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Louis Marin sur les chemins de traverse


par Alain Cantillon & Pierre Antoine Fabre , le 1er novembre 2016


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Louis Marin a élaboré une méthode singulière d’interprétation des œuvres, que celles-ci soient philosophiques, littéraires ou picturales. Il s’est pour cela tenu à l’écart des barrières disciplinaires, ou plutôt a su les traverser, comme on passe d’une rue à une autre.

Il n’est de portrait que d’essence, et la figure de portraiture est bien la transfiguration d’une histoire et d’une existence en mythe et en légende, parce qu’à sa façon, le portrait achève le sujet existentiel de cette histoire en l’immobilisant dans sa vérité singulière et essentielle. [1]

Qui dira comment faire le portrait intellectuel de Louis Marin, lui qui a su consacrer tant d’heures et de pages à étudier des portraits et à réfléchir à la nature de tout portrait, à cette forme de représentation, à sa façon de porter absence et présence ? Lui qui a si soigneusement montré que tout portrait se doit de révéler l’essence d’un sujet, et qui a tout aussi scrupuleusement soumis à une analyse critique la substance de tout sujet ?

Philosophie, histoire, théorie

Louis Marin, philosophe par formation, est devenu par adoption un historien du XVIIe siècle français, puisqu’il a enraciné l’ensemble de son travail dans une première très longue immersion au sein de la pensée, ou plutôt des Pensées de Blaise Pascal et, plus largement, des pratiques intellectuelles attachées au milieu dit « janséniste » et au lieu de Port-Royal des Champs. Il est indissociablement historien et théoricien puisqu’il construit ce lieu, ce milieu, cette pensée et ces Pensées comme un « objet théorique », propice à la réflexion sur ce qu’il a appelé à partir de 1978, dans son enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales, les « systèmes de représentation à l’âge classique ». Autant dire que le cœur de son exploration a été la conception du « signe » telle qu’elle s’est élaborée à cette époque et dans cet espace, une conception dont Marin a fait un organon méthodologique pour scruter le pouvoir et les limites des images qu’une société produit d’elle-même. Cette théorie de la représentation et cette méthode sémiologique ont été très rapidement mises par Marin à l’épreuve de textes et d’images d’époque diverses, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle.

En janvier 1992, quelques mois avant sa disparition à l’âge de 61 ans, Louis Marin a publié sous le titre Lectures traversières un recueil d’articles parus entre 1976 et 1990. Ce livre réunit la plupart des sujets travaillés par Louis Marin, principalement le discours utopique, les pouvoirs de la représentation, le politique et ses secrets, le corps de pouvoir, les fictions, le virtuel, le neutre, et le problème du lieu. Marin aborde ces différents sujets en étudiant exclusivement des textes et non pas des images, qui constituent pourtant l’autre grande masse de formes sémiotiques auxquelles il a consacré de multiples travaux depuis les Études sémiologiques, son premier livre, en 1971. Cependant, et cela apparaîtra clairement dans les lignes qui suivent, ce qu’il y dit des textes peut aussi s’appliquer à son interprétation des images, quand bien même il insiste, dans tous ses écrits, sur la différence entre les deux registres.

Se rassemblant ainsi dans un livre Marin médite sur la traversée, sur les chemins de traverse, sur les rues Traversières (il déclare habiter dans le voisinage de la rue Traversière du XIIe arrondissement de Paris et se souvenir de la rue Traversière de Lyon) comme emblèmes d’un nouvel art de lire. Traverser des textes, c’est « écrire des récits de voyage qui, incessamment, pour utiliser les catégories mises en place par Certeau, transforment des lieux en espaces (unde ?) ou des espaces en lieux (quo ?) » [2]. En essayant « ce matin, assis à [s]on bureau, écrivant ceci » [3] de parcourir de mémoire et en imagination la rue qui ne fait que traverser, que passer [4], Marin reprend et approfondit une fois encore ses réflexions sur ce qu’est un lieu, et sur les relations entre un homme et un lieu. Il établit des distinctions entre les traditionnelles questions dites « de lieu » des grammaires latines (ubi, unde, quo, qua : où, à partir d’où, vers où, par où). Seule la question portant sur le lieu où l’on est, dit-il, interroge véritablement le lieu, c’est-à-dire l’ordre de la coprésence des choses, alors que les questions sur le lieu d’où l’on vient, ou le lieu où l’on va, sont proprement des questions d’espace, puisqu’elles supposent des mobiles qui, tendant vers une fin ou provenant d’une origine, déploient leurs mouvements, qu’ils tendent vers une fin ou proviennent d’une origine. Quant à la « dernière des questions-de-lieu » (c’est bien toujours dans les grammaires la dernière), elle se dit « d’un mobile en parcours pur, sans origine ni fin, qui ne reste pas, qui ne définit son site qu’à la mesure de la trajectoire qui le visite sans y élire demeure […] » [5].

