La philosophie féministe n’est toujours pas reconnue, en France, comme un champ de la philosophie à part entière. « Même Simone de Beauvoir, dont l’œuvre est internationalement reconnue comme l’une des plus importantes de la philosophie du XXe siècle, peine à être considérée comme une philosophe par l’Université française », observe Manon Garcia (p. 8). Pourtant, la philosophie féministe existe, avec ses objets d’analyse, ses questionnements, ses méthodologies. Le nouveau livre de M. Garcia veut faire connaître et reconnaître ce champ auprès du lectorat français, en réunissant des textes clefs mais encore méconnus, du fait qu’ils n’aient pas été traduits ou bénéficié d’une large diffusion jusqu’ici.
Dans son essai On ne naît pas soumise, on le devient, M. Garcia montrait en quoi réfléchir à la coexistence d’une volonté d’émancipation et d’un désir de soumission chez les sujets « féminins » constituait un des enjeux majeurs du féminisme contemporain. Elle renversait la perspective habituellement adoptée par la philosophie politique, en envisageant « la soumission du point de vue du soumis et non de celui qui soumet » (p. 25) [1] et s’inscrivait ainsi dans la continuité des autrices dont on peut désormais découvrir les textes dans Philosophie féministe. Dans cette anthologie, M. Garcia effectue un travail de traduction, d’édition et d’explication. Une entreprise qui répond de façon pratique au problème de la non-reconnaissance de la philosophie féministe par la discipline philosophique en France. Mais c’est aussi une discussion théorique sur les causes et les enjeux de cette méconnaissance qu’elle propose, en faisant dialoguer les voix de dix autrices différentes.
Le recueil s’organise en quatre parties thématiques, chacune précédée d’une présentation éclairante de M. Garcia. Dans une première partie, les textes de Michèle Le Dœuff et Nancy Bauer réévaluent le rapport des femmes à la philosophie. Tout sauf accidentelle, l’exclusion des femmes a participé de la définition même de cette discipline, qui se serait construite contre un « principe féminin » irrationnel. À travers les textes de Sandra Harding, Sally Haslanger et Geneviève Fraisse, l’ouvrage interroge ensuite le rapport de la philosophie féministe au concept de raison, qui fut souvent mobilisé pour exclure les femmes, prétendument irrationnelles, du domaine du savoir. Dans une troisième partie, les textes de Mary Wollstonecraft, Marilyn Frye et Christine Delphy nous rappellent que l’on doit aux philosophes féministes l’introduction progressive du personnel dans la philosophie politique. M. Garcia s’intéresse enfin au devenir de la philosophie féministe. Faisant dialoguer les textes de Susan Moller Okin et d’Uma Narayan, qui s’inscrivent dans la controverse particulièrement d’actualité entre approches universalistes et intersectionnelles, elle nous donne à voir la « vitalité de la philosophie féministe » (p. 27).
Qu’est-ce qu’une philosophie féministe ?
« Le féminisme ne se réduit pas à ces luttes historiques : il est aussi un programme de recherche qui consiste a minima à rendre manifeste l’oppression que les femmes subissent en tant qu’elles sont des femmes et à lutter contre cette oppression », explique M. Garcia (p. 10). On peut d’ailleurs distinguer les débuts du féminisme comme mouvement politique, qui remontent à la fin du XVIIIe siècle, de ceux de la philosophie féministe à proprement parler. Si des philosophes se sont depuis longtemps saisis de la question de l’égalité entre hommes et femmes, comme en témoigne le texte de M. Wollstonecraft, il faut attendre 1949 – date de publication du Deuxième Sexe – pour que la philosophie féministe soit investie et identifiée comme un champ de la philosophie spécifique. Depuis, la philosophie féministe a continué de se développer, et si elle présente aujourd’hui une « grande variété d’objets et d’approches (…), ces travaux ont en commun une réflexion sur le genre », observe M. Garcia.
En effet, qu’il s’agisse de l’analyse beauvoirienne d’une construction sociale de l’identité de genre, de la remise en cause de la catégorie de sexe par J. Butler dans les années 1980 [2], ou des réflexions sur la non-binarité et l’identité trans [3], c’est à la question de la définition du sujet « femme » que la philosophie féministe cherche à répondre. La philosophie féministe articule des énoncés descriptifs – dire le fonctionnement de l’oppression des femmes – et normatifs – révéler le caractère injuste de cette oppression et proposer des conceptions non sexistes du monde.
Mais si l’existence d’une philosophie féministe est en ce sens indéniable, le problème est qu’elle n’est toujours pas reconnue, par la philosophie et ses institutions, comme un champ de la philosophie à part entière. Ce défaut de reconnaissance est-il (seulement) la manifestation d’une non-reconnaissance des femmes comme sujets de savoir en général ?
