Avec un ouvrage de synthèse, Mark Granovetter, chef de file de la nouvelle sociologie économique, offre un cadre d’analyse global des phénomènes économiques à partir de leur encastrement dans la structure des relations sociales.
Avec un ouvrage de synthèse, Mark Granovetter, chef de file de la nouvelle sociologie économique, offre un cadre d’analyse global des phénomènes économiques à partir de leur encastrement dans la structure des relations sociales.
Certaines modélisations théoriques font du monde social un objet à purifier de sa complexité, pour faire voir une vérité univoque qu’il dissimulerait. Face à cette forme de compréhension tendant à la simplification, voire au réductionnisme, l’ouvrage Société et économie de Mark Granovetter entend proposer un appareillage théorique pluridisciplinaire, à même d’analyser les actions et institutions dites « économiques » dans ce qu’elles ont d’équivoque, de multidimensionnel et, finalement, de profondément humain. Pour ce faire, c’est le réseau social qui est principalement mobilisé, en tant qu’outil théorique et phénomène social à l’intersection de l’individu et de la société.
Conçu comme une première partie théorique d’un diptyque devant accueillir un second volume explorant des cas empiriques détaillés, l’ouvrage vient couronner une œuvre majeure dans le champ disciplinaire de la « nouvelle sociologie économique », que l’auteur a largement contribué à fonder dans les années 1980. Ce courant novateur, représenté également par H. C. White ou encore V. Zelizer, repose sur la primauté épistémologique accordée aux relations sociales concrètes dans la formation des phénomènes socio-économiques que s’attelle à analyser la science économique : échanges, prix, contrats, marchés etc. Depuis sa thèse consacrée au processus d’appariement sur le marché du travail [1], jusqu’à son article programmatique de 1985 sur le « problème de l’encastrement » [2], en passant par la mise en évidence – dans un article de 1973 devenu un classique – de la « force des liens faibles » dans les processus économiques [3], Mark Granovetter n’a cessé de démontrer la fécondité d’une telle approche, devenant un des chercheurs les plus influents des sciences sociales appliquées à l’économie.
Avec cet ouvrage il offre une synthèse de sa sociologie économique, dont il décrivait dès 1990 les deux fondements théoriques qui se trouvent ici systématisés : « (1) l’action est toujours socialement située et ne peut être expliquée seulement par des motifs individuels ; (2) les institutions sociales ne sont pas automatiquement produites sous une forme incontournable, mais elles sont ‘’socialement construites’’ » [4]. S’opposant ainsi à la fois à l’individualisme de l’économie standard et à l’holisme des théories « institutionnalistes » ou « culturalistes » qui surdéterminent les comportements individuels par l’action d’ensembles sociaux réifiés, son approche profondément réaliste invite à situer l’enchevêtrement causal des actions individuelles et des institutions économiques dans un niveau intermédiaire, celui des « systèmes de relations sociales concrets et permanents » (p. 29).
Dense en débats théoriques et en cas empiriques, le livre se déploie sur 6 chapitres. Le premier, introductif, pose le cadre épistémologique général qui sera repris dans les chapitres suivants, selon une logique de « remontée » des actions économiques individuelles isolées (niveau « micro »), vers les schémas d’action extra-individuels qui régularisent ces dernières (niveau « meso »), et finalement vers les grands ensembles institutionnels que les individus tiennent « pour la façon dont il conviendrait de faire ceci ou cela » (p. 13) (niveau « macro »). Les chapitres 2, 3 et 4 s’attachent ainsi à l’analyse micro et meso de l’action économique, prise entre l’influence conjointe des normes et des valeurs (chapitre 2), de la confiance (chapitre 3) et du pouvoir (chapitre 4). Les deux derniers chapitres traitent – en reprenant les jalons posés par l’analyse des niveaux micro et meso – des institutions en tant que telles (chapitre 5) et de leurs interactions avec l’action individuelle (chapitre 6). Didactique, cette présentation permet la reprise fréquente des arguments, à même de guider le lecteur dans un projet théorique particulièrement ambitieux par le caractère fondamental et détaillé des thèmes abordés.