Partant, comment concevoir une lecture traversière d’un texte ou d’une image ? Ce serait une manière d’ « écrire, réécrire, décrire », sans « effraction à l’entrée », puisque cette traversée ne vient pas d’un autre lieu, ni « déchirement à la sortie », puisqu’elle ne se dirige pas vers un ailleurs. « Il faudrait, ajoute Marin, pratiquer le texte comme le promeneur pratique habituellement la rue Traversière (XIIe) en empruntant d’un pas vif une section de son parcours sans y flâner par curiosité ni s’y attarder par intérêt. Simplement passer au plus vite à d’autres lieux ou ouvrir aisément d’autres espaces » [6].

Cette introduction aux Lectures traversières indique une méthode singulière de lecture qui s’est patiemment inventée et précisée au fil des ans. Pour la comprendre il faut aussi se souvenir qu’ailleurs [7] Marin se donne comme « modèle même du regard sur l’œuvre » les heures passées par Freud à dessiner et contempler le Moïse de Michel-Ange. Pratiquer le texte (ou l’image) en le traversant d’un pas vif, c’est y marcher, ne pas y courir ni, encore moins, le survoler du regard, et c’est aussi l’emprunter, verbe dont Marin souligne la polysémie. Pratiquer un texte (ou une image) n’est pas tendre vers une hypothétique appropriation, vers la constitution d’un lieu qui pourrait être ou devenir propre, mais « passer au plus vite à d’autres lieux ou ouvrir plus aisément d’autres espaces ». La traverse, dit encore cette introduction, est une route menant à un lieu auquel le grand chemin ne mène pas, et Marin propose donc une manière – traversière – de lire faite d’écarts, de ruptures, attentive aux syncopes, et aux surprises.

On ne saurait trop souligner le rôle tenu, dans la pensée de Louis Marin, par la lecture des Pensées de Pascal, et plus fortement d’ailleurs de certaines d’entre elles, qui sont l’objet de sortes de ruminations, selon le principe ici mis en lumière, d’une traversée à pas vifs, vers d’autres lieux et d’autres espaces. C’est cela, l’allure et la démarche de Louis Marin, la traversée à grands pas, vers des ailleurs, et sans cesse, le retour et la reprise de la traversée : passages. C’est ainsi que l’introduction des Lectures traversières parcourt le fragment 149 (numérotation Brunschvicg) :

Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d’y être estimé. Mais quand on y doit demeurer un peu de temps, on s’en soucie. Combien de temps faut-il … [8]

Lire c’est décrire, réécrire, écrire : en soulignant « par où on passe » et en supprimant la dernière phrase du fragment (« Combien de temps faut-il ? un temps proportionné à notre durée vaine et chétive »), Marin fait apparaître, dans la métaphore spatiale d’une sentence édificatrice ou moraliste, une pensée traversière. Considérée dans la syncope du morcellement fragmentaire des Pensées, et indépendamment de la lecture-réécriture de Marin, la pensée 149 passe en effet par une réflexion sur l’expérience commune et ordinaire d’un lieu traversé pour déboucher sur une surprise, la pointe satirique sur la brièveté de « notre durée ». La lecture traversière de Marin introduit une nouvelle rupture, en fragmentant le fragment, et cette fois le chemin débouche sur le problème du passage et du lieu « par où l’on passe » comme sur une sorte d’emblème de la lecture. Ce présent détour par cette pensée, à la suite de celui que propose Marin, permet d’approcher de ce qui se joue pour lui dans cette activité qu’est la lecture, et d’apercevoir également les raisons pour lesquelles sa postérité se trouve chez ceux qui s’appliquent à développer, à sa suite, des arts de lire d’un genre nouveau. Ni « reconnaissance », ni « inquiétude de légitimation », « pratiquer la traversée » demande de la légèreté :

