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Masculinités et migrations chinoises

À propos de : Lin Xiaodong, Gender, Modernity and Male Migrant Workers in China, Routledge


par Eric Florence , le 14 mai 2015


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Dans une société de plus en plus globale, comment les travailleurs migrants de sexe masculin vivent-ils la migration vers les villes chinoises ? Un ouvrage étudie comment les masculinités et les rôles de genre traditionnels des travailleurs migrants sont transformés dans le processus migratoire.

Recensé : Lin Xiaodong, Gender, Modernity and Male Migrant Workers in China, Routledge, London and New York, 2013, 145 p.

Les travailleurs migrants et la quête de la modernité

L’idée que l’étude des expériences des travailleurs migrants doit permettre de comprendre de façon plus critique le projet de « modernisation néolibérale » et les mutations de la société chinoise post-maoïste est au cœur du présent ouvrage. L’auteur s’intéresse à la question des tensions entre les attentes normatives de l’État et des élites chinoises envers les travailleurs migrants d’une part, et aux modalités de constitution de leur identité d’autre part, proposant une approche complexe de « la capacité d’agir » (agency) des migrants. Une des originalités du livre est notamment de s’interroger sur les processus de construction de l’identité des travailleurs migrants de sexe masculin travaillant dans des environnements majoritairement féminins. Les études traitant des femmes migrantes partent en général du postulat que les hommes occupent une position supérieure sur le plan hiérarchique dans la société patriarcale. Lin Xiaodong souligne que si l’on conçoit le genre comme étant historiquement et socialement construit, les masculinités des hommes migrants se construisent dès lors en relation avec les féminités, ce qui implique une certaine instabilité au niveau des processus de construction identitaire. Fondant son approche sur les théories féministes poststructuralistes, l’auteur en appelle à une conception dynamique de la construction des genres et à leur meilleure prise en compte dans l’étude des migrations.

Le tournant post-maoïste des réformes économiques a non seulement enclenché un vaste ensemble de transformations socioéconomiques et sociétales majeures telles que la marchandisation de la main d’œuvre, la diversification des régimes de travail, l’urbanisation ou le développement de la consommation, il modifie également les régimes de représentation et la politique des identités à l’œuvre au sein de la société chinoise contemporaine. C’est en fait l’ensemble de la structure sociale ainsi que la mobilité sociale qui sont transformées et qui « ouvrent un espace imaginaire au sein duquel la nation est projetée » (p. 9). Les façons de rendre compte de la mobilité sociale ont été profondément modifiées avec l’avènement des réformes économiques, le discours sur les classes sociales de l’époque maoïste faisant place à une rhétorique mettant résolument l’accent sur le développement des forces productives, sur la nécessaire élévation de la « qualité de la population » (renkou suzhi) et sur l’impératif de transformation individuelle pour s’adapter aux contraintes d’un marché du travail de plus en plus compétitif. Cette rhétorique permet également de produire une série de hiérarchisations des individus, des groupes et des territoires [1].

Lin Xiaodong articule ces discours de la « modernisation néolibérale », les représentations (de genre) des travailleurs migrants et la constitution de leurs identités. Il dépeint les transformations des représentations médiatiques et publiques des travailleurs migrants en les rapportant aux discours sur le développement économique du pays et identifie trois figures de travailleurs migrants de sexe masculin. La première est celle d’un groupe construit comme obstacle à la modernisation du pays, les migrants étant décrits comme « pauvres » et « désavantagés » au sein de l’économie socialiste de marché. Lin Xiaodong souligne que les différences villes-campagnes ont été réactivées au cours des réformes économiques et que celles-ci interagissent avec les constructions culturelles du genre et des divisions de classes dans les représentations publiques et la formation des identités.

La deuxième figure concentre en son sein l’association entre présence des travailleurs migrants en ville et un ensemble de problèmes sociaux telles que la dégradation de l’environnement urbain, la criminalité, la prostitution ou encore les maladies sexuellement transmissibles. Des auteurs comme Zhao Yuezhi ou Zhang Li avaient montré le caractère « déhistoricisant », « déhumanisant » et « anormalisant » des discours autour des travailleurs migrants et combien les questions posées par les migrants étaient problématisées en termes « psychologisants, de moralité publique, de loi et d’ordre » [2]. Lin Xiaodong montre combien les migrations de ruraux vers les villes permettent l’articulation d’un ensemble de craintes et de maux sociaux à des pratiques de contrôle social, selon une logique et que l’on peut assimiler à ce que Didier Bigo a qualifié de « gouvernementalité par l’inquiétude » dans le cas des migrations internationales [3].

