Voilà en apparence un grand écart qui suffirait déjà à susciter la curiosité.
Toutes les disciplines qui ont partie liée à la littérature ont donc passé Tolkien à la moulinette. Les spécialistes de la génétique des textes ont profité de la masse de documents publiés par son fils Christopher Tolkien sous le titre collectif History of Middle Earth, en cours de traduction en français chez Christian Bourgois, et les tenants de la Quellenforschung ont pu examiner ses sources et ce qu’il en avait tiré, comme dans le récent ouvrage collectif édité par Léo Carruthers sous le titre Tolkien et le Moyen Âge. Les linguistes et philologues tout particulièrement s’en sont donné à cœur joie, Tolkien ayant inventé non seulement un vocabulaire, mais des systèmes de langue cohérents, dont il exposait dans des appendices et des glossaires les subtilités et les difficultés, dans un pastiche un peu fou où l’écrivain feignait d’oublier que de ces langues il était l’inventeur pour mieux les étudier en linguiste, hésitations et hypothèses à l’appui. De champs plus extérieurs à la création littéraire sont venus également des interprètes de Tolkien, allégoristes et symbolistes qui ont identifié des thèmes d’inspiration chrétienne, telle que la Quête ou la lutte du Bien et du Mal, voire des spécialistes de psychanalyse freudienne ou jungienne, ou des adaptateurs de la trifonctionnalité dumézilienne. Les historiens des genres littéraires ont enfin utilisé le matériau livré par Tolkien lui-même, en particulier dans On Fairy Stories, pour interpréter avec un certain autotélisme l’œuvre et l’imaginaire de son auteur.
Que pouvait faire de plus Isabelle Pantin avec ce nouvel ouvrage sur Tolkien ? Réunir les deux pans du personnage, le professionnel de la littérature médiévale et l’écrivain, rechercher l’unité de la personne et la cohérence humaine du personnage Tolkien. Non seulement amener de nouveaux détails, de nouvelles pistes, mais proposer aussi, avec une force et une simplicité séduisantes, une réflexion générale sur l’objet Tolkien, non comme œuvre ni comme homme, mais comme objet d’étude. Isabelle Pantin pratique dans son ouvrage une analyse littéraire de Tolkien, de tout Tolkien.
Elle fait même plus que la pratiquer : elle la revendique, la justifie et l’impose. L’analyse littéraire, loin d’être un archaïsme, un pur jeu de l’esprit ou un exercice critique détaché de son objet, se révèle sous sa plume pour ce qu’elle est : un outil conceptuel qui se nourrit de sociologie, d’anthropologie et d’histoire et qui s’intéresse à un fait culturel – quasiment un fait social total –, la littérature. À la suite de Tom Shippey en Grande-Bretagne, de Verlyn Flieger aux États-Unis, de Vincent Ferré en France, et de quelques autres, Isabelle Pantin dessine un portrait de Tolkien dans son œuvre qui est aussi l’occasion d’une réflexion sur la littérature et la lecture. Tolkien et ses légendes, c’est aussi Que signifie « lire » Tolkien.
Avec efficacité, Isabelle Pantin écarte quelques fausses pistes, interprétations fallacieuses et polémiques faciles. En particulier, le supposé racisme de Tolkien est réinterprété dans une comparaison éclairante avec les théories d’A. Rosenberg : si Tolkien est raciste, c’est au sens du XIXe siècle, et non du XXe siècle, dans une vision de l’homme fondée sur la noblesse personnelle, et non sur la génétique. S’il y a fascination pour un « esprit du nord », c’est pour un « état d’esprit », et non pour un peuple. D’autres comparaisons sont faites, par lesquelles se dessinent les affinités de Tolkien, ses héritages intellectuels et ses amitiés ou inimitiés. C. S. Lewis occupe bien évidemment une place de choix dans ce tableau, tant en raison des liens personnels qui l’unissaient à Tolkien que pour ses propres œuvres (le Monde de Narnia) et pour les débats théoriques que cela suscitait entre Tolkien et lui. Moins connus des lecteurs français, O. Barfield (Poetic Diction, 1928), Ch. Williams, pour qui Tolkien rédigea son On Fairy Stories, et J. W. Dunnes (An Experiment with Time, lu dans la 3e édition de 1934) fournissent aussi des points de rencontre aussi bien que de désaccord.
Certaines de ces comparaisons sont attendues, d’autres sont une surprise. En tout cas, elles ne sont jamais convenues, car elles conduisent I. Pantin à dessiner les linéaments d’un auteur qui a réfléchi sur ses propres procédés d’écriture et en a justifié certaines particularités. Tolkien n’est pas un doux rêveur, producteur d’une mythologie contemporaine – expression trop facile qui cache de sérieuses difficultés –, il n’est pas non plus un linguiste nostalgique et romantique – combinaison curieuse pour qui fréquente les linguistes –, il reprend ses droits et est envisagé pour ce qu’il est, un écrivain, écrivant, dont les ambiguïtés sont reconnues au cœur même de son acte d’écriture.