Identifier les ennemies intérieures de la philosophie
Pour M. Le Dœuff, le refus de reconnaître l’existence de la philosophie féministe s’inscrit aussi dans un processus de légitimation de la philosophie par rapport aux autres disciplines ; le champ philosophique s’est créé par ses exclusions. Dans ce processus d’identification par la négation, la philosophie a aussi construit son contraire. Elle se présente comme un discours de raison attaché à la masculinité, s’opposant radicalement au discours féminin des « sans-raison » [4]. C’est dans le contexte moderne de redéfinition de la place de la philosophie parmi les sciences humaines que des philosophes tels que J.-J. Rousseau, G. W. F. Hegel ou A. Comte développent des thèses sexistes radicalisant cette dualité et construisent la féminité comme un « principe hostile ». Mobilisant un vocabulaire symbolique issu de la psychanalyse, M. Le Dœuff explique que « l’ombre est alors dans le champ même de la lumière, et la femme est ennemie intérieure » (p. 57).
Découvrir les épistémologies féministes
Historiquement, la philosophie féministe est une philosophie faite par des femmes, mais c’est surtout un programme de recherche qui remet au premier plan les inégalités de genre. À travers ce recueil, on comprend notamment comment les épistémologies féministes ont mis en évidence « l’impact des conceptions socialement construites du genre, des normes de genre, des intérêts genrés et des expériences genrées sur la production de savoir » [5]. Dans son article « Qu’est-ce que “l’objectivité forte” ? », S. Harding prend parti pour une épistémologie du positionnement, selon laquelle la situation sociale des sujets est déterminante pour leur production de savoir.
Contre l’idée reçue selon laquelle la philosophie féministe, parce qu’elle remet au premier plan la subjectivité des philosophes, conduirait au relativisme et à l’ethnocentrisme, S. Harding affirme que l’on est toujours mieux placé pour analyser une expérience lorsqu’on l’a vécue. C’est en prenant sa propre vie de femme pour point de départ de son analyse philosophique, et en confrontant son positionnement à celui d’autres personnes, que l’on parvient à « apprendre de chacun d’entre eux et changer nos schémas de croyances » (p. 157). L’autrice critique ainsi le glissement qu’opèrent tant de philosophes qui occupent une position dominante dans la société, et qui font de leur point de vue situé une « vue de nulle part » (p. 152) aux prétentions universelles. Mais elle ne veut pas renoncer pour autant à l’objectivité scientifique ; elle prône une « objectivité forte » qui considère la somme des expériences subjectives comme une « ressource systématiquement accessible en vue de maximiser l’objectivité » (p. 118).
Explorer les espaces d’oppression et de domination
La philosophie politique a elle aussi été influencée par la volonté des philosophes féministes de reconnaître le personnel comme politique. Une volonté exprimée par le slogan « The personal is political [6] » que scandaient les militantes féministes étatsuniennes de la deuxième vague, pour qui les inégalités de genre ne se vivent pas seulement dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère privée. Plutôt que de chercher à décrire objectivement la « condition féminine », la philosophie politique féministe analyse les expériences vécues par les femmes dans les sphères publiques et privées dans une perspective critique et normative. Comme l’explique Marilyn Frye, c’est de l’intérieur de la cage du privé, dans laquelle les femmes ont été reléguées, que peut le mieux se comprendre l’expérience de l’oppression, comme le fait d’être « prise en étau – une situation où les possibilités sont réduites à très peu et où toutes exposent à la sanction, à la critique ou à la privation » (p. 325).
Mais toutes les femmes subissent-elles les mêmes oppressions ? Si la philosophie féministe consiste en une « invitation à parler » (p. 119) comme l’espère Nancy Bauer, ses représentantes ne peuvent répondre à cette question par l’affirmative, et adopter une approche universaliste, sans prendre le risque de passer sous silence les voix des « autres » femmes. Dans son article « Des jugements bien à elles », Uma Narayan nous met ainsi en garde contre un « impérialisme de l’imagination » (p. 413) qui consisterait à imaginer les expériences d’oppressions, plutôt qu’à faire résonner les voix de celles qui les vivent. Cherchant à éviter le double écueil de l’impérialisme du féminisme universaliste et du relativisme du féminisme multiculturaliste, U. Narayan rappelle qu’il « n’est possible que pour une femme qui ne se sent pas profondément vulnérable sur d’autres parties de son identité (race, classe, religion, etc.) de concevoir sa voix simplement et essentiellement comme une voix de femme » (p. 381). D’où la nécessité, pour la philosophie féministe de demain, de remettre au premier plan l’agentivité morale des personnes opprimées.
M. Garcia l’admet dès les premières pages, la sélection des textes de ce recueil, qui ne prétend pas à l’exhaustivité et qui assume sa vocation introductive, a représenté un choix « difficile et parfois douloureux » (p. 26). Ce choix représente aussi un geste politique important. Si l’on regrette que le texte d’U. Narayan soit le seul à porter la voix d’une femme des pays du Sud, et que les voix dominantes du recueil soient celles des féministes blanches des pays du Nord [7], en mettant en avant des textes peu accessibles, Manon Garcia nous rappelle que beaucoup d’autrices jugées « mineures » sont en réalité des autrices « minorisées ». Elle nous invite ainsi à plonger, seules, dans l’immense littérature des philosophies féministes.
Manon Garcia (éd.), Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Paris, Vrin, 2021, 458 p., 15€.