Sous l’intitulé Malaise dans les musées, Jean Clair publie un essai – en réalité un pamphlet – dans lequel il entend dénoncer les dérives de la politique culturelle française, dont le point ultime serait le projet du Louvre Abu Dabi. Daté « Pentecôte 2007 », l’ouvrage de Jean Clair est comme une réponse à chaud à l’accord signé le 6 mars précédent entre la France et les Emirats Arabes Unis et actant la construction d’un musée universel. Il vient après la parution en décembre 2006, par ses soins, ceux de Françoise Cachin et Roland Recht, d’une tribune dans Le Monde intitulée « Les musées ne sont pas à vendre », point de départ d’une pétition protestant contre ce projet de musée.
Evangiles selon Jean Clair
Le pamphlet, tout entier porté par le désenchantement, est composé de trois parties. La première, intitulée « La Simonie », résume toute la pensée de son auteur. Prenant appui sur quelques expériences personnelles (la promiscuité des foules du Louvre ou l’audition d’un décevant spectacle « moderniste » dans une église de campagne, toutes deux vécues comme des « profanations »), Jean Clair, fidèle à sa réputation de polémiste et dans le droit fil de son Journal atrabilaire (2006), donne libre cours à ses regrets. Il déplore l’oubli de la signification religieuse et pré-esthétique des œuvres anciennes (« Le pouvoir des images »), il dénonce le principe démocratique à l’œuvre dans l’« obligation faite au musée de devoir accueillir tout le monde » et la consécration de toutes les cultures (« La hiérarchie des choses »), il s’insurge contre l’emprise croissante du marché sur la culture (« Les Somnambules »), qualifiant au passage les temps modernes de dernier moment d’un « déclin » entamé à la fin du XVIIIe siècle. Ce déclin se manifesterait, selon Jean Clair, dans le glissement du culte à la culture, puis de la culture au culturel (« Du culte au culturel ») et s’incarnerait dans le remplacement d’un « lien vertical, dirigé du bas vers le haut » – théologique – par « une circulation verticale », celle de l’âge démocratique : « Le culturel disperse, éparpille, dégrade, disqualifie, il nous fait redescendre dans le nombre ». La première partie s’achève par ce constat : « Ainsi, l’abandon de la foi dans les images, la fin de la croyance en leur pouvoir, l’ignorance où l’on se trouve désormais de leurs finalités ont entraîné à leur tour la mutation des lieux qui leur étaient consacrés, le musée public. »
La deuxième partie (« La Vaine Gloire ») dénonce le futur musée du Louvre Abu Dabi. Rappelons brièvement les faits : après avoir sollicité l’expertise de la France pour l’installation à partir de 2006 d’une antenne de la Sorbonne, l’Emirat d’Abu Dabi a signé un accord avec la France pour la réalisation d’un musée dans la capitale émirienne. La France apportera son expertise à toutes les étapes du projet. Pendant dix ans à compter de l’ouverture au public de ce musée, la France consent à prêter, par rotation, environ trois cents œuvres, issues essentiellement du Louvre et des musées nationaux. Elle s’engage, à partir de l’ouverture du musée et pour quinze ans, à y organiser chaque année des expositions temporaires de qualité internationale. En contrepartie de l’aide scientifique et technique de la France (établissement du projet scientifique et culturel, de la stratégie de développement du musée, assistance à la maîtrise d’ouvrage, conseils, formation des personnels, etc.), cette dernière reçoit un montant de l’ordre d’un milliard d’euros sur trente ans, destiné au Louvre et aux autres musées de France. Jean Clair s’en indigne, parlant de location d’œuvres et de liquidation du patrimoine national. Simple affaire de gros sous, selon lui, le Louvre Abu Dabi s’insèrerait dans une démarche plus générale de rentabilisation des actifs matériels et surtout immatériels, telle que l’a préconisée le rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel (décembre 2006) [1], et où figurait notamment la proposition d’abolir le principe d’inaliénabilité des œuvres des collections nationales [2]. A cela, Jean Clair oppose une conception substantialiste de l’œuvre d’art qui, de facto, exclurait cette dernière du circuit économique : « Une œuvre d’art n’est pas un "produit", parce qu’elle ne peut précisément pas, à l’inverse des objets de l’industrie, être "re-produite" ». Incarnation d’un « lieu » et d’une « histoire » – le fameux « ici et maintenant » dont parlait Walter Benjamin –, l’œuvre y perdrait son aura, pour parler comme le philosophe allemand dont s’inspire Jean Clair. Et contre la marchandisation qui rabaisse « à la série, au multiple, à l’interchangeable », d’invoquer la singularité qui « distingue au lieu de fondre ». Suit une charge contre « l’empire Guggenheim » (du nom du célèbre musée d’art moderne new-yorkais, lancé depuis quelques années dans la création de filiales), modèle, selon Jean Clair, du Louvre Abu Dabi. Sa finalité serait, comme à Las Vegas, un vulgaire entertainment : « Le divertissement est la satisfaction rapide d’un désir immédiat »… Condamné à « une présentation hétéroclite d’œuvres prélevées, selon les besoins et les disponibilités, dans les collections de divers musées de France », le futur musée serait faussement universaliste. Conscient sans doute qu’un tel propos sur la disparate pourrait se retourner contre tous les musées, tant ces derniers sont le produit de démembrements, Jean Clair proclame les collections « vouées par nature à l’immobilité ». Ainsi interdirait-il ces « transferts » (en fait des prêts temporaires, rappelons-le) « au bénéfice des pays plongés dans la nuit de l’ignorance ».