rapidité sans souci, vivacité de pas-de-côté qui ne laissent pas de traces, un art des moyens sans autorité ni autorisation, sans profondeur ni constance, quelque peu imprudent souvent, et désinvolte ; et pourtant commencement d’une écriture, d’une récriture multiple à la mesure de la virtualité des sens : tenter de jouer, de rejouer. [9]

C’est alors l’image de Zarathoustra le danseur qui est convoquée pour terminer l’introduction de Lectures traversières ; cette pratique du passage, et sa légèreté, n’est pas sans lien avec la vertu d’eutrapélie dont Louis Marin rappelle souvent comme elle est nécessaire à la conduite du travail intellectuel le plus sérieux [10]. L’ouvrage se clôt – ou plutôt s’ouvre à nouveau – sur une autre pensée de Pascal, mise là en épigraphe de fin, sans aucun commentaire : celle qui évoque l’agilité de l’âme et son soudain mouvement (fragment 353). Pour ne pas se méprendre sur cette légèreté et sur l’exigence de rigueur qui, en son sein, rend son exercice possible, il faut se rappeler qu’elle apparaît comme une solution trouvée au problème du rapport entre chaque lecture, dans le déploiement historique des interprétations, et l’organisation, voire la structure, de tel écrit ou de telle image. C’est elle qui permet à la lecture qui écrit, qui réécrit, de correspondre (d’être à la mesure de) à la « virtualité des sens », c’est-à-dire à l’inscription d’une œuvre dans la durée de ses multiples lectures.

Parcours, au pluriel

Lorsque Marin recommande de traverser d’un pas vif et léger un texte et une image, et de le faire sans inquiétude de légitimation, sans autorité ni autorisation, sur le mode de l’emprunt, et du simple passage, il le fait paradoxalement depuis un lieu d’énonciation fortifié par son cursus initial (École Normale Supérieure et agrégation de philosophie) et par les multiples autorisations qui émanent des institutions dans lesquelles il est en 1992 solidement installé, ou par lesquelles il est, auparavant, passé. Marin publie ses Lectures traversières dans la collection qui porte le nom du Collège international de philosophie, établissement dans lequel il joua un rôle de premier plan dès le moment de sa fondation ; il était alors directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, où il avait participé à la fondation du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (CRAL), et du Centre d’Histoire et de Théorie des Arts (CEHTA), deux centres de recherche qui forment aujourd’hui les deux composantes d’une même unité et qui sont toutes deux fortement marquées de son empreinte. Il animait également à l’EHESS, avec son ami Jacques Derrida [11], le séminaire « Philosophie et sciences sociales », qui réunissait anthropologues, historiens et philosophes ; il avait par ailleurs enseigné près de dix ans dans diverses universités américaines, et continuait d’y donner plusieurs semaines de cours chaque année.

