Prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa a aussi été un homme politique, engagé à droite. Dans cet essai de vulgarisation, l’écrivain péruvien rend hommage aux philosophes qui ont forgé sa conception du libéralisme.
Prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa a aussi été un homme politique, engagé à droite. Dans cet essai de vulgarisation, l’écrivain péruvien rend hommage aux philosophes qui ont forgé sa conception du libéralisme.
Avec plus de vingt romans à son actif, autant d’essais et une dizaine de pièces de théâtre, Mario Vargas Llosa est l’un des écrivains latino-américains contemporains les plus prolifiques. S’écartant du réalisme magique auquel on associe souvent la littérature régionale, il ancre ses récits dans la réalité historique du sous-continent américain, dont il décrit l’âpreté sociale et politique de manière chorale (à travers plusieurs narrateurs), achronique (non-chronologique) et souvent facétieuse, voire cynique (ironie mordante). On lui doit un certain nombre d’œuvres maîtresses, telles que son premier ouvrage La ville et les chiens (1966) où il étrille la culture virile et la hiérarchie militaire de son Pérou natal, La fête au bouc (2000), dans lequel il campe avec acuité et horreur la dictature du satrape dominicain Rafael Trujillo et, dans la même veine, son tout récent Temps sauvages (2021) qui a pour toile de fond le coup d’État contre le Guatémaltèque Jacobo Árbenz.
Couronné par le prix Nobel de littérature en 2010, l’intellectuel péruvien a aussi été un homme engagé politiquement. En 1990 il s’est hissé avec le Front démocratique (Fredemo) au second tour des élections présidentielles. Il défendait alors un programme ultralibéral, qui a été in fine mis en œuvre par le candidat indépendant face auquel il s’est incliné en ballottage, Alberto Fujimori, futur président autocrate (1990-2000), condamné en 2009 à la prison à vie pour corruption et crimes contre l’humanité. Au Pérou, Mario Vargas Llosa fait partie de cette génération d’hommes politiques qu’un chercheur britannique a qualifiés de « politiciens caméléons », pour être passés des rangs de la gauche radicale à un néolibéralisme décomplexé [1]. Si d’aucuns ont parfois vu dans ces trajectoires surprenantes l’expression d’une trahison démocratique dès lors qu’elles répondent au « nomadisme partisan » – selon lequel un élu change de parti au cours d’un même mandat et en fonction des contingences, il s’agit pour Vargas Llosa d’une transition idéologique finement mûrie et assumée dans la durée.
Dans cet essai initialement paru en 2018, l’auteur péruvien dépeint ce qu’on pourrait dénommer son « autoportrait intellectuel » à partir de la synthèse de la vie et de l’œuvre de ses mentors philosophiques. Il étaye ainsi « le parcours qui [l’]a mené du marxisme et de l’existentialisme sartrien de [sa] jeunesse au libéralisme de [sa] maturité » (p.12), à travers les figures de sept penseurs auxquels il rend hommage : Adam Smith, José Ortega y Gasset, Friedrich Von Hayek, Karl Popper, Isaiah Berlin, Raymond Aron et Jean-François Revel. Par le témoignage de sa dette intellectuelle et politique à leur égard, Vargas Llosa défend une certaine vision du libéralisme.
En suivant l’ordre chronologique de leur naissance, l’écrivain dédie à chacun de ces auteurs un chapitre. En filigrane se dessine l’autobiographie idéologique du romancier et homme politique péruvien.
Le titre de l’essai fait référence aux réflexions convergentes de deux des penseurs dont il est question, J. Ortega y Gasset et K. Popper. Intellectuel espagnol ayant été conspué par la gauche pour sa complaisance envers le franquisme et dénigré par la droite pour son laïcisme, le premier dénonçait dans La Révolte des masses (1930) l’instinct grégaire des hommes, capables de perdre toute capacité de jugement et de se mouvoir par une sorte d’atavisme tribal. Quant au second, penseur viennois d’origine juive et persécuté par le nazisme, il publie en 1945 La Société ouverte et ses ennemis où il critique en particulier l’outrecuidance des philosophes historicistes qui, depuis Platon à Marx en passant par Hegel, croient pouvoir déterminer les lois de l’Histoire : ces conceptions déterministes nous interdiraient de penser l’émancipation de l’individu et ne feraient que renvoyer les sociétés à la sécurité de l’immobilisme, à l’irrationalité magico-religieuse et aux ordres claniques ou despotiques. On comprend dès lors que le titre choisi par Vargas Llosa se veut un renversement : le romancier convoque ici sa tribu.