« L’Acédie » (c’est-à-dire « la mélancolie mortelle, l’ennui, l’abattement de l’esprit que cause la paresse du cœur ») est le titre de la longue péroraison qui conclut l’ouvrage. D’un constat non dénué de tout fondement (la signification première des œuvres anciennes s’efface pour nous de plus en plus), il assène à son lecteur une diatribe contre la « reductio ad aestheticam », comprendre « le stade esthétique vu par Baumgarten, Nietzsche, Kierkegaard. L’art pour l’art, le goût du vague, la sensation, jusque dans ces formes dégénérées que sont le sensationnel, le choc, la surprise, l’immonde enfin ». Le musée, qui aurait renoncé à toute interprétation « contextualisante » au profit d’une « interprétation esthétisante universaliste », ne serait plus que la « salle des pas perdus d’une délectation vague ». Il est temps désormais, pour Jean Clair, de nous livrer son credo : « Par "art", j’entends ici l’art religieux, né des religions monothéistes, ou bien, ce qui me semble équivalent, l’art qui a donné naissance à ces religions. Et il n’y a pas, en ce sens, d’art autre que "religieux" ». Et de nous instruire du « sens de l’œuvre d’art » : une « soumission (…) avant toute forme d’admiration », car « tout art (…) renvoie à une transcendance, regarde vers un Dieu sans espérer le rejoindre. Toute figuration est le creuset de la contemplation divine. Il n’y a d’art que sacré. » Daté « Pentecôte 2007 », le pamphlet a, de toute évidence, définitivement basculé dans le sermon.
Sophisme
Ce résumé s’est efforcé d’ignorer les débordements verbaux de l’auteur. Certes, c’est la règle du genre d’émailler un pamphlet de phrases assassines et de faire assaut de bons mots [3]. Il n’empêche : on reste pantois devant la prolifération d’affirmations gratuites. En voici quelques-unes. De l’art occidental et de l’art africain : « ces images venues de deux ou trois mille ans d’une tradition écrite – le Livre –, fondées sur une passion des images inconnue ailleurs, sont les produits d’une histoire dont la symbolique était autrement plus complexe que celle éphémère et sans histoire des objets de magie surgis d’une culture orale et de la pensée animiste ». De l’art contemporain : « le bol fécal produit par la digestion de siècles d’un art exquis ». Du public des musées : « ces bienheureux (…), ces néophytes, ces ravis, si béats devant la culture de "l’Autre" », débarqués « en autobus climatisé », « indifférents, bruyants, vulgaires, avachis ». « La saleté laissée par la foule », « la promiscuité, la chaleur du coude-à-coude, l’impossibilité de demeurer immobile devant une œuvre sans voir se glisser dans son champ, incongrus, la nuque ou le bras d’un badaud ». « Quel homme de science admettrait, à l’Institut Pasteur, à Saclay, à l’Observatoire du Pic du Midi, tant de profanes dans ses laboratoires ? » Du Louvre Abu Dabi : « Céder, monnaie sonnante, un nom noble et singulier pour en faire une marque à des fins marchandes, c’est, toutes proportions gardées, appliquer à l’économie globalisée la logique des camps, lorsque le détenu, n’étant plus un homme, car seul un homme est digne de porter un nom, n’était plus désigné, dit Primo Levi, que par Null Achtzehn – être sans nom. » N’en jetons plus : les bornes de la mesure et de la nuance ont été franchies, quoi qu’en dise l’auteur (« toutes proportions gardées »).