Que peut donc bien signifier, tout particulièrement dans une telle situation, une si forte insistance à proposer une espèce de lecture, et aussi d’écriture, qui seraient déliées de toute autorité, et indifférentes à tout lieu propre ? La raison en est éminemment politique. D’une part, et avec, il faut le souligner, une certaine forme de panache, il refusa de s’autoriser lui-même de l’autorité des institutions, et montra concurremment de l’indifférence, par exemple dans l’accueil des étudiants, à ce type de distinction. D’autre part, peut-être plus profondément et plus largement, il ne chercha jamais à occuper une position d’autorité disciplinaire, c’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, de spécialisation. Toujours, constamment, depuis le début de ses travaux jusqu’à leur fin (par exemple avec ses toutes dernières recherches sur le portrait du roi en Angleterre), il construisit de nouveaux objets, dans un travail d’expansion de proche en proche du domaine de sa réflexion, et le fit à chaque fois au prix d’un considérable travail de découverte et de lectures, sans pourtant que cette érudition ne se retourne contre elle-même en se sclérosant, comme c’est malheureusement si souvent le cas, pour devenir une sorte de massif de savoir semblant se suffire à soi. Jamais donc il n’œuvra à devenir spécialiste d’un domaine, pas même de ceux qui firent l’objet de sa thèse et de tant d’autres de ses travaux auparavant et par la suite, Pascal et Port-Royal. Il fit par exemple précéder l’achèvement et la publication de cette thèse (La Critique du discours, 1975) de quelques autres ouvrages sur des sujets divers (Sémiotique de la Passion, en 1971, sur le récit évangélique ; Études sémiologiques, écritures, peintures, également en 1971, en partie consacré à des recherches sur la peinture ; et Utopiques : jeux d’espaces, en 1973, sur le discours utopique), approfondissant et élargissant ainsi l’espace de sa sémiologie. C’est aussi cette façon de traverser des champs de connaissance qui rend aujourd’hui son œuvre si précieuse pour les divers spécialistes de ces champs.

Une critique du « sujet »

Cette critique de l’autorité prend place dans une mise en cause plus globale de la conception de la personne humaine comme sujet unificateur de ses représentations. Par exemple, l’étude de « La déposition du temps dans la représentation peinte », où apparaît le « temps du sublime », celui de « l’éclat, de l’extrême intensité », celui de la « stupéfaction par sidération », qu’il s’agisse du « temps de la Méduse » dans Judith et Holopherne du Caravage ou « du temps météorique de la tempête », comme dans Pyrame et Thisbé de Poussin, montre comment à chaque fois l’ « instant soudain » vient fracturer le « travail d’un regard totalisateur des aspects du monde, la “théorie” d’un sujet assuré de ses pouvoirs et infatigable ouvrier des synthèses transcendantales » [12]. Le travail de la pensée étant toujours, dans les écrits de Marin, un exercice de lecture (traversière) d’écrits ou d’images, les représentations n’y apparaissent pas comme les productions intrinsèques d’un « sujet assuré de ses pouvoirs » mais comme ce qui advient aux uns et aux autres depuis le corps social dans son épaisseur, dont l’histoire constitue l’une des dimensions. Les sujets ne sont pas posés comme des foyers qui préexisteraient à des représentations dont elles émaneraient, mais sont étudiés comme des effets de ces représentations [13].

C’est de cette façon que Marin pose son regard plein d’attention sur les écrivains et sur les peintres, dans celles de leurs œuvres où ils se donnent en représentation (autobiographies, autoportraits), où ils se font et défont par là sans cesse comme sujets. Ce sont des cas particuliers de ces procès sociaux et politiques, par lesquels des ensembles de signes (par exemple des écrits historiographiques ou de fiction, ou bien des images peintes), imposent les conditions de leur énonciation et déterminent ainsi la position que tous les sujets historiques à venir devront occuper, ce que chacun fera à sa manière singulière. Marin consacre un nombre très important de pages à la description minutieuse de la façon dont les spectateurs ou les lecteurs sont ainsi constitués en sujets de représentation, en se trouvant par exemple à la merci de pièges tendus par des récits de propagande, ou bien littéralement convoqués au milieu de l’espace de la représentation et de la scène représentée dans les fresques de la Danse de Salomé de Filippo Lippi à Prato [14].

Dans le bref ouvrage posthume qui s’intitule De l’Entretien, et qui est un exercice d’entretien par écrit avec Pascale Cassagnau, la critique du sujet touche au centre de l’activité de pensée qui fut celle de Marin. L’entretien – et principalement l’entretien d’art – ne peut prendre la valeur d’un modèle de l’activité d’écriture que parce que cette activité ne consiste justement qu’en la mise en forme à la fois libre et réglée d’un fonds informe d’un « sujet “duel” antérieur à tout dialogue ». Quelle est donc, dans cet Entretien, la « duellité même du sujet » [15] ? Marin ne la présente pas comme le résultat d’une division de quelque chose qui, originairement un, se serait – ou aurait été – progressivement ou brutalement fendu ; pas de schize, mais tout au contraire une sorte – modeste – de chaos originaire d’où le travail de l’écriture peut laborieusement faire advenir un discours. La « voix duelle n’est pas une double voix, ni deux voix, mais une voix plurielle dans sa duellité ». Cette duellité du sujet se trouve ainsi définie comme une bien étrange substance :

tout un humus inchoatif de désirs et de pensées, d’affects et de sentiments que l’écriture devra labourer pour constituer le sol fertile d’un fondement critique pour une forme ou un genre de discours avec sa logique, sa rhétorique et son histoire.