Enfin, le travailleur migrant en tant que « héros de la modernisation » constitue la troisième figure. En ce qui concerne les représentations des travailleurs migrants, Lin Xiaodong relève les connotations masculines de force physique associées aux paysans et ouvriers héritées de la période maoïste. C’est l’inadaptation de ces caractéristiques physiques incarnées par le corps des travailleurs aux critères de la mobilités sociale de la Chine post-maoïste qui explique que cette figure héroïque soit également socialement marginalisée et agisse comme signifiant de la pauvreté dans la Chine post-maoïste (p. 28-29). Afin de compléter le tableau, à cette figure du travailleur migrant héroïque et socialement marginalisé, on ajoutera celle du jeune travailleur migrant en tant que catégorie emblématique des réformes économiques , incarnant l’individu « entrepreneur de lui-même ». Cette figure, qui a fait l’objet d’une construction idéologique plus systématique dans le sud de la Chine, a été utilisée en tant que catégorie exemplaire à destination des « ouvriers » du secteur étatique à partir de la seconde moitié des années 1990 dans un contexte de capitalisation et de restructuration des entreprises étatiques [4].

Si l’auteur précise ne pas percevoir de véritables tentatives de luttes pour produire des représentations alternatives des migrants, on ne peut manquer de souligner néanmoins l’émergence, à partir de la seconde moitié des années 1990, d’un ensemble de représentations souscrites par les migrants eux-mêmes.. Par ailleurs, Chloé Froissart a documenté le changement qui s’est opéré à partir de la fin des années 1990 au niveau des représentations scientifiques et médiatiques des travailleurs migrants, les droits de ces derniers étant progressivement davantage pris en compte [5]. En outre, on ne peut manquer d’être étonné de voir l’auteur qualifier de « privilégiée » la catégorie de « paysan » durant la période maoïste au même titre que la catégorie d’ « ouvrier ». Si les deux catégories bénéficiaient en effet d’un statut privilégié sur le plan de l’idéologie, on ne peut en dire autant du statut réel des paysans au sein de la société maoïste.

Genre, famille et travail chez les travailleurs migrants

Face à la séparation induite par le processus migratoire, comment les travailleurs réinventent-ils leurs identités en tant que « mari/conjoint », « pères » ou « fils » ? Afin d’éclairer cette question, l’auteur montre comment les rôles de genre au sein de la famille sont mobilisés et transformés par les migrants dans le processus de façonnement de leurs identités et subjectivités. Le fil rouge du travail analytique de l’auteur est que, dans des conditions matérielles précaires, les pratiques familiales, les rôles et responsabilités de genre au sein de la famille servent de ressources pour les travailleurs migrants de sexe masculin pour construire leur identité. Comment être un « fils » dans un contexte nouveau de famille éclatée ? Alors que rester auprès de ses parents et prendre soin d’eux représentait autrefois une façon socialement approuvée d’agir pour un fils, dans le contexte de réformes économiques et de migrations largement institutionnalisées, c’est au contraire la capacité à « quitter le village et à travailler en ville afin d’assurer un futur meilleur pour la famille » qui est considérée comme une expression majeure de piété filiale (p. 63).

Lin Xiaodong montre par ailleurs que certains travailleurs migrants ont accepté de modifier leur rôle traditionnel au sein de la famille de même que dans la sphère du travail, afin de voir leur famille à nouveau réunie, dans des conditions matérielles nouvelles liées à leur migration. Les rôles traditionnels des hommes au sein de la famille sont ainsi transformés non seulement au sein même du processus migratoire, mais aussi sur le plan des transformations de la place de chacun sur le marché du travail, les hommes voyant dans un certain nombre de cas leur position sur ce marché affaiblie par rapport aux femmes voire à certains de leurs enfants. L’auteur rapporte un nombre important de travailleurs qui, face à des exigences culturelles et économiques nouvelles, acceptent en ville des travaux qualifiés de « féminins » et mal rémunérés dans le but de rejoindre les autres membres de la famille ayant migré préalablement et de jouer un rôle nouveau au sein de la famille.