L’ouvrage, de bout en bout, est un chef-d’œuvre de sophisme, qui procède à la fois par atténuation, par omission, par hyperbole, et par injure. L’atténuation d’abord, avec cette manière qu’a l’auteur de vouloir nous faire croire qu’il peut faire amende honorable de la virulence de ses propos, qui ne seraient, finalement, pas si graves. Autant de précautions oratoires ou de concessions de pure forme et sur des points de détail, visant à prévenir les critiques pour mieux se poser en victime le moment venu [4].
Omission également : la thèse selon laquelle « il n’y a d’art que sacré » – exacte en certains temps – ne se soutient qu’au prix d’un tour de passe-passe historique, au demeurant assez voyant : l’oubli pur et simple d’un immense pan de la création. Une sonate de Mozart, un trio de Ravel, un portrait d’Ingres ou de David, un édifice de Ledoux, un tableau de Goya, etc., ne sont-ils pas des œuvres d’art ? Ou serait-ce que, pour reprendre sa citation de De Gaulle, « la seule sculpture qui [lui] parle, c’est celle du Moyen Age » ? La reductio ad religionem n’est pas plus légitime que cette « reductio ad aestheticam » dénoncée par Jean Clair (et qui constitue un anachronisme, en effet, s’agissant d’une Vierge ou d’un ciboire romans). Omission encore quand Jean Clair escamote la vérité sur les réserves des musées : nullement inépuisables en trésors méconnus, loin s’en faut, les réserves ne sont pas non plus ces réceptacles d’œuvres uniquement secondaires, de fragments archéologiques inexploitables ou de collections d’étude, que l’on veut nous faire croire [5].
Mais l’hyperbole est sans doute le procédé le plus frappant. Avec son ton catastrophiste et ses accents d’Apocalypse, Jean Clair joue les Cassandre, multipliant effets de manche et formules aussi définitives qu’exagérées [6]. Jean Clair colporte en outre une curieuse rumeur, tout droit sortie du cerveau des adversaires du projet : l’accord entre la France et Abu Dabi faciliterait la vente d’avions de combat ! Mais ce ne sont là que vétilles au regard du déclin généralisé que nous subissons. Mort des Lumières et de la Nation : « Le Musée, enfant des Lumières et de leur Nation, peut-il survivre à leur disparition ? » L’alarmante prophétie s’impose : avec la présentation d’œuvres occidentales à Abu Dabi, nous nous exposerions « à un choc qui, pour n’être pas encore un choc de civilisations, y ressemble fort ». Jean Clair se prendrait-il pour Oswald Spengler ou pour le docteur Sigmund Freud, dont l’ouvrage de 1929, Malaise dans la civilisation a inspiré son titre au présent pamphlet ?
A cette situation, il faut un bouc émissaire, trouvé en la personne de l’administrateur, forcément borné, inculte, les yeux rivés sur sa calculette. Car partout les énarques, comme naguère les Juifs dans la propagande antisémite, prennent les bonnes places [7]. Décidément, de telles injures n’ont d’équivalent que dans les écrits tardifs, mais de triste mémoire, d’un Camille Mauclair [8]. Mais il arrive à Jean Clair de se trahir, comme lorsque, parlant d’art contemporain, il omet les guillemets à l’épithète « dégénéré », reprenant maladroitement la terminologie de Max Nordau que récupéreront les national-socialistes [9].
Contre l’histoire, ou « l’autorité de l’éternel hier » (Max Weber)
C’est peu dire que la lecture de cet ouvrage provoque un « malaise ». On y éprouve le sentiment, qu’exacerbe un ton péremptoire, d’être manipulé. Loin d’être un essai argumenté, l’ouvrage est plutôt l’expression d’une pensée autoritaire. Comme l’a expliqué le sociologue Max Weber, la domination, au-delà de l’autorité fondée sur la seule contrainte, s’appuie aussi sur des croyances qui sont autant de dispositions acquises à l’obéissance. Parmi ces croyances – ou légitimités –, « l’autorité de l’éternel hier » est ici flagrante : il s’agit « des lois et coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter » [10] et qui, chez Jean Clair, prennent la forme d’une invocation ad nauseam des origines. Autorité des origines, bien sûr, en vertu de leur privilège d’antériorité (« Retour aux origines » est d’ailleurs le titre du dernier chapitre). Mais il y a aussi cette autre légitimité, fondée sur le charisme du chef à qui l’on fait crédit de capacités hors du commun et d’une grâce exceptionnelle. Juché sur des épaules de géant, Jean Clair fait assaut d’érudition et multiplie les citations, de Thomas Mann à Roger Caillois, de Coleridge à Montesquieu, de Shakespeare à Durkheim. Garantie de respectabilité autant que brevet d’érudition, cette avalanche de citations (plus d’une quarantaine d’auteurs) sidère le lecteur. Il s’agit vraiment d’en imposer.