L’entretien d’art joue le rôle de modèle historique et rhétorique de cette forme et de ce genre discursif ; Marin cite à cet endroit un extrait de la « post-face (sic) en guise d’introduction » à un autre de ses ouvrages, Détruire la peinture, paru en 1977. Face au tableau, l’entretien apparaît d’abord comme une « espèce de rumeur » intérieure à celui qui « regarde des tableaux », un « bruit visuel » « qui charrie un bout de poème, un fragment d’histoire, un bout d’article, une référence interrompue, un écho de conversation, un souvenir impromptu, etc. », ou encore, « dans l’image regardée ici maintenant, glisse une autre, une autre encore, qu’elle convoque, malgré que j’en aie, et qui la brouille cependant : fantasmes, ces explosions d’étoiles lorsque vous pressez vos paupière closes, de vos mains, et que l’œil alors voit, malgré l’obscurité, son propre éclat » [16]. En aucune manière cet humus inchoatif de désirs et de pensées, d’affects et de sentiments n’est un fonds spirituel inné qui de soi-même engendrerait du discours. Non seulement il ne fonde pas immédiatement le discours formalisé, puisqu’il doit passer, pour accéder à cette forme, par un travail qui le transforme en « sol » et, pour finir, en un « fondement » qui doit être « critique », mais il est de surcroît lui aussi déjà constitué, comme tout humus, de la décomposition, et du dépôt, au fil du temps, de matières organiques. Cette terre végétale-ci est faite de pensées, des représentations du passé transmuées en désirs, pensées, etc., au fil du temps, dans l’histoire personnelle de celui qui, un jour, se tient là, devant un tableau. Écrire une forme historiquement et socialement déterminée dans un genre de discours, puisque, selon De L’Entretien, c’est vers cela que se dirige le travail de la pensée, revient donc à réécrire – comme le dit l’introduction aux Lectures traversières –, à s’inscrire dans l’ensemble des représentations reçues pour en produire de nouvelles. Nous serions sans doute ici au plus proche du long voisinage de Louis Marin et de Jacques Derrida, et au plus proche aussi de la singularité de Marin : l’expérimentation centrale de ce travail d’écriture-réécriture dans un moment historique spécifique, le XVIIe siècle français, dont il a fait une sorte de grand atelier de règles de la parole et de l’écriture, et tout particulièrement de l’écriture de l’histoire.

Une traversée des « disciplines »

La traversée des textes et des images peut les pratiquer comme des départs sans adieux, comme une réécriture multiple à la mesure de la virtualité des sens parce que la voix duelle est une voix plurielle, d’une pluralité habitée des voix d’une culture acquise au fur et à mesure des traversées. Il est aisé d’imaginer quels genres d’apprentissages, quelle profondeur, quelle intensité et quelle durée de fréquentation des œuvres sont requis pour que les échos de cette voix puissent commencer à se manifester par l’écriture. Si Marin n’en dit rien, il fait en revanche porter l’accent sur l’implication mutuelle entre, d’une part, la pluralité de cette voix duelle et la manière traversière de la lecture, et d’autre part la nécessité de déployer le travail de la pensée dans une mise en relation interdisciplinaire. C’est ainsi que, dans De l’entretien, l’auteur se présente dans une sorte d’auto-entretien sous diverses identités professionnelles qui sont autant d’assignations disciplinaires : « Le sémiologue (quelque peu philologue) », « Le professeur (philosophe) », « Le professeur (historien) », « Le sémiologue (un peu pragmaticien) », etc. Tout, cependant, ne peut se réduire à un jeu de discipline – ou avec les disciplines – et l’une des voix qui prend forme écrite dans De l’entretien est celle de l’ « amateur », tandis qu’une autre reçoit le nom de Félibien, grand auteur d’entretiens sur l’art dans la France du XVIIe siècle ; cette dénomination étant aussi une façon de conserver, dans ce livre également, la part de la légèreté et de l’eutrapélie.