Sous la plume d’I. Pantin, les thèmes littéraires cessent d’être un catalogue d’items figés par la tradition scolaire, une liste pré-établie et plaquée sur l’œuvre que l’on somme ainsi de s’adapter ou de se dissoudre : ils touchent à l’écriture comme imagination, dans sa relation avec son lecteur. Ce n’est pas sans une certaine empathie avec Tolkien qu’I. Pantin définit une « écriture mythique » de Tolkien. Elle est mythique quasiment au sens étymologique, où mythos désigne une parole assertive : le plaisir du récit est ce qui compte pour Tolkien, qui renoue ainsi avec un idéal d’écriture qui avait cessé d’être à la mode à son époque. Elle est mythique aussi au sens où Tolkien proclame son attachement pour la légende héroïque, et refuse de définir pour son œuvre un sens unique, voulu et organisée par l’auteur. Ce dernier point est particulièrement important, car il a été affirmé avec force par Tolkien lui-même dans sa correspondance : dans sa Lettre n° 131, adressée vers 1951 à Milton Waldman, éditeur chez Collins, où il résume le projet du Silmarillion, il assène un vigoureux « I dislike Allegory », qui définit à la fois son ambition d’écrivain et sa posture particulière.
À partir de ce point, les bases ont été posées pour une appréciation du travail de Tolkien, plutôt qu’une critique ou qu’une analyse, c’est-à-dire une lecture savante qui a du goût. I. Pantin rentre dans le détail, tout en donnant aussi à ceux qui ne connaissent pas bien Tolkien les moyens de la suivre. Elle rappelle ainsi les divisions dans l’œuvre de Tolkien, entre le Hobbit et le Seigneur des anneaux d’un côté, et ce que l’on appelle traditionnellement Legendarium de l’autre, à savoir les différentes versions et projets qui ont nourri les publications de Tolkien sans être elles-mêmes publiées de son vivant. Mais elle propose de nouveaux excursus, parfois surprenants, voire déroutants, pour lesquels on aurait éventuellement aimé avoir plus de pages – l’ouvrage semble avoir été brutalement raccourci à certains endroits, peut-être par souci éditorial. Les parallèles qu’I. Pantin trace avec le Peter Ibbetson de George Du Maurier (1892) et le Sense of the Past de Henry James (1917), ou avec le Dernier des Mohicans, de Fenimore Cooper (1826), gagneraient à être élargis ou amplifiés. La comparaison avec la tragédie grecque, ou en tout cas la reprise de termes d’origine grecque pour qualifier la tragédie (hamartia), demanderaient également à être précisées.
Les derniers chapitres à eux seuls mériteraient qu’on s’intéresse à cet ouvrage, tant ils apportent du nouveau dans l’analyse du matériel tolkienien : I. Pantin se penche sur les cartes insérées dans les œuvres de Tolkien, qui sont devenues un cliché à la fois de la Terre du Milieu (on en retrouve une en hommage dans le deuxième volet cinématographique de la trilogie de Peter Jackson, The Two Towers, dans une scène avec Faramir) et un appendice quasi obligé dans toutes les œuvres de fantasy contemporaines. Insérer de telles cartes n’avait cependant rien d’évident pour Tolkien, qui les concevait d’abord comme outils de travail, et non instruments de lecture. Surtout, les décalages qu’elles comportent par rapport à l’intrigue qu’elles sont censées pourtant illustrer montre, dans le cas de Tolkien, à la fois leur origine étrangère à l’acte d’écriture et la possibilité d’une lecture parallèle et particulière.
Réunissant tous les fils, I. Pantin propose, à partir de l’exemple de ces cartes, une modélisation à la fois de l’écriture de Tolkien et du rapport de l’auteur avec son œuvre et son imaginaire. Dans le foisonnement des appendices, cartes, versions rejetées ou abandonnées en cours de formation, en marge du flot narratif principal, elle décèle une organisation du monde particulière, une cosmogonie qui redouble le propre récit cosmogonique de Tolkien, une géographie qui sous-tend et enrichit à la fois la géographie de la Terre du Milieu et la géographie langagière des métaphores et images propres à Tolkien. En quelques pages se dessine le monde intérieur de Tolkien, une architecture spatiale et temporelle sur laquelle il a aménagé un procédé d’écriture qui est devenu un monde littéraire, « l’image d’un monde isolé comme une île dans l’infini, creusé d’abîmes, entraîné dans une histoire dangereuse, et parcouru de chemins dont certains ne vont nulle part » (p. 246). Une des plus belles définitions que je connaisse de Tolkien, une des plus justes aussi.
Que ce vent frais soit amené par une universitaire aguerrie, professeur de littérature comparée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, ne doit pas étonner : I. Pantin est la preuve que la critique universitaire sait se renouveler, évoluer, sans se soucier des modes et des foucades, des mots d’ordre et des injonctions venues de l’extérieur. Elle sait imposer un regard juste sur ce qu’est l’essentiel, l’acte d’écriture, en évitant le splendide isolement quasi autistique qui fait de l’auteur la source et l’aboutissement de son œuvre. L’œuvre trouve sa place dans un équilibre entre production et réception, où l’acte de lecture se révèle le complément nécessaire de l’acte d’écriture.