Recensé : Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France. Le Seuil, Fiction et Cie, 2011, 23 €.
Un livre sur l’identité nationale française. On hausse le sourcil, on fait la moue : y a-t-il encore, ou de nouveau, des choses bien intéressantes à dire sur le sujet ? Veut-on nous parler d’une certaine idée de la nation, ou de ce qui fait son unité par delà sa « diversité », selon le mot passe-partout ? De la coexistence entre un passé, avec ses traditions et ses monuments, et un présent qui parfois le fuit, voire le nie ?
S’agit-il bien de cela dans ce livre politique de Jean-Christophe Bailly ? En un sens, oui, parfaitement. Mais la question est traitée de façon radicalement originale : la question politique de l’identité de la France est défrichée, sillonnée et retournée via... le paysage. Que nous dit le paysage, ou plutôt que nous disent les paysages, de cette chose que signifie le nom « France » ? Que trouve-t-on dans les villes, les campagnes, les usines, les boutiques, les cours d’eau, les musées, les gares, les cimetières... et chez ceux qui les occupent (humains et animaux), qui puissent donner une idée de la France ?
L’originalité du livre de J.-C. Bailly tient, doublement, à la manière de prendre la question : non seulement à travers la matière même du paysage, à travers son sol, ses tracés, ses reliefs et leur histoire ; mais aussi à travers une forme d’écriture qui ne laisse pas d’étonner et d’emporter le lecteur : J.-C. Bailly traverse véritablement la France en poète, et cette poésie du regard, et de l’écriture, donne toute sa force politique à l’ouvrage.
J.-C. Bailly fait parfois retour sur sa propre entreprise : qu’est-ce donc que ce livre au juste ? Ce n’est pas une « enquête » à proprement parler — pas de statistique, pas d’entretien, ce n’est pas un livre de sociologie ; ni un essai — aucune thèse n’y est a priori défendue (même si, au fil de l’écriture, certains « schèmes récurrents, diffusés et diffus » s’y affirment) ; pas non plus un portrait de villes — certaines sont traversées, mais sans projet préétabli ; et puis la campagne tient toute sa place dans cet ouvrage. Une seule règle en organise la composition : « toujours aller voir sur place les pays ou les lieux dont j’éprouve d’avoir à parler » (p. 342), et se servir de notes qui depuis longtemps ont rempli des carnets au gré des déplacements — visites chez des amis, résidence d’artiste (dans la maison de Rodin à Meudon), retraites d’écriture ; mais également déplacements professionnels, puisque l’auteur, professeur à l’école nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, voyage en France aussi avec collègues et étudiants.
Les dormances du territoire
Ces parcours à pieds, en voiture, en train (les pages écrites depuis la fenêtre des wagons sont toujours saisissantes), sont à chaque fois sensibles à la mémoire incorporée dans les lieux : non seulement bien sûr dans les lieux dits de mémoire, pensés comme tels et honorant le passé (un monument aux morts ; un musée préhistorique ; une plaine bosselée du côté de Verdun) ; mais plus généralement incorporée en chaque paysage, qui enveloppe ou exprime toute une épaisseur de passé modifié, remodelé. S’agit-il de signes seulement compréhensibles ou déchiffrables par une herméneutique savante ? Non, il est question plutôt de traces qui certes peu à peu font sens, mais qui surtout affectent, puissamment ou imperceptiblement, le visiteur, le promeneur, le simple flâneur qu’est J.-C. Bailly. Il le dit lui-même : pas plus dans ce livre que dans les autres il ne fait œuvre d’historien (ce qui ne l’empêche pas, bien plus qu’il ne l’aurait cru d’ailleurs, d’éclairer ses voyages géographiques d’un savoir historique certain). Mais à la science historique ou à l’herméneutique savante, J.-C. Bailly préfère une poétique sensible, sans pathos ni stylisation excessive : une poétique du verbe qui épouse celle des lieux, même les moins accueillants.