Quels furent les modèles théoriques et les méthodes qui permirent justement à ces traversées de produire des départs de significations et d’ouvrir de nouveaux espaces de réflexion ? Quels modèles et quelles méthodes furent appelés par cette invention d’un art d’écrire traversier, pleinement ouvert, adapté à la duellité de l’écrivain ? La lecture des premiers articles et livres publiés par Louis Marin fait très clairement apparaître l’importance du structuralisme, qui ne se démentira jamais, Marin devant être mis au premier rang de ceux qui dépassèrent l’opposition entre structure et genèse, devenir ou histoire. Sa pratique et sa théorie de l’analyse structurale s’appuient en premier lieu sur l’anthropologie de Lévi-Strauss et la sémiologie de Greimas, et rencontre, parmi les diverses formes prises par la linguistique depuis Saussure, les travaux d’Émile Benveniste et sa « Sémiologie de la langue » [17], « sémiologie de seconde génération » qui se fixait pour tâche d’inscrire l’énonciation dans le système de la langue.

Or, s’intéresser à la structure de l’appareil formel de l’énonciation, tel que les diverses énonciations le font apparaître, c’est aussi s’interroger sur les conditions de possibilité de toute énonciation, ou sur l’énonciation comme a priori. Ce travail peut par exemple faire porter l’accent sur la composition d’un livre pour y découvrir « l’ouverture pragmatique d’un incertain espace d’énonciation » et qu’un « masque est partie intégrante de la position d’énonciation » [18]. Il peut aussi s’attacher à l’analyse d’un discours de moindre ampleur et, par l’étude de son organisation, et en particulier du système des pronoms personnels, mettre en lumière les conditions de l’énonciation d’un discours qui peut être qualifié de mystique parce qu’il tend à matérialiser dans l’écriture le corps perdu d’une divinité (le christianisme étant fondé sur la perte du corps de Jésus-Christ) [19].

Il peut également analyser la peinture sous l’angle de son énonciation ; il faut ici évoquer dans sa nécessaire complexité – bien que trop rapidement – l’une des plus exemplaires analyses de Marin, en ce qu’elle offre à la fois un exemple de ce que fait la lecture traversière de Marin, et une lecture exemplaire de ce que devraient être les études de tableaux. L’étude porte sur la chapelle Baglioni de l’église Santa Maria Maggiore à Spello, décorée en 1501 par le Pinturicchio. Marin y voit, et y fait voir, la « structure même de la représentation » [20] en décrivant très minutieusement les relations que les fresques peintes sur les trois murs de la chapelle mettent en place entre « l’édifice réel à trois dimensions, où se déplace et se situe le spectateur (ou le fidèle) » et les « édifices feints (ou peints) dans un espace illusoire où se promène et s’arrête le regard ».

L’Annonciation (mur de gauche) fait l’objet d’une très longue analyse dans laquelle sont rigoureusement distingués l’ « espace de présentation (lieu à partir duquel la fresque est vue du spectateur) », l’ « espace représenté (forme de ce que la fresque donne à voir) », et l’ « espace de représentation (à la fois surface et support, écran plastique et plan du mur) ». En observant les passages entre ces espaces Marin fait apparaître un double dispositif perspectif, construit géométriquement : l’un de ses éléments est un axe de fuite, iconographiquement marqué par le pied du lutrin, qui court vers l’arrière-plan, à travers l’arche de clôture du jardin ; l’autre est un « point de fuite », invisible quant à lui, parce qu’il se situe derrière l’enfilade des pilastres de gauche : « point “neutre” s’il en est, à la différence de l’axe du lutrin, puisque le décor architectural représenté le dissimule et qu’aucune “figure” ne le signifie » [21]. La découverte de ce double dispositif permet de proposer une lecture de la fresque qui intègre une dimension essentielle mais rarement, voire jamais prise en compte : celle de l’énonciation de la représentation peinte. Marin remarque en effet que la fenêtre grillagée qui se trouve sur le pan de mur à droite, au-dessus de l’autoportrait du Pinturicchio, et l’oculus qui en est le pendant sur le mur de gauche, qui ne donnent à voir que de l’obscurité,

visent (au sens technique du terme : ce sont des viseurs) le point structural de convergence du réseau (nous disons « point structural » pour souligner qu’il ne saurait s’agir d’un point réel) : ce sont des éléments méta-figuratifs d’énonciation ou de représentation tout en étant, et de part en part, des éléments de décor ornemental de ce que la représentation représente. [22]

