Parler d’une femme comme d’une « allumeuse », c’est ajouter en sous-texte : « Tu dois aller jusqu’au bout de la séduction. » De ce fait, le mot allumeuse « n’est pas une simple injure, péjorative et objectivante. Il est une thèse à lui tout seul : il contient l’idée selon laquelle les femmes seraient le point de départ du désir masculin et devraient l’assumer » (p. 11).
Cela va de pair avec un fantasme : celui de la femme qui a déjà dit oui avant qu’on lui demande quoi que ce soit, « complément idéal du désir masculin, imaginé comme irrépressible et permanent » (p. 16). Il était donc nécessaire de se saisir de ce mot, d’en faire une cartographie, d’en écrire l’histoire et, in fine, de le déconstruire, ce que fait Christine Van Geen de façon très convaincante.
La pomme au centre
L’auteure nous apprend que le mot est apparu vers 1850 dans l’argot des policiers et qu’il désigne une prostituée qui ne devait apparaître dans les rues qu’à l’heure de l’allumage des réverbères, et pas avant, sous peine d’être verbalisée. Puis il y a eu un glissement sémantique, sans doute à cause de l’idée de feu et d’étincelle que contient le mot – la métaphore du désir comme « feu » est très ancienne.
Dans une perspective féminine, l’idée de se comporter comme une allumeuse est absurde : pourquoi vouloir « allumer » le désir, si l’on ne souhaite pas aller plus loin ? Aucune femme, dans un monde parfait, n’aurait une raison de faire cela. Mais l’auteure montre que les choses sont bien plus compliquées dans le système patriarcal dans lequel nous vivons. Elle s’appuie sur des références très diverses à la mythologie, à l’univers du rap, aux contes, aux légendes et même aux règlements de certains établissements scolaires (pas de jupe courte ou de crop top pour ne pas déconcentrer les garçons, l’inverse n’étant jamais évoqué).
Elle évoque aussi la justice : accuser les femmes d’être « frustrantes » est parfois un argument lors les procès, l’idée sous-jacente étant le droit de les punir pour cela (inutile de préciser de quelle façon). Le cahier d’illustration au centre est lui aussi très diversifié : il permet de prendre conscience, de façon saisissante, de l’histoire de nos représentations collectives de certaines figures féminines célèbres, grâce à des tableaux, photos, gravures, etc., analysées par l’auteure.
En mettant en relation des éléments sur la longue durée avec des éléments de notre présent, elle prend une hauteur de vue et montre que l’on se trompe souvent de grille de lecture. Par exemple, « Ève : première femme et première allumeuse », c’est ce que nous avons toutes et tous en tête en pensant aux tableaux qui la représentent, mais cette lecture est ultérieure. Dans la Bible, elle n’est pas plus fautive qu’Adam, elle a écouté le serpent et Adam l’a ensuite écoutée, elle : « Adam est en soi coupable exactement de la même faiblesse qu’Ève : il a, comme elle, croqué dans le fruit interdit dès qu’il a été tenté. Aucun d’eux n’a résisté. Une bouchée chacun, un point partout, la pomme au centre » (p. 35).
Il en va de même pour Cassandre : on retient d’elle le fait que personne ne l’écoute ni ne la croit, lorsqu’elle annonce les horreurs à venir de la guerre de Troie. Mais tout ceci est arrivé parce qu’elle a été violée par Apollon. Chez Eschyle, elle est même présentée comme la cause de la frustration divine : elle a enclenché le désir et a ensuite refusé les avances d’Apollon, qui s’était épris d’elle. En conséquence, le don et la malédiction vont ensemble : elle pourra voir l’avenir, mais personne ne l’écoutera, comme si elle était responsable de son viol et devait en assumer les conséquences.
L’auteure propose de faire un parallèle avec le réchauffement climatique : les femmes en souffrent davantage (par exemple, elles sont plus fréquemment victimes en cas de cyclone, il y a plus de mariages très précoces liés à la pauvreté causée par la sécheresse et ces mariages concernent les filles), mais on n’écoute peu les « prophétesses de malheur ». Beaucoup d’autres parallèles inattendus entre la mythologie et l’actualité, proposés par l’auteure, semblent très justes : entre Galatée et Adèle Haenel par exemple, Christophe Ruggia étant perçu par beaucoup comme son Pygmalion, qui l’aurait en quelque sorte façonnée.