Or cette poétique commence par un choix précis des mots pour saisir la mémoire vivante des lieux : ici une « vibration » du passé dans le présent, là une « filtration » par laquelle émane l’histoire enfouie. Car telle est l’hypothèse de J.-C. Bailly, à la fois simple, mystérieuse peut-être, mais en vérité vérifiable en bien des lieux : le territoire porte son histoire, et cette histoire, loin d’être éteinte, façonne encore les paysages et ceux qui y vivent. Le terme le plus adéquat pour rendre compte de cette résurgence du passé dans le présent est emprunté à la botanique — la dormance : « c’est le terme que l’on emploie pour désigner le pouvoir qu’ont les graines de conserver longtemps leur capacité de germination [...]. Le soubassement de l’identité d’un pays, dès lors, il faut risquer cela, ce serait l’ensemble de toutes ces dormances, et la possibilité, à travers elles, d’une infinité de résurgences », (p. 48 ; voir aussi p. 291).
L’effet du temps est donc rarement celui d’un pur effacement, d’une simple évaporation. Il peut l’être certes ; et c’est pourquoi le fil de la mémoire investie dans le paysage n’est jamais raide, continu : il faut, quand cela est nécessaire, recueillir pour elle-même l’amnésie des paysages — car l’imprégnation du passé, la dormance et sa résurgence, ça ne marche pas toujours : ainsi, évoquant l’Oise et ses rives à Origny-sainte-Benoîte, J.-C. Bailly note que « ce que Stevenson disait aux jeunes filles d’Origny [dans An inland Voyage : « Il n’y a pas de retour, jeunes demoiselles, sur l’impétueux courant de la vie »], nous devons le répéter et comprendre que parfois, à ce qui ne revient pas, s’ajoute la disparition pure et simple des conditions d’apparition de toute trace » (p. 300).
Mais le plus souvent demeure comme une causalité réciproque entre passé et présent, au sein d’un territoire tendu entre les marques de ce qui fut, et les modifications de ce qui désormais se fait : « il me semble que le passé, ou ce qu’on appelle ainsi, dit J.-C. Bailly dans le chapitre 12 : “Varennes ou Buzancy”, n’existe qu’à travers des résurgences et que les récits eux-mêmes, en leur abondance et avec tous leurs appels romanesques, configurent moins la véridicité de ce qui a eu lieu qu’ils ne déterminent, pour la pensée qu’ils affolent, l’infinité d’un régime de traces dont certaines sont encore à venir. En d’autres termes, si sur le plan des faits l’affaire de Varennes, comme toute autre affaire, est forclose, elle continue d’exister sur un autre mode qui n’est qu’en partie imaginaire et dont le paysage, c’est-à-dire le lieu effectif des traces et des passages, constitue le plan d’immanence : immanence et résurgence sont ensemble à l’œuvre dans le cœur du présent où s’inscrit la résonance du passé » (p. 107).
Identités infinies
Un motif revient souvent, qui caractérise cette quête de l’identité nationale : celui de l’infini. De l’introduction (où le présent est défini « comme l’espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d’une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation », p. 12) jusqu’au dernier chapitre (où est évoquée la métaphore des « ricochets infinis du sens » incarnée par l’abbaye d’Ardenne, siège de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine, p. 410), l’infini, ou mieux les infinis travaillent la pensée de Bailly, comme les lieux traversés. Il y a l’infinité des départs possibles de la terre habitée : ainsi, après le récit d’un souvenir, où le chant d’une jeune fille chinoise est l’apogée d’une rêverie, le narrateur conclut :« mais je me souviens : le livre que j’écris a pour sujet la France, que vient faire dès lors cette épiphanie de quelques secondes dans le hall désert de la Maison des Pays-Bas de la Cité universitaire de Paris, avec son climat et ses poissons rouges ? Elle vient dire, il me semble, que ce qui rend un pays vivable, quel qu’il soit, c’est la possibilité qu’il laisse à la pensée de le quitter. L’identité définie comme le modelé d’une infinité de départs possibles — peut-être serait-ce cela le socle le plus résistant de la provenance ? » (p. 77). Il y a encore l’infini que nous fait sentir la magnificence d’un édifice (le pont du Gard), ou dans lequel nous plonge la source d’une rivière (celle de la Loue, qui nous place « devant ce paradoxe d’une explosion continue qui dans un premier temps sidère », p. 261). Le paysage ne renvoie ainsi jamais à un fond stable, qui puisse constituer une identité déterminée une fois pour toutes ; celle-ci est craquelée d’une infinité de possibles, celle des traces de nature et de culture mêlées, parcourues, contemplées, senties, sans jamais être épuisées. C’est cette infinité que tente encore d’approcher J.-C. Bailly lorsque, assis dans un train, il décide de tout noter, « ce qui revient à dire tout perdre, non parce que les mots seraient à la traîne mais parce que chaque parcelle de réel découpée dans la séquence est un monde » (p. 26). On pense à Blaise Pascal, et à son goût pour les « zooms », arrière et avant, exhibant l’infinité manifestée par l’univers entier ou enveloppée dans le moindre insecte. Pascal est d’ailleurs présent dans le texte de Bailly — explicitement, par la reprise de cette formule : « ce qui passe infiniment l’homme », pour dire les lignes de fuite qui débordent le paysage de tout côté ; mais aussi, implicitement, lorsque le train de Bailly passe non loin de « Condrieu et ses vignobles tellement dénués de beauté » (p. 31) [1]. Et on se plaît à penser que nos perceptions et analyses des lieux, tout comme le paysage lui-même, ont une histoire déposée, celle des traces de nos lectures et de nos méditations passées.