Mais imposer quoi ? Un discours sacralisant et anti-historique. Aux origines « et pour de nombreux siècles », l’art fut religieux. C’est un fait historique. Mais Jean Clair outrepasse son rôle d’historien de l’art en affirmant la nécessité d’une approche de l’art fondée sur la foi. Religieux n’implique pas nécessairement sacré, et la conversion n’est pas la condition d’une compréhension du fait religieux et de ses manifestations. Une chose est de constater « l’abandon de la foi dans les images » – encore que cette affirmation puisse se discuter –, une autre est de le déplorer. En la matière, la déontologie de l’historien de l’art devrait être celle de l’historien tout court : l’histoire, rien que l’histoire, et toute l’histoire. Or les regrets et les injonctions l’emportent partout sur l’examen objectif et neutre des faits. Jean Clair, répétons-le, réduit les manifestations de l’art aux périodes originelles et pré-esthétiques pour justifier une approche sacrée de l’art. Il soutient une certaine conception – datée – de l’art (« le laid, le violent, l’horrible et le monstrueux ont remplacé les règles anciennes du beau ») pour rejeter l’art contemporain presque en bloc. L’obsession de l’étymologie (jointe à l’emploi intense de locutions et mots latins) participe de cette célébration exclusive des origines. Rien que l’histoire : on en est loin, et on le pardonne d’autant moins que Jean Clair écrit avec justesse que « l’Histoire est pleine de ces jugements de valeur qui furent désastreux ». Toute l’histoire : là encore, la simple mise entre parenthèses des Lumières et de leur héritage est inacceptable, et elle constitue un exemple flagrant de négationnisme historique [11].
Distinction et défense des privilèges culturels
Un auteur n’est pas cité, mais son ombre plane sur tout l’ouvrage de Jean Clair. Il s’agit de Walter Benjamin et son essai L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [12]. Selon Benjamin, la photographie ôterait son aura à l’œuvre d’art (alors qu’en fait, ce procédé de reproduction a contribué à forger cette aura, comme l’a démontré Nathalie Heinich [13]) ; au nom de cette aura (que détruirait la multiplication – donc la diffusion – de l’image), l’art serait impropre à toute approche collective [14]. Jean Clair reprend la thèse, mais alors que Benjamin se voulait, malgré tout, progressiste [15], il s’abandonne au mépris des foules. Le musée ouvert à tous ? « une plaie qui va s’infecter »…
Ce rejet des "masses" et cet élitisme sont en fait le produit d’un profond esthétisme. Malaise dans les musées est « né d’un désenchantement », un désenchantement qui en dit long sur sa vision enchantée de l’art. Enfant, Jean Clair a découvert instinctivement les « joies » de la peinture grâce aux couleurs et au formalisme d’un paysage de Matisse [16]. Et il n’est pas jusqu’à la messe dont il n’ait goûté les plaisirs à travers le filtre de l’esthétisme (« un petit opéra de deux sous, rejoué chaque dimanche ») [17]. Aujourd’hui encore, cette disposition demeure intacte : loin des sentiers battus, Jean Clair court le monde et ses musées confidentiels à la rencontre d’œuvres choisies [18]. Délectation, amour : voilà le vocabulaire de cette « reductio ad æstheticam » que Jean Clair dénonce par ailleurs. Bien qu’il s’en défende, ses plaisirs – même mêlés d’érudition – ne différent guère, au fond, de ceux des "masses" : car, comme l’écrit Pierre Bourdieu, « les plaisirs de la "vision lucide" peuvent représenter la forme la plus "pure" et la plus raffinée (…) de la délectation » [19]. « Aisthesis épurée, sublimée, déniée » d’un côté, contre « aisthesis primaire et primitive » de l’autre [20], mais aisthesis toujours. Aux masses, les plaisirs simples (et donc vulgaires pour n’être pas filtrés – tenus à distance – par l’éducation et la culture) ; aux happy few, le plaisir cultivé, c’est-à-dire éprouvé dans le refus de toute promiscuité [21].