Par-delà la présentation éclairée des œuvres, notons que l’auteur livre parfois des détails insolites sur la vie de ses mentors, dont on ne sait s’ils relèvent de la vérité biographique ou des divagations du romancier. À propos de la vie d’Adam Smith par exemple, elle fut faite, écrit-il, « d’austérité stoïque, presbytérienne, sans alcool et probablement sans sexe » (p. 32). Elle fut finalement sans doute à l’image de celle d’Isaiah Berlin, lequel s’est néanmoins permis quelques agapes et autres frivolités sur le tard, tel « un succédané à la vie sexuelle qu’il ne semble avoir eue, ou n’avoir connue, qu’à l’âge mûr » (p. 249). Quant à Karl Popper, il n’a jamais fréquenté qu’Hennie, « la seule femme de sa vie » (p. 161) et s’emportait contre le président Kennedy auquel il reprochait moins ses erreurs politiques que le nombre de ses maîtresses. Amusantes, ces anecdotes sont symptomatiques des obsessions vargas-llosiennes : à la différence du monacal Smith, du frustré Berlin ou du puritain Popper, les protagonistes de ses romans ont souvent des vies intimes truculentes voire des sexualités totalement débridées [2].
Au regard de la profusion de leurs travaux, il est assez difficile de déterminer ce qui unit cette lignée d’intellectuels. Au-delà du libéralisme en partage, nous retiendrons trois traits qui semblent plaire à Vargas Llosa : l’indépendance d’esprit, l’humanisme comme valeur – quoique Friedrich Hayek soit réputé darwiniste – et l’accessibilité de la pensée – là encore Hayek ferait exception.
Ces différents théoriciens ont cultivé une grande liberté d’esprit qui se traduit par des prises de position à contre-courant des idées politiques ou médiatiques en vogue, mais aussi par un rejet de tout dogmatisme. C’est par exemple le cas de R. Aron qui, dans La Tragédie algérienne (1957), se fait le contempteur du « nationalisme patriotard » (p. 216) en vigueur à l’époque, ou encore de J.-F. Revel, essayiste de gauche qui, à l’instar de Camus, n’a cessé de dénoncer l’aveuglement des intellectuels de sa génération face aux mirages du communisme, notamment dans La Tentation autoritaire (1976). Cette capacité de discernement fondée sur le doute permanent a été encore incarnée par Popper, lequel a ébauché dans La logique de la découverte scientifique (1934) sa théorie de la nécessaire « falsifiabilité » de la connaissance : une thèse ne vaut que si elle est réfutable ; ce qui suppose de faire montre d’intégrité intellectuelle, de tenir à distance ses convictions et surtout d’accepter la contradiction.
Sans qu’ils se retrouvent nécessairement dans un individualisme aussi forcené que celui qu’Hayek colporte dans son dernier essai, La Présomption fatale (1989) – où il fustige la confiance en l’ingénierie sociale, ces différents auteurs se caractérisent aussi par leur foi en l’homme. Précurseur des Lumières écossaises, Smith défend ainsi une vision optimiste et positive de la société qui se cristallise dans sa Théorie des sentiments moraux (1759). Professeur à Oxford, le très méconnu sir Isaiah Berlin est certes plus sceptique quant à la compatibilité harmonieuse des valeurs individuelles qui nous animent ou des différents idéaux qui nous forgent, si bien que pour ne jamais avoir à récuser de vérités ou à refuser des fins légitimes à quiconque, on ne peut que se résoudre à accepter la diversité et le pluralisme dans nos sociétés. Hayek était, au contraire, très intransigeant sur les principes comme sur les valeurs morales : l’homosexualité faisait partie « des choses qui le dégoûtaient » écrit l’auteur à son propos (p. 111) –, mais il n’en concédait pas moins aux homosexuels, au nom de la liberté individuelle, « le droit à vivre sans se voir persécuté ou marginalisé ». Ouf ! Nous voilà rassurés !