L’inconscient du promeneur rencontrerait ainsi l’« inconscient du paysage » (p. 225), dont les liens ténus et discontinus entre certains objets sont comme des révélateurs : « Ce sont ces rapports ou ces suites, dont la logique constructive est celle du ricochet, dont le milieu de développement est l’intuition et le point d’arrivée l’oubli, que j’appelle séquences. Elles ont lieu à tout moment, elles n’ont pas de durée, mais sont comme des refrains : à travers elles le pays se conjugue, non comme un ensemble d’arias, mais comme une masse composite de récitatifs et de refrains » (p. 381). Ces séquences (terme qui donne son titre au chapitre 32) sont des signes discrets, des indices dormants, des identifiants mineurs qui dessinent, sans y insister, quelque chose comme une identité instable : à travers des cartes postales, des publicités, des noms de bouteilles dans les cafés (apéritifs et sirops)... est donnée une tonalité au territoire, à tout le pays ou simplement à l’une de ses contrées, « n’en déplaisent à tous ceux qui préfèrent croire que l’identité reposerait sur une essence des choses ». Ainsi, à propos des cartes postales, J.-C. Bailly affirme qu’on a affaire là à des « signes de reconnaissance qui sont comme des mots de passe que l’on n’a même pas à dire mais qui délimitent un espace mémoriel partagé : rien ici, dans ce découpage, n’implique une exclusion (ceux qui en sont et les autres), ou ne marque un privilège (ceux qui savent), il s’agit juste d’une communauté de réception que l’on pourrait en toute froideur sociologique déterminer comme celle des personnes ayant vécu en France et envoyé ou reçu des cartes postales dans les années soixante à quatre-vingt-dix, mais il va de soi qu’il s’agit là d’une communauté qui n’est même pas consciente d’elle-même, qui n’a ni portée ni efficace. Or ce que je crois, c’est que la “communauté nationale”, par-delà principes et déclarations, est d’abord faite de la somme inachevée de ces communautés inconscientes formées autour de repères qu’elles partagent sans même les avoir à l’esprit » (p. 387) [2].
L’affect du paysage
On l’aura compris : il ne s’agit surtout pas pour J.-C. Bailly de laisser la question de la définition de l’identité nationale à ceux qui tentent de lui donner une figure arrêtée, fermée, bien encadrée. Il ne s’agit pas davantage d’occulter le « national », au motif que la question serait mal posée, ou même dangereuse. Il ne s’agit en rien de refouler le problème de la frontière, de la différence entre « eux » et « nous » — et le livre, qui tient que sous le signifiant « France », existe un signifié non pas détruit mais disséminé, peut-être même, au sens propre, « volatilisé », évoque le rôle constituant de l’immigration dans cette identité (on aurait même aimé que ces « voyages en France » ne se limitent pas à l’hexagone, mais fassent une petite excursion outre-mer, révélant que si l’ailleurs est ici, l’ici est aussi ailleurs).
Mais pour J.-C. Bailly, les grands partages qui fondent censément l’identité d’une nation en brouillent plus sûrement les contours : ainsi de la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, qui passe au dedans même des limites du territoire (voir le chapitre 17 : « Frontières, encore », sur ce que les Alsaciens appellent l’intérieur) ; ainsi de l’appréhension du « bout du monde » via la rue du même nom à Lorient, qui nous fait sentir la confusion du proche et du lointain (chapitre 20) ; ainsi des écarts, de la différence interne, et même de l’étrangeté à soi-même du territoire français, entre l’épicerie de Roubaix où s’arrête l’écrivain, et la Croisette à Cannes où il se rend le lendemain.
