En 1885, à Genève, une mère de famille égorge ses quatre enfants, avant de déposer des lilas blancs sur leurs cadavres. Le crime suscite un « orage émotif » dans la ville. Pour la mère, la prison ou l’asile ?
En 1885, à Genève, une mère de famille égorge ses quatre enfants, avant de déposer des lilas blancs sur leurs cadavres. Le crime suscite un « orage émotif » dans la ville. Pour la mère, la prison ou l’asile ?
On connaît l’attrait des médias pour le fait divers criminel, toute affaire sortant un peu de l’ordinaire, de par la nature exceptionnelle du crime ou la personnalité de son auteur, se hissant d’emblée au rang de « cause célèbre ». Depuis plusieurs décennies, les historiens relisent les archives de ces crimes d’exception, montrant qu’ils reflètent dans leur déroulement et leur traitement judiciaire et médiatique la société de leur époque, tout en proposant des approches parfois différentes.
Nous avons évoqué l’histoire « sensible » du tueur de femmes Pranzini par Frédéric Chauvaud. Vacher vient de faire l’objet d’un ouvrage monumental de Marc Renneville [1], nous donnant à lire l’intégralité de son dossier de procédure d’assises et des écrits des criminologues sur le tueur de bergers, tout en développant une analyse, en historien, des questions soulevées par la personnalité du criminel et l’instruction judiciaire.
L’ouvrage de Michel Porret présente une double caractéristique. D’abord, le lecteur français découvre une affaire originale, tant par sa localisation – la Suisse – que par la nature du crime commis, celui du meurtre de ses enfants par une mère. Ensuite, l’historien ambitionne de restituer, tout en l’analysant, le déroulement de cette affaire, du crime commis à la sortie de l’asile de son auteure, en se plaçant au plus près des sources qui sont minutieusement exploitées. Le résultat est particulièrement réussi. Rarement nous est donné à suivre avec autant de précision et de rigueur l’histoire d’un crime, de l’information judiciaire dont il est l’objet aux débats qu’il suscite dans les milieux médicaux, sur la question de la folie et de la responsabilité au regard du droit pénal.
Le crime de la « Médée de Genève » bouleverse la ville dès qu’il est connu, au matin du 2 mai 1885. Dans la nuit précédente, elle avait égorgé au rasoir ses quatre enfants, puis déposé quelques lilas blancs sur leurs cadavres avant de tenter de se suicider à l’atropine.
Le premier chapitre éclaire ce « drame de la nuit ». Vivant dans le quartier populeux, plutôt mal famé, de Saint-Gervais, rue de Coutance, Jeanne Lombardi est marquée, selon ses dires, par la « roue du malheur ». Orpheline très jeune, placée comme domestique, elle épouse un marchand de chaussures veuf et, à la mort de ce dernier, en secondes noces, un tailleur, Joseph Lombardi qui, souvent pris de boisson, la bat ainsi que ses enfants.
Détestée par sa belle-famille, violentée par un époux volage qui la menace d’un revolver, elle achève la journée du 1er mai, scandée par plusieurs disputes, par la décision fatale, ayant le sentiment que ses enfants « seraient plus heureux étant morts que vivant avec tel père ». C’est ce qu’elle dira aux policiers en charge de l’enquête, au terme de celle-ci, après leur longue description de la scène du crime et l’examen médico-légal des enfants, dont un seul a survécu, restant aphone et lourdement handicapé pour respirer.
Le second chapitre décrit et analyse l’« orage émotif » suscité dans la ville par ce crime exceptionnel : foule stationnant près de la « maison du deuil », aux portes de la Morgue, immense cortège accompagnant les cercueils des jeunes enfants lors des obsèques, puis, après le traumatisme, le retour progressif au calme, alors que Jeanne, délirante, d’abord traitée à l’hôpital cantonal, se conduit comme une détenue modèle en prison où elle est l’objet de rapports journaliers sur son état. C’est alors le temps de l’instruction judiciaire (troisième partie) : examen médico-légal des cadavres pour fixer les preuves et déterminer le mode opératoire, interrogatoires de Jeanne et des témoins (famille, voisinage) par le juge d’instruction Fléchet, renseignements recueillis dans le quartier (la « voix du faubourg ») par la police judiciaire.
Dans cette information, les experts médicaux – une dizaine sont mobilisés – ont une place de premier plan (quatrième partie). Leurs rapports sont longuement présentés et analysés, de celui du légiste Gosse, de tonalité traditionnelle, insistant sur la rationalité du mode opératoire et concluant à la responsabilité pénale, à ceux de la majorité, aliénistes parmi les plus en vue de l’époque principalement, qui, utilisant l’autobiographie de Jeanne qu’ils suscitent, s’appuient sur ses paroles pour analyser la maladie mentale (l’« angoisse masquée d’hystérie »), l’acte commis traduisant une forme d’homicide altruiste ou de « suicide combiné ».