À l’exception notable d’Hayek encore – « dont le génie intellectuel manquait de grâce et d’élégance dans l’expression […] et s’embrouillait dans ses développements » (p. 136-137), la plume de ces penseurs était, non seulement agréable, mais réputée limpide, sans fioriture ni jargon intellectualiste. Vargas Llosa méprise les philosophes qui ont parfois tendance à noyer la vacuité de leur réflexion dans l’indigeste complexité de leur écriture. À l’inverse, Smith avait un « langage clair, direct et concis » qu’il préférait « au style baroque et pompeux » de ses contemporains (p. 36). Ortega y Gasset, « penseur le plus lumineux et cohérent qu’ait donné l’Espagne dans toute son histoire à la culture laïque et démocratique » était « aussi celui qui avait la plus belle plume » (p. 102) et cultivait « cette obsession acharnée à se faire comprendre de tous ses lecteurs » (p. 95). Popper, de son côté, blâmait les intellectuels qui écrivaient « de façon confuse, à croire que l’obscurité linguistique était synonyme de profondeur » et risquaient de « transformer la philosophie contemporaine en rien de moins qu’une indéchiffrable logomachie » (p. 199). Quant à Revel, « jamais il n’employa de jargon spécialisé, ni ne confondit l’obscurité avec la profondeur » (p. 294).
Mais alors quid d’Hayek ? Car s’il est un théoricien controversé au sein de ce panel, c’est bien l’auteur de La Route de la servitude (1944), essai polémique dans lequel l’économiste et philosophe austro-américain s’évertue à démontrer que toute intervention publique conduit au totalitarisme.
Partisan d’un système antidémocratique (la « démarchie », fondée sur les experts), jusnaturaliste radical – puisque les lois positives ne vaudront jamais les lois naturelles, il s’avère futile de légiférer selon lui –, détracteur de l’État social et parrain du néolibéralisme, Hayek apparaît aujourd’hui comme un intellectuel infréquentable. Vargas Llosa lui voue pourtant un véritable culte. Il écrit à son propos qu’aux côtés de Popper et Berlin, Hayek est « politiquement parlant » le penseur moderne auquel « [il] doit le plus » (p. 104). Les pages qu’il lui consacre sont certes parmi les plus stimulantes de l’ouvrage, mais n’en finissent pas d’interloquer. Le Nobel de littérature valorise « la lutte donquichottesque d’un homme aux fermes convictions » (p. 108), évoque « la fièvre polémique », « l’irrévérence envers le conventionnel » ou encore « la rigidité et la froideur dans l’analyse » qui imprègnent ses travaux (p. 111) et présente son magnum opus, Droit, législation et liberté (1973-1979) comme « un chef d’œuvre, un des piliers intellectuels du XXe siècle, indispensable pour comprendre la culture de la liberté » (p. 137).
Certes, le romancier a l’honnêteté intellectuelle de reconnaître que les prises de position du co-récipiendaire du Nobel d’économie (1974) sont « difficilement acceptables pour un authentique démocrate » (p. 112), mais il n’en élude pas moins, en quelques lignes et une note de bas de page, l’indéfectible (et injustifiable) soutien d’Hayek en faveur de la dictature chilienne.
À l’inverse de Milton Friedman, Hayek ne chercha jamais à se dédouaner pour avoir côtoyé et conseillé le dictateur chilien lors de sa première visite à Santiago, en novembre 1977. À sa décharge néanmoins, on peut supputer qu’en l’absence d’interprètes, leur rencontre d’une vingtaine de minutes ait été plus protocolaire que véritablement productive... Cela n’empêcha pas le théoricien d’offrir à l’autocrate un exemplaire de La Constitution de la liberté (1960) et d’adresser dans la foulée au rédacteur en chef du Frankfurter Allgemeine Zeitung, une tribune défendant le régime, mais qui fut censurée par le journal. Le doctrinaire en publia en revanche une seconde dans The Times de Londres en août 1978 (évoquée par Vargas Llosa, note n°1, p. 112). De surcroît, il accorda au Mercurio deux fameuses interviews lors de sa seconde visite à Santiago en avril 1981, à l’occasion de laquelle il s’entretint en particulier avec Jaime Guzmán, l’idéologue de la dictature et artisan de la Magna Carta de 1980, approuvée par plébiscite frauduleux sous le libellé hayekien de « Oui, à la Constitution de la liberté » [3]. Aux yeux d’Hayek, il y avait sous le Chili de Pinochet « plus de liberté que sous le gouvernement d’Allende ».
Milton Friedman a, quant à lui, toujours concédé que la liberté politique était au moins aussi importante que la liberté économique. En ce sens « la thérapie de choc » qu’il a défendue auprès de Pinochet en mars 1975 n’aurait relevé que d’une simple assistance scientifique en faveur d’un gouvernement parmi d’autres [4].
