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Recension Société

Le marché des maîtres spirituels

À propos de : Matthew Wood, Spiritualité et pouvoir. Les ambiguïtés de l’autorité religieuse, Labor et fides


par Julien Allavena , le 23 décembre 2022


Le déclin de l’institution religieuse et l’essor de nouvelles spiritualités évacuent-elles les enjeux de pouvoir et d’autorité ? L’enquête de M. Wood dans les milieux du “New Age” et du méthodisme londonien replace le fait religieux dans ses rapports sociaux de pouvoir en contexte néolibéral.

L’autorité de la spiritualité au crible de la sociologie

Qu’on les désigne par les termes de « New Age », « spiritualité » ou encore « ésotérisme », les croyances qui se distinguent des religions monothéistes par le fait qu’elles ne sont pas encadrées par des systèmes d’autorités pastorales institutionnalisés sont souvent associées en France à des dérives sectaires, et leurs pratiquants considérés à ce titre comme étant sous l’influence de gourous. Dans Spiritualité et pouvoir  : les ambiguïtés de l’autorité religieuse, c’est pourtant contre un tout autre type de représentation de ce phénomène que ferraille Matthew Wood : celle, bien plus idyllique, qu’en donne la « sociologie de la spiritualité » anglophone (p. 145 et suivantes), selon laquelle ces pratiques n’auraient au contraire pour seules règles que la liberté et l’autonomie individuelles en matière de choix doctrinaux. En déconstruisant cette position et en la présentant comme le reflet d’une trop grande proximité entre observateurs et promoteurs du New Age (p. 150), Matthew Wood ne retombe cependant pas dans le premier schéma, et s’emploie, au moyen des outils de l’objectivation sociologique, à caractériser la nature des rapports d’autorité dont il a été témoin au cours de ses enquêtes.

Sociologue anglais décédé de maladie en 2015 à seulement 45 ans [1], Matthew Wood était l’un des principaux représentants d’un mouvement de renouveau en sociologie des religions, répondant au mot d’ordre de « Bringing Back the Social into the Sociology of Religion » [2]. Appliquée aussi bien au New Age qu’au méthodisme, les deux principaux terrains d’enquête du livre, cette approche entend mettre en avant les différents facteurs sociaux qui influencent les choix des adeptes de ces pratiques, et ce faisant éclairer la manière dont elles sont bel et bien encadrées par des formes d’autorité religieuse. Ainsi, là où une analyse focalisée sur les seuls « aspects privés et culturels de l’existence des individus » (p. 149) identifie « des situations dans lesquelles les gens exercent leur propre autorité » (p. 150), c’est-à-dire composent une « spiritualité » personnelle d’une manière en apparence autonome de tout rapport d’autorité, Matthew Wood voit plutôt dans cette supposée liberté la trace de l’influence de primo-socialisations religieuses, de trajectoires socio-professionnelles en contexte « néolibéralisé » (p. 99), et des modes de structuration du champ religieux contemporain.

De nouvelles perspectives en sociologie des religions

Ce retour du social en sociologie des religions s’articule plus largement dans Spiritualité et pouvoir autour de trois axes de travail sur lesquels Yannick Fer revient dans sa préface (p. 7-24) : 1) la caractérisation d’un certain type d’autorité, rencontrée au cours de l’ethnographie de pratiques assimilées au New Age, comme « non structurante » (« non formative  »), à l’aune d’une analyse de la structuration du champ religieux contemporain ; 2) une remise en perspective de la tradition d’interprétation dominante de la « sécularisation » par une attention aux parcours de désengagements religieux et par l’ethnographie de pratiques religieuses effectives, de leur place dans l’espace public et des rapports entre certains collectifs religieux et des pouvoirs publics locaux ; 3) l’élaboration d’une analyse du fait religieux sous l’angle des « rapports sociaux de race » qui le traversent désormais, au motif que la place des personnes ayant connu des parcours migratoires dans les communautés religieuses anglaises la rend aujourd’hui nécessaire.