Le chapitre introductif, le plus important théoriquement, débute par une définition des trois niveaux de phénomènes économiques (micro, meso, macro) qu’il s’agit de comprendre en respectant leurs spécificités explicatives propres et en ne donnant pas la priorité causale à une ou à l’autre de ces strates : il s’agit de fournir un cadre d’intelligibilité de leur entremêlement à même de révéler « en quoi les influences exercées à un premier niveau affectent les résultats observables ailleurs » (p. 13). Dès lors, cet objectif amène l’auteur à récuser les réductionnismes, que ceux-ci découlent de postulats individualistes sur la nature humaine (la figure de l’homo economicus atomisé, égoïste et rationnel de l’économie néoclassique étant à ce titre exemplaire) ; d’un fonctionnalisme qui tend à faire des comportements ou des institutions des solutions à des problèmes, en niant la recherche de leurs causes historiques effectives ; ou encore d’un culturalisme qui reporte entièrement la cause des actions individuelles sur une instance extérieure, réifiée, qui « comme le Dieu des déistes, met tout en mouvement sans provoquer d’autres effets » (p. 24). Face à ces conceptions « sous- et sursocialisées » (p. 24), qui ont en commun d’ignorer le contexte concret de relations dans lesquelles baignent les agents, le juste milieu semble être celui des réseaux de relations concrets dans lesquelles les comportements économiques sont « encastrés » (p. 29).
L’encastrement désigne alors plus largement le « plan d’intersection où les aspects économiques et non économiques d’une société se rencontrent, [où sont inclus] non seulement les réseaux sociaux et leurs conséquences, mais aussi les influences culturelles, politiques, religieuses et institutionnelles » (p. 30) : il est le cadre d’intelligibilité général de l’entremêlement des trois niveaux de phénomènes évoqué précédemment. Au sein de ce plan d’encastrement, les réseaux sociaux ont une position médiatrice centrale, sans pour autant eux-mêmes surdéterminer les actions et les institutions. Autrement dit, l’approche par les réseaux défendue ici ne signifie pas une approche causale, mais une approche permettant de relier les différents niveaux d’analyse. À cette notion globale et abstraite d’encastrement, correspond concrètement le type d’encastrement particulier que génèrent les réseaux : « l’encastrement réticulaire ». Celui-ci est lui-même déterminé à la fois par « l’encastrement relationnel » (la nature des liens interpersonnels spécifiques qui unissent les individus du réseau comme l’amitié ou la relation hiérarchique par exemple), « l’encastrement structurel » (les caractéristiques de la structure globale du réseau) et « l’encastrement temporel » (le caractère processuel des relations du réseau, faisant que les interactions passées déterminent les suivantes selon une logique dynamique) (p. 36). Avec ces notions, le fonctionnement d’un groupe comme une association lobbyiste par exemple va pouvoir être décrit selon sa taille et la densité des liens qui le composent (encastrement structurel), d’après la nature professionnelle guidée par un intérêt commun de ces liens (encastrement relationnel), et en fonction de leur ancienneté, des liens de longues dates obligeant notamment à certaines fidélités stabilisant et normalisant les relations (encastrement temporel).
La suite du livre est une vaste mise en mouvement du cadre théorique introductif, balayant une étendue thématique impressionnante (constructions mentales, normes, confiance, pouvoir, institutions etc.) et montrant l’enchevêtrement qui unit ces différentes dimensions de l’activité économique. D’abord, il apparait que l’effet des normes - « des principes connus et respectés, parfois » (p. 46) – sur les comportements individuels dépend largement de l’encastrement relationnel et structurel dont relèvent les réseaux dans lesquelles elles circulent. Toujours liées entre elles, ces normes n’agissent pas uniquement au sein des réseaux compacts, mais composent également des ensembles agrégés plus larges (comme les « cultures » ou les « institutions ») (p. 84), ensembles devenant par-là compréhensibles dans un cadre constructionniste. Quant à elle, la confiance est pareillement resituée à différents niveaux d’agrégation de l’action économique – la confiance pouvant être issue de relations interpersonnelles strictes (p. 95), de l’appartenance à des groupes ou des réseaux (p. 99), d’institutions (p. 104) ou des normes elles-mêmes (p. 106) – sans qu’un des niveaux soit là encore privilégié, étant in fine reliés par l’encastrement réticulaire des liens de confiance (p. 132).