Cet oculus et cette fenêtre

peuvent être considérés autant comme les instruments et les conditions du regard du spectateur que comme les représentants des yeux du peintre : le spectateur, le peintre étant les éléments intégrants du sujet de la représentation que le dispositif tend à identifier par identité des localisations.

Retour à Kant ?

Les écrits de Marin sont donc nourris d’influences multiples, celles des linguistiques structurales, celles aussi des études iconographiques d’Erwin Panofsky et d’Edgar Wind, avec lesquelles se noue une relation de dépassement critique, et celles qui sont liées à sa formation philosophique ; pour diverses raisons Aristote, Hegel et Nietzsche sont ici ou là l’objet de méditations, Freud et Pierre Fédida, et Ernst Bloch aussi. C’est avant tout cependant une critique d’inspiration kantienne qui, s’accordant avec les méthodes d’analyse structurale [23], fonde les lectures traversières, permet à la traversée des textes et des images de passer de lieux en lieux, et d’ouvrir de nouveaux espaces. C’est ainsi par exemple que chaque étude d’un écrit, en tant qu’événement d’énonciation, permet de mieux comprendre l’énonciation, « instance de passage entre la virtualité de structures de langue et leurs réalisations en structures de discours », voire l’énonciabilité [24] ; ou encore que chaque lecture d’image permet de mieux connaître les pouvoirs de l’image et la figurabilité, ou

les conditions transcendantales – de possibilité et de légitimité – de l’apparition de l’image et de son efficacité : la sphère transcendantale de la mise en vision, constituée d’a priori matériels et sensibles, pathiques, cognitifs par lesquels s’effectue la sortie du voir et de l’être-vu du champ de l’ « in-vu », de l’invisible, de l’inaccessible au regard. [25]

Après avoir fait remarquer que l’énonciation, en tant qu’instance de passage est le « “transcendantal” de tout énoncé de langue », Marin rappelle qu’autour du transcendantal « rôde le discours de l’illusion métaphysique qui l’hypostasie en réalité transcendante ». Aussi s’en tient-il toujours à l’étude des phénomènes, de ceux des phénomènes qui sont produits par les hommes, et tente-t-il, par ses lectures traversières toujours critiques, de faire apparaître leurs conditions de possibilité. Il cite ainsi à plusieurs reprises la phrase de Kant qui caractérise le schématisme transcendantal de l’imagination productrice comme un « art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera bien difficile d’arracher à la nature et de révéler le secret » [26]. Il ne tente pas de pénétrer ce secret mais, dans ses lectures traversières critiques de représentations, dans ces études sémiologiques de « seconde génération », montre ce schématisme à l’œuvre dans tel écrit ou dans tel tableau singuliers – par exemple, mais c’est seulement un exemple, en étudiant le schème de la croix dans certaines fresques du Quattrocento [27].

Face à toutes les créations humaines, quelle que soit leur aire géographique et quelle que soit leur époque, ce nouvel art de lire peut produire des « événements-syncopes de contemporanéité » [28], parce qu’il se porte au plus près de l’énonciation de ses œuvres et les rapproche ainsi de « nous », ici et maintenant, dans le moment même où il refait le geste de leur production. Marin l’a montré en renouvelant la pensée de la représentation et du pouvoir et en « nous » plaçant, en particulier sur la grande scène du XVIIe siècle français, au cœur même de la relation complexe entre le Prince – d’État ou d’Église – et ses artistes : c’est-à-dire du pouvoir et de sa représentation, des pouvoirs de cette représentation – et de ses limites. Cet art est maintenant à la disposition [29] de tous ceux qui veulent à leur tour, dans les conditions qui sont celles du monde d’aujourd’hui, après un quart de siècle, ouvrir de nouveaux espaces de pensée en menant l’étude rigoureuse d’objets sémiologiques singuliers.