D’autres considérations plus méthodologiques s’ajoutent, et même des réflexions sur la place de la sociologie dans l’institution universitaire contemporaine. Car l’ensemble est en fait pris dans une préoccupation plus vaste, quant à ce que le néolibéralisme fait à la fois aux pratiques religieuses et aux conditions d’exercice de la sociologie qui les aborde.

En tant que recueil de textes d’abord publiés séparément entre 2007 et 2016, Spiritualité et pouvoir fourmille ainsi de propositions significatives, qu’il s’agisse de la notion de « sécularisation individuelle partielle » (p. 166) pour traiter des parcours de désengagement religieux à l’égard des Églises, de celle de « sécularisation avancée » (p. 180) pour décrire la manière dont des organisations religieuses se voient contraintes de reformuler leurs pratiques et discours pour les rendre acceptables lorsqu’elles participent à des offres de service public (p. 198-199), ou encore d’exemples de dialogues convaincants entre sociologie et anthropologie pour analyser des données de terrain. Mais c’est surtout son idée-force, à savoir la notion d’« autorité non structurante », qui doit attirer l’attention des chercheuses et chercheurs en sciences sociales – des religions, mais pas seulement.

L’« autorité non structurante » des maîtres spirituels

Avant d’être employé pour qualifier un rapport général à l’autorité dans l’espace social du New Age, ce modèle répond aux nécessités de l’analyse de la première étude de terrain rapportée par Matthew Wood. Il est en effet d’abord question d’un petit groupe de méditation (une quinzaine de personnes) se réunissant en soirée au domicile du couple qui dirige la pratique, c’est-à-dire qui parle pendant la méditation collective pour la guider par une mise en récit appuyée sur des références ésotériques. Matthew Wood remarque dans ce cadre qu’« [e]n dépit de cet exercice formel du leadership, l’autorité des Lovell [le couple encadrant la méditation] était faible », puisque « plusieurs participants (y compris des habitués) ne se sentaient pas concernés par certaines des parties du rituel que les Lovell jugeaient importantes. » (p. 54). Les entretiens avec les participants indiquent à leur tour que « leur pratique de la méditation renvoyait à une multitude d’autres autorités auprès desquelles ils s’étaient impliqués » (p. 55), c’est-à-dire qu’ils procédaient eux-mêmes et individuellement à leur propre interprétation de la méditation en évoquant d’autres références et pratiques ésotériques que celles mobilisées par les Lovell.

L’autre facette de ce terrain révèle un même phénomène de relativisation de l’autorité, dans le cadre cette fois d’une pratique qui pourrait pourtant se prêter à une domination charismatique plus affirmée : celle des ateliers de channeling, au cours desquels une animatrice prétend faire l’intermédiaire entre des esprits et l’auditoire, en se mettant en scène comme possédée. Matthew Wood retranscrit ici les échanges au cours desquels deux channelers délivrent des messages d’allure prophétique, proclamant leur propre autorité en tant que possédées (p. 70), tenant un discours marqué par des tournures argumentatives visant à convaincre l’auditoire, et se plaçant nettement « en position d’autorité et de distance vis-à-vis de [leur] auditoire, lequel n’avait pas vécu ce qu’elle [l’animatrice] racontait » (p. 77) de sa possession. Néanmoins, là encore, aucune relation d’autorité à proprement parler ne se construit au cours de ces interactions ni ne perdure par la suite. L’événement intervient d’ailleurs dans une atmosphère qui apparaît aux participants eux-mêmes comme ludique. Au fond, observe Matthew Wood, il y aurait là seulement quelque chose comme « une forme d’autorité prétendue » (p. 180).