La partie suivante est consacrée au procès. Nous pénétrons avec l’auteur dans le palais de Justice de Genève, suivons, après la constitution du jury, le cours du procès, écoutant les dépositions des témoins – qui donnent le mauvais rôle au mari, Joseph Lombardi dont l’attitude apparaît cynique – et l’interrogatoire de Jeanne. Cette dernière, impassible, ne sort pas de son état pathologique, justifiant son crime, regrettant de n’avoir pu tuer l’enfant survivant et affirmant même qu’elle achèverait « son ouvrage » si elle le pouvait.
Les débats tournent essentiellement autour de la question de sa responsabilité pénale. Déjà les experts, convoqués comme témoins, ont eu le loisir d’exprimer leurs conclusions. Rares sont ceux sur lesquels pourra s’appuyer le procureur dans son réquisitoire pour réclamer une sanction pénale. Le défenseur de Jeanne, l’avocat Lachenal, peut suivre la majorité d’entre eux pour dénier toute responsabilité et demander l’acquittement, la « véritable demeure de l’aliénée » étant l’asile et non la prison.
Tel sera d’ailleurs le verdict, Jeanne étant internée à l’asile des Vernets (dernière partie) où, sous le nom de Jeanne Moral, elle bénéficiera d’un suivi clinique donnant lieu à des rapports journaliers. Le 10 mai 1894, aux termes d’une dernière expertise médicale favorable, considérée comme guérie, elle peut quitter l’asile pour aller s’installer en Algérie, à Sétif où elle épousera en février 1897 en troisièmes noces un domestique, accouchant une cinquième fois quelques mois après.
Le « cas Lombardi » suscitera nombre d’interrogations et d’analyses criminologiques sur la contagion criminelle, l’aliénation et le crime et, dans l’immédiat (1887), une modification du Code d’instruction criminelle de Genève, le jury pouvant désormais répondre à une question sur l’aliénation mentale de l’accusé.
Dans sa conclusion centrée sur le fait que l’affaire témoigne du triomphe du médical et du pathologique sur le juridique dans le traitement des crimes commis sous l’emprise de la « folie », Michel Porret affirme avoir voulu se « mettre à distance » pour « emboîter et ordonner au mieux les faits et les discours des protagonistes du crime de Coutance pour leur donner un sens social » (p. 271).
Le pari est tenu. Quelques-unes des sources, en compagnie d’une pertinente iconographie, sont données en annexes, dont l’autobiographie de Jeanne. Pour qui connaît un dossier de procédure, à l’évidence, l’auteur a su tirer le maximum d’information des nombreuses pièces qu’il contient. La description et l’analyse des faits sont réalisées avec une extrême précision, en entomologiste ou en « limier », pour reprendre un terme que l’auteur étend à d’autres intervenants que le policier sur la scène judiciaire.
Le lecteur connaît les adresses de presque tous les protagonistes, pénètre dans les dédales de la Morgue ou du Palais de Justice, sans se perdre. Ignorant du déroulement d’une enquête ou d’un procès, il bénéficie d’une initiation complète et lumineuse. En outre, le sens des formules (le médecin légiste « détective du scalpel »), une écriture sensible à la dépression de Jeanne qui met parfaitement en valeur les images poignantes dont celle-ci se sert (la « roue du malheur », le « ver rongeur », la « reine des abeilles [qui veut partir] avec son rucher », le premier vers d’un poème cité dans son autobiographie « Rien ne parle à mon âme ») donnent à l’ouvrage une belle qualité littéraire.
Passionnant, agréable à lire, Le Sang des lilas nous invite à poursuivre l’enquête à la recherche de crimes similaires. Si le cas Lombardi est un « idéal-type » du moment judiciaire, où les médecins aliénistes l’emportent sur les magistrats, il serait intéressant de suivre une évolution et de comparer avec d’autres « mères tueuses ». Jeanne Lombardi fait plusieurs fois allusion à un crime identique, cité dans un journal de Lyon en 1884. Cette même année, au hasard d’une interrogation sur la presse quotidienne, on repère, à Paris, une mère voulant mourir par asphyxie avec ses enfants en raison de sa misère [2].
On peut d’ailleurs se demander si, dans le cas de Jeanne, la perspective d’une déchéance sociale (que connaîtra ensuite Joseph, son mari, après sa faillite) n’a pas renforcé son angoisse, alors qu’elle avait connu une certaine ascension sociale comme fille d’un tailleur de pierres, grâce au mariage. La comparaison avec les « suicides altruistes » serait aussi intéressante. Ce beau livre d’histoire que nous offre Michel Porret est à lire et à méditer pour toutes les recherches à venir en matière d’histoire du crime et du « malheur » de vivre.
par , le 24 juin 2020
Jean-Claude Farcy, « Médée à Genève », La Vie des idées , 24 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Medee-a-Geneve
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