De Salomé à Lolita
Les allumeuses n’existent pas dans un monde égalitaire (si Cassandre avait été une déesse avec les mêmes pouvoirs qu’Apollon, rien de ce qui lui est arrivé n’aurait été concevable, elle n’aurait pas eu besoin de le séduire pour posséder un don). De la même façon, les trappes à pauvreté de nos sociétés actuelles sont le soubassement d’une soumission physique des femmes. L’auteure écrit :
Le besoin de dominer le corps des femmes et de le réclamer en contrepartie ’légitime’ de leurs dons explique pourquoi l’égalité financière entre hommes et femmes est un point de résistance absolu du progrès social, empêchée par des discours qui essentialisent les femmes en les complimentant sur leurs capacités généreuses à prendre soin des autres (pour trois fois rien), tout en maintenant leur éloignement des métiers lucratifs et gratifiants : ceux liés aux sciences, à l’ingénierie, au business. (p. 52)
Mais il s’agit aussi de montrer à quel point notre imaginaire collectif est faussé par des lectures orientées et erronées des textes fondateurs, et c’est aussi ce qui rend cet ouvrage passionnant. Dans les textes évangéliques, l’histoire de Salomé est celle de la vengeance furieuse de sa mère envers Hérode. Elle n’a pas de prénom dans le texte originel, elle n’est qu’une enfant victime d’inceste et dénuée de toute volonté propre, qui agit en fonction des directives de sa mère. Il n’y a dans les textes évangéliques aucune allusion à une sensualité précoce, ni à une volonté de manipuler le désir des hommes.
Et pourtant partout, dans l’iconographie, dans l’intertextualité, dans les récits postérieurs, on la représente avec des voiles qu’elle fait bouger lascivement, on décrit une danse sensuelle qui fait d’elle la responsable de la mort du Baptiste. On a fini par oublier que tout cela est apocryphe.
Il y a un malentendu similaire, mais loin d’être le fruit du hasard là encore, autour de la figure de Lolita dans le roman culte de l’écrivain américain d’origine russe Nabokov. En fait, il voulait donner de la consistance à la perspective d’Humbert Humbert, mais pour la déconstruire, pour montrer que l’on s’aveugle sur l’inceste. En 1975, sur le plateau de l’émission Apostrophes, Bernard Pivot définit la figure de la Lolita comme une aguicheuse. Nabokov en profite pour régler ses comptes avec ces interprétations erronées : « Lolita n’est pas une jeune fille perverse ; c’est une pauvre enfant qu’on a pervertie. »
Tous les exemples convoqués par l’auteure montrent une chose : la métaphore de l’allumage revient à entretenir le mythe d’une séduction féminine irrésistible pour les hommes, à la fois trompeuse et dangereuse. Ce mythe est au fondement de la misogynie. Dans tous les cas, la référence à l’allumeuse brouille la différence entre le désir et le non-désir des femmes, et renforce l’idée d’un pouvoir qu’on pourrait qualifier de magique des femmes sur les hommes : c’est devenu un lieu commun.
À l’inverse, le pouvoir masculin de séduction n’est jamais vu comme magique ou mystique. Quand un homme marié décide de quitter sa femme pour une autre, la briseuse de couple, c’est bien souvent la nouvelle femme. Elle est désirable, et non pas désirante, ou séduite elle aussi, tout comme l’homme.
Cela irrigue notre inconscient collectif. La figure de l’enchanteresse est toujours une figure féminine : on pense à Viviane, aux Sirènes qui causent la mort des marins, à Ulysse qui doit s’attacher au mat pour leur résister, à la Lorelei des légendes germaniques, une nixe qui se coiffe sur un rocher au milieu du Rhin et incarne le danger de noyade. Il n’existe aucune légende de ce type avec un homme. Car c’est inconcevable.
Monnaies d’échange
Or « les représentations de "tentatrices" immanquablement femelles, dans le monde "à l’endroit" (l’est-il ?) qui est le nôtre, sont des manières de cacher la vérité des rapports entre dominants et dominés » (p. 100). Il est « exclu que les femmes séduisent comme les hommes : par leur puissance dans le jeu social » : il faudrait ajouter ici, me semble-t-il, que justement tous les hommes ne peuvent pas séduire de cette façon. On le constate dans les études sur l’électorat de Trump, sur les masculinistes, les incels (célibataires involontaires) qui sont souvent des exclus de cette séduction – mais ce n’est pas le sujet de cet ouvrage.
Il n’en demeure pas moins qu’il existe, comme Christine Van Geen le montre, deux monnaies d’échange sur le marché amoureux et que le modèle patriarcal tient précisément parce que ces deux monnaies continuent d’être différentes : « Il ne tombera jamais tant qu’on ne se rendra pas compte de l’entourloupe qui est faite aux femmes dont on chante la séduction » (p. 102).