par Alain Cantillon & Pierre Antoine Fabre, le 1er novembre 2016

Pour citer cet article :

Alain Cantillon & Pierre Antoine Fabre, « Louis Marin sur les chemins de traverse », La Vie des idées , 1er novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Louis-Marin-sur-les-chemins-de-traverse

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Louis Marin, «  Les portraits et le Portrait  », Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Paris, Hazan, 1995, p. 92.

[2Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 13.

[3Id., p. 11.

[4Id., p. 299-300.

[5Id., p. 14.

[6Id., p. 15.

[7Louis Marin, «  De la figurabilité en peinture  », in De la représentation, Paris, «  Hautes études  » Gallimard-Le Seuil, 1995, p. 63.

[8Lectures traversières, op. cit., p. 14.

[9Id., p. 15.

[10L’eutrapélie, venue du grec, signifie un esprit de légèreté, qui ne se confond pas avec une légèreté d’esprit.

[11On peut consulter dans le fonds Louis Marin de l’IMEC le rapport qu’il rédigea pour l’élection de Jacques Derrida à l’EHESS.

[12De la représentation, op. cit., p. 290-292.

[13Selon le principe même de la représentation, ainsi formulé dans les tout derniers mots d’ Opacité de la peinture (Paris, Usher, 1989, nouvelle édition en 2006, aux éditions de l’EHESS) : «  désir d’une présence que la représentation a pour impossible destin de réaliser  ».

[14L. Marin, Opacités de la peinture, op. cit., , p. 219-220.

[15L. Marin, De l’entretien, Paris, Minuit, 1992, p. 16.

[16L. Marin, Détruire la peinture, Paris, Galilée, 1977, p. 8.

[17Expression de Benveniste (dans «  Sémiologie de la langue  », 1969) citée par Marin, dans l’introduction «  De la médiation  » à Sémiotique de la Passion, s.l., Aubier Montaigne / éd. du Cerf / Delachaux & Niestlé / Desclée de Brouwer, coll. Bibliothèque de Sciences religieuses, 1971, p. 11.

[18L. Marin, «  Pour une théorie baroque de l’action politique  », in Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005, p 33 et 35.

[19L. Marin, Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, p. 358.

[20Opacités de la peinture, op. cit., p. 68.

[21La notion du «  neutre  » est l’une des plus riches et des plus complexes entre toutes celles que Louis Marin a travaillées, très tôt d’ailleurs, dans une lecture très serrée de la phénoménologie husserlienne. Elle lui a permis de concevoir comment des champs de forces peuvent se composer sans s’annuler : notion esthétique et politique, précieuse pour la pensée de la représentation, de la cérémonie, de l’économie du signe.

[22Id. p. 77.

[23Voir sur ce point les éclairantes mises au point du travail de Giacomo Fuk dans un doctorat tout récemment consacré à la genèse de l’œuvre théorique de Louis Marin.

[24Louis Marin, «  L’aventure sémiotique, le tombeau mystique  », dans Cahiers pour un temps, Michel de Certeau, 1987, p. 209-210.

[25Louis Marin, Des Pouvoirs de l’image, gloses, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 19-20.

[26Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1944, p. 153 (voir en particulier Louis Marin, «  Frontières de Utopia  », in Politiques de la représentation, op. cit., p. 41, note 33).

[27Opacités de la peinture, op. cit., p. 101-124.

[28Louis Marin, «  Événements de contemporanéité  », Traverses, n.s., 1992, n°1 : Du Contemporain, p. 26 (accessible en ligne sur le site de l’Association Louis Marin comme de nombreux autres articles mentionnés ci-dessus).

[29Par la publication de plusieurs recueils d’articles depuis 1995, par de très multiples traductions dans diverses langues, par la mise en ligne de nombreux textes sur le site de l’Association Louis Marin, et par l’ouverture du Fonds Louis Marin à l’IMEC, à Caen.

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