Soulignons deux points en guise de conclusion. Premièrement, cet ouvrage documente des processus analogues à ceux que décrit l’étude des migrations internationales : les catégories à partir desquelles les hiérarchies sociales sont construites peuvent être investies par les acteurs sociaux eux-mêmes dans la construction de leurs identités tout en pouvant occuper une position centrale dans les processus jamais achevés de construction de la légitimité des États. Deuxièmement, cet ouvrage met essentiellement l’accent sur la pérennité et sur l’adaptation des rôles et responsabilités de genre dans les familles rurales et documente des situations où l’unité et l’harmonie familiales sortent globalement renforcées. On eût pu souhaiter que l’auteur mette davantage au jour des situations de tensions familiales, notamment sur le plan intergénérationnel. Des travaux documentaires appartenant au courant du cinéma chinois indépendant ont ainsi montré combien les tensions en termes de rôles et responsabilités au sein de la famille, notamment au niveau de la contestation de l’autorité paternelle ou en termes de conflits de valeurs entre parents et enfants pouvaient être fortes [6]. Qu’en est-il par exemple de situations où l’unité familiale est réellement mise en péril par la situation migratoire ? En outre, l’auteur met en évidence des cas où de jeunes travailleurs migrants parviennent à exercer leur devoir de piété filiale en travaillant à l’extérieur du village. Mais dans un contexte où les attentes normatives familiales sont particulièrement fortes et où l’institutionnalisation des migrations renforce encore davantage les attentes vis-à-vis des jeunes ruraux souhaitant quitter ou ayant quitté le village, il eût été opportun d’interviewer des personnes ne pouvant remplir ces attentes et vivant cette incapacité comme des souffrances.

Par ailleurs, l’auteur montre tout au long de l’ouvrage combien les travailleurs migrants parviennent à mobiliser de façon créative les relations de genre au sein de la famille ou dans des situations de travail. Il dépeint notamment une forme de prise de responsabilité exprimée par les jeunes travailleurs qui justifient leur migration. Une meilleure articulation entre la mobilisation de ressources liées au rôles et responsabilités de genre des travailleurs d’une part et une analyse plus poussée autour du façonnement des choix et désirs à la base de la décision de migrer d’autre part aurait probablement permis de mieux comprendre comment les hiérarchies de genre s’articulent à d’autres types de hiérarchies et de normes pour nourrir les rapports de domination. Les attentes familiales autour de la piété filiale, en matière de réussite professionnelle et de capacité à envoyer de l’argent à la famille, les conditions de vie et de travail souvent précaires en ville etc. Ces éléments se conjuguent pour façonner les subjectivités complexes des travailleurs migrants. Leur prise de responsabilité est une façon pour eux de donner de la cohérence à une décision souvent composée de forces contradictoires, mais dans des situations où la décision de migrer est ancrée dans un champ économique et social puissamment structuré, on peut se demander si cette prise de responsabilité ne peut aussi être comprise comme une forme de servitude volontaire qui in fine sert parfaitement la demande en main-d’œuvre du capitalisme flexible.

par Eric Florence, le 14 mai 2015

Pour citer cet article :

Eric Florence, « Masculinités et migrations chinoises », La Vie des idées , 14 mai 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Masculinites-et-migrations-chinoises

Nota bene :

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Notes

[1Voir sur ces questions A. Annagnost, National past-times : Narrative, representation, and power in modern China, Duke University Press, Durham, 1997  ; A. Kipnis, “Neoliberalism Reified : Suzhi Discourse and Tropes of Neoliberalism in the PRC”, The Journal of the Royal Anthropological Institute, Vol. 13, 2006, n° 2, 383-400  ; L. Rofel, Other modernities : Gendered yearnings in China after socialism, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, 1999  ; Yan Hairong. New Masters, New Servants. Migration, Development and Women Workers in China, Durham and London, 2008.

[2Zhang Li, “Contesting Crime, Order, and Migrant Spaces in Beijing”, in Nancy Chen et al. (eds.), China urban : Ethnographies of contemporary culture, Duke University Press, Durham and London, 2001, p. 201-224  ; Zhao, Yuezhi, “The rich, the laid-off and the criminal in tabloid tales : Read all about it  !”, in Perry Link et al. (eds.), Unofficial China : Popular culture and thought in the People’s Republic, Westview Press, Boulder, 2002, p. 111–135.

[3D. Bigo, “Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par inquiétude  ?”, Culture et conflits, n° 31.

[4Voir Guiheux, G. (2012) ‘Chinese Socialist Heroes : From Workers to Entrepreneurs’, in E. Florence and P. Defraigne (eds.), Towards a New Paradigm of Development in Twenty- First Century China. Economy, Society and Politics, Routledge, London, 115-126.

[5C. Froissart, La Chine et ses migrants. La conquête d’une Citoyenneté, PUR, Rennes, 2013.

[6Nous pensons ici à des films documentaires comme Last Train Home (Fan Lixin) ou encore When the Bough Breaks (Ji Dan) où la question des rôles familiaux et des rapports de force au sein de la famille, avec une autorité parentale vacillante et mise à mal par les enfants, est centrale.

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