Comme il l’affirme lui-même en introduction (p.24), Mario Vargas Llosa aurait également pu adjoindre à ce panel les noms – pour le moins tout aussi controversés qu’Hayek – de Ludwig Von Mises, l’un des pères du libéralisme autoritaire [5], de Milton Friedman – honni par l’intelligentsia française au point de devoir « se mettre un entonnoir sur la tête » selon son préfacier [6], ou encore de Juan Bautista Alberdi, idéologue argentin connu pour avoir théorisé la supériorité de la civilisation européenne [7].
Cependant, le romancier péruvien n’écrit pas pour polémiquer, mais pour exprimer sa foi envers une idéologie (néo)libérale qui a guidé ses engagements politiques et dont il a également la clairvoyance de souligner les excès. Ainsi, reconnaît-il en introduction « le libéralisme a généré en son sein une ‘maladie infantile’, le sectarisme, incarné par certains économistes séduits par le marché libre comme une panacée capable de résoudre tous les problèmes sociaux » (p. 26). Aussi cultive-t-il une conception subsidiaire de l’État qui peinera à convaincre les plus étatistes d’entre nous : « Nous, libéraux, ne sommes pas des anarchistes et ne voulons pas supprimer l’État. Au contraire nous voulons un État fort et efficace, ce qui ne signifie pas un grand État, attaché à faire des choses que la société civile peut faire mieux que lui dans un régime de libre concurrence » (p. 27).
À l’aune d’une telle déclaration, on pourra déplorer que ce lecteur érudit n’ait pas consacré un chapitre supplémentaire à Friedman. Car, Mario Vargas Llosa apparaît finalement comme un intellectuel friedmanien : il est partisan d’un État minimal sur le plan économique, mais s’affirme libéral sur le plan des mœurs. Dénonçant encore en introduction le rigorisme moral des conservateurs néolibéraux, il milite pour le mariage homosexuel, l’euthanasie et l’avortement et, comme Friedman avant lui, se déclare aussi favorable à la légalisation des drogues. Du reste, on aurait également apprécié qu’une conclusion pût donner, au-delà du libéralisme comme fil rouge, une plus grande cohérence à l’ensemble de la réflexion.
En somme, cet essai de qualité est l’œuvre d’un auteur engagé, dont on ne peut que louer l’esprit de synthèse et la plume alerte. Que l’on partage ou non ses convictions, Mario Vargas Llosa nous propose ici un voyage intime et philosophique au pays des idées libérales.
par , le 8 octobre 2021
Damien Larrouqué, « Vargas Llosa, autoportrait intellectuel », La Vie des idées , 8 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Mario-Vargas-Llosa-L-appel-de-la-tribu
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Lewis, Taylor, “Politicians without Parties and Parties without Politicians : The Foibles of Peruvian Political Class, 2000-2006”, Bulletin of Latin American Research, vol. 27, n° 1, 2007, p. 1-24, cf. “The Rise of Independents and the Chameleon Politicians”, p. 7-10.
[2] Un scandale politique dérivé d’une orgie est-il ainsi au cœur de l’intrigue de son avant-dernier roman Aux Cinq rues, Lima (2017). Quant au complot de son dernier livre, Temps Sauvages, il débute dans un bordel autour de deux ripoux, dont l’un confie son incorrigible et insatiable appétence pour les cunnilingus…
[3] Pour plus de renseignements, cf. Andrew Farrant, Edward McPhail, Sebastian Berger, « Preventing the “abuses” of Democracy : Hayek, the military “Usurper” and transitional dictatorship in Chile », American Journal of Economics and Sociology, vol. 71, n°3, 2012, p.513-538 & Bruce Caldwell, Leonidas Montes, « Friedrich Hayek y sus dos visitas a Chile », Estudios Públicos, n°137, 2015, p. 513-538.
[4] Leonidas Montes, « Milton Friedman y sus dos visitas a Chile », Estudios Públicos, n°141, 2016, p. 121-171
[5] Pierre Dardot et al.,Le choix de la guerre civile : une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021, chapitre 5.
[6] Gaspard Koenig, « Milton Friedman, philosophe des contrats sociaux », in M. Friedman, Capitalisme et liberté [1962], traduit de l’anglais (États-Unis) par A. M. Chano, Paris, Flammarion, 2016, p. 11-22, ici, p. 11.
[7] Dans Bases (1852), il écrit sans ambages que « tout ce qui n’est pas européen est barbare ». Cité par Manuel H. Solari, Historia de la educación argentina [1949], Buenos Aires, Paidós, 1995, p. 113.