Marilyn Monroe et son fameux « poupoupidou » en est un bon exemple : to pout en anglais, c’est faire « une bouche en cul-de-poule », ce mot évoquant des lèvres qui ne parlent pas, mais sont là uniquement pour babiller ou embrasser. Marilyn est le symbole de la femme contrainte d’adopter des codes de séduction pour exister, de la femme à qui l’on a imposé une vision fantasmatique d’elle-même. La misère a joué un rôle important dans son destin tragique, elle a connu la faim (elle a plaisanté rétrospectivement sur les photos de nus où elle n’avait rien mangé depuis 3 jours, d’où le « joli petit ventre bien plat »).
Pourtant, malgré toute cette noirceur, elle est aussi, comme le montre l’auteure, une lumière incroyable, une beauté qui dépasse de loin tous les clichés sur l’idiote blonde qu’on lui a fait jouer. Violée à 9 ans, humiliée de sa transformation en fantasme (elle voulait garder son châtain naturel et ses frisettes et refusait le blond peroxydé et le lissage, mais personne n’a entendu son refus, comme personne ne l’a écoutée quand elle a raconté son viol, enfant), elle est un pur produit de l’imaginaire patriarcal : d’une certaine façon, comme l’explique l’auteure, Marilyn Monroe n’existe pas.
Le désir des femmes est souvent décrit comme moins fort, moins impérieux, ce qui sert d’argument pour sous-entendre qu’il aurait vocation à servir le désir des hommes, la suprématie du désir masculin instaurant une suprématie sexuelle des hommes (p. 142). Cette idée a été instillée par les mythes depuis l’Antiquité (« les dieux passent leur temps à engrosser les femmes ») et a irrigué nos imaginaires collectifs. L’auteure écrit aussi :
Si l’on admet comme une donnée biologique que les hommes ont plus de désir sexuel, alors, même inconsciemment, on fait peser sur les femmes la charge de les ’soulager’. […] L’étalon toujours fougueux et sa petite biche, c’est un modèle sexuel inégalitaire, dominateur et phallocentré, même quand l’étalon pense avoir intégré qu’il fallait attendre que la biche soit consentante pour la saillie. (p. 145-146).
Si l’on ne déconstruit pas cet imaginaire autour du désir plus incoercible des hommes, le discours sur la nécessaire égalité des sexes risque de rester impuissant face à la force de tels schémas de représentations.
Une réciprocité irrésistible
Pour cette raison, et pour d’autres, l’auteure est soucieuse de ne pas verser dans l’injonction inverse (ne surtout pas « allumer ») : il faut que les femmes « se réapproprient leur corps dans sa pleine unité, sans dissociation, avec un plein droit à initier la séduction, à désirer – sans que les hommes craignent de se faire éteindre. Allumons le feu ! » (p. 147)
D’où titre de la quatrième partie : « La déprise : oser allumer. » Renoncer à la séduction est une impasse, comme le montrent les mouvements féministes des années 1970 qui formaient de grandes poubelles dans lesquelles des femmes jetaient différents objets de séduction perçus comme aliénants, soutien-gorge, bas résille, talons, pour en faire de grands feux (encore le feu !).
Mais alors, est-il possible de souhaiter allumer tout en refusant l’aliénation ? Que faire des modes de séduction qui jouent sur des codes de domination ? Faut-il les bannir ? Un désir libre et non aliéné, qui permettrait de souhaiter être vue, entendue, touchée, de souhaiter séduire et être séduire, sans intérioriser la domination, est-ce concevable ? Oui, et l’auteure montre comment (indice : il y a encore du travail !).
Cela suppose que la société, collectivement, reconnaisse un désir féminin qui ne soit pas inféodé à celui des hommes. Il faut répéter à l’envi l’idée que personne ne doit rien à personne dans l’accès à l’intimité, et que la domination est beaucoup moins attrayante que la réciprocité, « deux allumés-allumeurs ».
Dans Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, Béatrice, « lady Tongue » ou « lady Disdain » comme la nomme son détracteur et futur amant, le signor Bénédict, trouve la solution à la domination dans une façon bien à elle de s’y opposer. Même si ce dernier avait peu, voire très peu d’estime pour les femmes au départ, il est finalement séduit par « cette langue qui pique, qui dit non, se refusant à toute complaisance, ouvrant par là l’espace d’une réciprocité irrésistible dans lequel il tombe tout droit, raide amoureux, aussi épris qu’il était d’abord désarçonné par la vive dame » (p. 180). Finalement, ce n’est pas du tout du bruit pour rien…
Christine Van Geen, Allumeuse. Genèse d’un mythe, Paris, Seuil, 2024, 192 p., 20 €.