Ces descriptions distinguent donc un rapport aux dépositaires des savoirs « spirituels » en rupture avec le modèle d’une relation d’autorité « structurante » (« formative  »), c’est-à-dire, dans la lignée de la théorie de la subjectivation de Michel Foucault que Matthew Wood reprend explicitement, une autorité qui aurait vocation à « façonner la façon dont les gens pratiquent » (p. 92), comme le feraient par exemple les autorités pastorales dans les institutions religieuses classiques. Mais plutôt que de céder alors à la théorie d’un bricolage spirituel mené en parfaite autonomie par des pratiquants libres de toute détermination contextuelle, Matthew Wood cherche à analyser cette situation à l’aune d’un rapport d’« homologie » (p. 116) entre ces expériences et les autres situations dans lesquelles évoluent les pratiquants du New Age. Il repère alors chez ses enquêtés une même ambiguïté dans leur rapport à l’autorité religieuse et à l’autorité professionnelle, du fait de trajectoires d’ascension sociale propres aux « fractions professionnalisées des classes populaires », et qui génèrent des représentations de soi caractérisées par une « ambiguïté de statut » (p. 119). Mais ces parcours de vie correspondent aussi à des « carrières d’engagement » spécifiques dans le New Age, marquées par « un engagement progressif auprès d’une myriade d’autorités, perpétué lors d’engagements ultérieurs », de telle sorte que « chacune de ces autorités limite la capacité des autres à inculquer de façon pérenne et structurante une vision de soi spécifique et les dispositions ou l’habitus qui lui sont associés » (p. 53).

Une forme d’autorité néolibérale ?

En somme, « l’autorité non structurante » qui se manifeste dans l’espace social des pratiquants du New Age s’expliquerait donc par le fait que ces derniers, en multipliant les pratiques, influences et références – il y a par exemple des méditants parmi l’auditoire des «  channelers  » –, se retrouvent engagés auprès « d’autorités multiples » (p. 100) qui se limitent, se contiennent, se relativisent alors les unes les autres. Matthew Wood en conclut que le New Age s’apparente de la sorte à un « marché » où des autorités religieuses prolifèrent sans pourtant être en compétition pour un monopole, puisque les adeptes peuvent se rattacher à plusieurs d’entre elles (p. 109). Une disposition qui serait, selon l’auteur, directement influencée par le néolibéralisme, dans la mesure où celui-ci aurait partout, y compris donc en religion, multiplié les possibilités de « distinction » et d’« individualisation » par la consommation de biens et de services issus d’un marché économique en extension (p. 127).

Cette proposition laisse bien sûr un certain nombre de questions ouvertes. L’ambiguïté demeure par exemple quant à savoir si (et le cas échéant comment) le caractère non-structurant de l’autorité et son mode d’exercice contenu, voire ironique, sont imposés par la prolifération des prétendants à l’autorité, ou si c’est au contraire l’apparition de premières offres d’emblée non structurantes et par conséquent non monopolisatrices qui a permis cette prolifération. Cette théorie n’en constitue pas moins un apport précieux aux réflexions des sociologues et des politistes sur la domination et son répertoire de légitimation. Matthew Wood ouvre à ce titre une perspective qui gagnerait à être travaillée par-delà les frontières du sous-champ disciplinaire auquel l’ouvrage se destine initialement : l’« autorité non structurante » ne serait pas l’apanage du champ religieux, et la notion pourrait servir à « l’analyse d’autres champs sociaux » (p. 135). Si Wood ne dit pas lesquels, des mouvements sociaux, culturels ou politiques sans organisation institutionnelle apparente et confrontés à une même situation de prolifération d’offres en matière de pratique et de doctrine pourraient certainement fournir autant de terrains propices à un exercice de transposition.

Matthew WOOD, Spiritualité et pouvoir. Les ambiguïtés de l’autorité religieuse, Genève, Labor et fides, coll. « Enquêtes », préface de Yannick Fer, traduit de l’anglais par Juliette Galonnier et Gabrielle Angey, 2021, 320 p., 24 €.

par Julien Allavena, le 23 décembre 2022

Pour citer cet article :

Julien Allavena, « Le marché des maîtres spirituels », La Vie des idées , 23 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Matthew-Wood-Spiritualite-et-pouvoir

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Notes

[1Julian Gibbs, «  Matthew Wood obituary  », The Guardian, 12 oct. 2015.

[2Véronique Altglas et Matthew Wood (eds.), Bringing Back the Social into the Sociology of Religion : Critical Approaches, Brill, 2018.

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