On ne reprochera pas ici à Jean Clair ses joies d’esthète. Comme tout un chacun (et c’est bien là son problème), il y a droit. Mais au nom de quel privilège ses plaisirs seraient-ils plus légitimes que les satisfactions de ces "masses" si méchamment brocardées [22] ? Pour se distinguer et défendre (« épargner ») ses privilèges culturels. Cette distinction passe par l’affirmation de la dimension sacrée de l’art : « Le sacré, c’est ce qu’on repousse et c’est ce qu’on respecte. Ce que l’on tient à distance et ce que l’on vénère. Ce que l’on ne peut toucher et ce vers quoi on lève les yeux. » Cette essence divine, qui transformerait l’expérience sensible, permet de fonder deux ordres de sensibilité (Jean Clair compare ainsi – pour la rabaisser – l’expérience esthétique des "masses" aux plaisirs du sexe et du ventre [23]), c’est-à-dire deux catégories d’humains, les élites et les masses, irréductibles par nature l’une à l’autre. Reductio ad aestheticam : fût-elle en latin, la formule trahit l’angoisse d’une réduction à une expérience commune ; c’est la hantise d’une possible confusion avec les "masses".
Le mérite de l’ouvrage de Jean Clair est d’exemplifier cette « dimension sociale du goût » analysée par Bourdieu : « la négation de la jouissance inférieure, grossière, vulgaire, mercenaire, vénale, servile, en un mot naturelle, enferme l’affirmation de la sublimité de ceux qui savent se satisfaire des plaisirs sublimés, raffinés, distingués, désintéressés, gratuits, libres » [24], négation qui autorise ainsi une « prétention légitime à dominer la nature sociale » [25]. Car, pour citer encore Bourdieu, « l’antithèse entre la culture et le plaisir corporel (ou, si l’on veut, la nature) s’enracine dans l’opposition entre la bourgeoisie cultivée et le peuple, lieu phantasmatique de la nature inculte, de la barbarie livrée à la pure jouissance » [26]. L’affirmation par Jean Clair selon laquelle la délectation serait « une disposition innée, détachée des contingences de la naissance, du milieu social » illustre parfaitement cette « expérience déniée d’un rapport social d’appartenance et d’exclusion » [27] dont parle Bourdieu. Le goût pur, expression d’un « rapport social incorporé, devenu nature » [28], est ainsi travaillé par les questions, éminemment sociales, de domination et de soumission [29]. A cet égard, les quelques développements sur la nécessité d’une véritable éducation artistique (en soi, un vrai sujet qui aurait mérité un essai) ne convainquent guère : ils sonnent un peu comme un argument de bonne conscience et comme le masque d’une autorité destinée à inculquer – imposer – une certaine vision de l’art.
Conclusion
Il est regrettable que ce pamphlet, publié chez Flammarion dans la collection intitulée « Café Voltaire », n’aille pas plus loin que la discussion de comptoir. C’était mieux avant, on nous cache tout, rien ne va plus… Décidément réactif (le « désenchantement »), l’ouvrage endosse du coup tous les lieux communs de la pensée réactionnaire : négation (latente) des avatars de l’histoire, conception univoque des choses au nom de leur fonction ou de leur sens premiers, pureté présumée des origines, unité contre mélange (« La culture est une, le culturel est pluriel »).
Malaise dans les musées ou malaise de Jean Clair ? Le moi est ici la mesure de toute chose. Mais comment expliquer le succès (relatif peut-être, mais dont l’auteur de ces lignes peut témoigner personnellement) des idées d’un Jean Clair auprès de la communauté des historiens de l’art, des restaurateurs, etc ? Est-ce de mettre des mots sur un certain ressentiment, manifestation de ce que Bourdieu a appelé « l’ethos de la fraction dominée de la classe dominante » [30] ? Cette fraction [31], aux valeurs tellement incorporées qu’elles déterminent (et souvent faussent) le jugement, trouve alors les moyens de se hausser dans la sacralisation de l’art. Mais l’enfer est pavé de belles intentions. Ainsi, l’apologie du plaisir cultivé et les professions de foi en faveur de l’éducation artistique, de l’action pédagogique et autres actions de démocratisation culturelle sont l’alibi controuvé – évidemment non reconnu comme tel – d’un double rejet, celui des dominants (les énarques) et celui des simples dominés (les "masses") [32]. Enfin, n’y a-t-il pas, chez ces acteurs culturels, une forme de cet « élitisme artiste » où se manifeste, selon Nathalie Heinich, « l’axiologie démocratique, clivée entre l’idéal d’égalité et l’idéal d’excellence » [33], étant entendu qu’avec Jean Clair, ce clivage ressemble, à s’y méprendre, à la négation même de la démocratie ?