Ayant constaté l’entremêlement de la confiance et des normes, l’auteur se tourne ensuite vers le pouvoir, qui se combine avec ces dernières dans les phénomènes économiques réels. Le pouvoir est alors moins compris à partir des caractéristiques individuelles ou des ressources possédées que par la place plus ou moins privilégiée dans les réseaux, et par l’encastrement structurel de ces derniers. Dès lors, le niveau idéal de densité réticulaire pour l’exercice du pouvoir serait un niveau médian : si le réseau est trop fragmenté, « il est impossible de suffisamment rassembler ces fragments totalement déconnectés pour qu’ils parviennent à agir de concert » ; s’il est trop dense, « aucun acteur ne réussit à jouir d’un pouvoir dû à un courtage dans une situation où tout le monde est déjà en contact avec n’importe qui » (p. 192).
Compte tenu de sa souplesse et de sa globalité, le cadre d’analyse proposé par l’auteur peut facilement être adaptée à une foule de terrains d’enquêtes, rendant opérationnelle une compréhension renouvelée de l’économie « replacée dans son contexte social » (p. 43). Au niveau micro, il appelle à enrichir les mobiles de l’action économique individuelle des « objectifs non économiques qui, tels la sociabilité, l’approbation, le statut et le pouvoir, ne sont accessibles que dans le contexte social de réseaux liant à autrui » (p. 39). Au travers de ce paradigme, les décisions des groupes commerciaux taïwanais apparaissent par exemple moins comme le produit d’une rationalité instrumentale que comme le résultat de stratégies de placement des membres d’une même famille dirigeante à différentes positions clés dans la structure de propriété de ces firmes (p. 131).
Au niveau macro, le paradigme de Mark Granovetter invite à penser les institutions comme profondément incarnées dans les réseaux, construites par le tâtonnement d’acteurs pragmatiques agissant en fonction des opportunités que leurs relations leurs offrent. Un exemple concret est celui de non-introduction d’une institution comme la modularité (le fait de décomposer un produit en différents sous-produits en faisant appel à d’autres entreprises) dans le système de production automobile japonaise, qui s’explique alors par le fait que le réseau des assembleurs et des fournisseurs nippons est déjà suffisamment efficace pour que ne soit pas adoptée la modularité « censée dispenser du besoin d’interagir de la sorte » (p. 241).
Malgré l’étendue thématique impressionnante de l’ouvrage, une de ses limites est qu’il n’aborde pas la révolution que constitue la numérisation de ces réseaux sociaux pourtant au centre de son cadre d’analyse. Car si l’action économique et les institutions se combinent et s’effectuent dans le système des relations interindividuelles, les technologies qui médiatisent ces relations ont aussi leurs effets propres. En particulier, le passage de relations directement médiées par la parole dans un contexte immédiat à une médiation technologique dans un espace numérique – au cœur de la sociabilité contemporaine– fait apparaître la possibilité d’un contrôle inédit de l’encastrement réticulaire, que ce soit par les agents eux-mêmes, ou par des algorithmes. Reste que le cadre d’analyse proposé est suffisamment efficace et souple pour pouvoir être appliqué à ces nouveaux réseaux numériques, dont l’importance économique et sociale croissante annonce un bel avenir à la nouvelle sociologie économique.
par , le 19 avril 2021
• Karl Polanyi, 2009, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps [1944], Gallimard.
• Mark Granovetter, 1973, « The Strenght of Weak Ties », American Journal of Sociology, p. 1360-1380.
• Mark Granovetter, 1990, « The Old and the New Economic Sociology », dans R. Friedland & A.F. Robertson (eds.), Beyond the Marketplace, Aldine de Gruyter, 1990, p. 89-112.
• Michel Grossetti, 2014, « Que font les réseaux sociaux aux réseaux sociaux ? Réseaux personnels et nouveaux moyens de communication », Réseaux, vol. 2-3, n°184-185, p. 187-209.
• Pierre Mercklé, 2016, La sociologie des réseaux sociaux, La Découverte, collection « Repères ».
Nathan Ferret, « L’économie par les liens sociaux », La Vie des idées , 19 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Mark-Granovetter-Societe-et-economie
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[1] Mark Granovetter, Getting a Job. A study of Contact and Careers [1974], Chicago UP, 1995
[2] Idem, « Economic Action and Social Structure : the Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology, p. 481-510
[3] Idem, « The Strenght of Weak Ties », American Journal of Sociology, p. 1360-1380
[4] Idem, « The Old and the New Economic Sociology », dans R. Friedland & A.F. Robertson (eds.) Beyond the Marketplace, Aldine de Gruyter, 1990, p. 89-112, p. 95.