L’identité nationale, bien loin donc de renvoyer à une essence figée, relève d’un « glissement continu marqué de loin en loin et de façon irrégulière par des points d’arrêt » (p. 27). Et c’est pourquoi J.-C. Bailly se montre si sensible aux cours d’eau : tout le livre est innervé, irrigué, par la présence d’une rivière, d’un fleuve, d’un étang ou de la mer (la Loire, la Seille, le Rhône, le pont du Gard, la Loue, le projet de la Saline, la Vézère, l’Oise etc.).
Dès lors, ça et là, et même si Bailly aime à contrebalancer ses rejets affectifs (il n’y a rien qui soit absolument disgracieux à ses yeux, quand bien même sourd de la solitude ou du silence de certains villages une réelle angoisse [3]), se dessine dans l’ouvrage un ennemi : la nostalgie patrimoniale. A travers cette nostalgie s’affirme un volontarisme souvent bien intentionné, qui en vérité fige le passé en une chose morte, en une aire touristique, un lieu à visiter, un événement à commémorer, objets dès lors d’un discours convenu et prosaïque (« captive et captivante est la façon selon laquelle le passé se filtre continûment dans le présent, sans même que celui-ci le sache. Il ne s’agit pas là — ai-je besoin de le dire ? — de patrimoine, c’est tout le contraire : quelque chose de flottant, comme l’esprit des rivières, quelque chose de discret et d’insituable, qui pourtant irradie une contrée et parfois s’y dépose », p. 274 ; voir aussi p. 94, p. 375, p. 382).
Plutôt que de nostalgie, J.-C. Bailly préfère parler de mélancolie : affect complexe, qui sous sa plume entremêle tristesse et joie, lent anéantissement et puissance créative, sentiment de la perte et émotion d’une présence. D’ailleurs, mieux que de « mélancolie », peut-être devrait—on parler, à la manière des lusophones, de saudade : car la mélancolie du paysage, chez Bailly, ne renvoie jamais à un alanguissement sur un passé révolu, ou à l’aspiration, nécessairement frustrée, à un retour en arrière (l’idée d’un « bon vieux temps »). La saudade est bien plutôt une oscillation entre le ici et le là-bas : entre un passé ou un lointain qui s’affirme sur le mode de l’absence, et une présence ou une proximité, qui échappe et fuit qui l’étreint. Tel est l’affect du paysage vécu et contemplé : l’épaisseur du passé, à la fois retenue et dépassée dans la poésie des lieux traversés, affecte l’écrivain-promeneur (et son lecteur) d’une émotion silencieuse, à laquelle répond sans doute le silence même de l’écriture et de la lecture.
Cette mélancolie accompagne ainsi les belles pages consacrées au cimetière juif de Toul (et au « complexe entrelacement de la mémoire et de l’oubli »), qui évoquent avec pudeur et précision les effets de la guerre jusque dans un terrain perdu le long de l’ancienne ligne Paris-Nancy-Strasbourg (p. 155 et sq.). Mais toujours dans l’observation mélancolique de la pesanteur de ces paysages, l’écrivain saisit un peu de vie, de curiosité, comme à Châteauroux ou à Beaugency, qui donnent « consistance à une rêverie qui ne dure pas mais qui s’anime comme un infime départ vers une autre existence — petite fiction sans personnages et sans cause dont on est le narrateur passager et qui est l’un des plus grands charmes de la province, sorte d’“ici j’aurais pu vivre” qui est comme un peut-être perpétué et flottant » (p. 219).
Le dépaysement
À travers cet affect mélancolique du paysage, on touche à ce que J.-C. Bailly appelle « le dépaysement ». De quoi s’agit-il ? D’un ébranlement pour le voyageur à n’en pas douter, qui éprouve physiquement, grâce à la variété des paysages arpentés, l’éclatement de l’identité recherchée ; mais d’un dépaysement pour le lecteur aussi, qui prend un plaisir renouvelé à découvrir les cités et les campagnes où il n’a jamais mis les pieds, à revoir les régions, les villes, les quartiers qu’il a traversés ou fréquentés (et à coup sûr lui prendra le désir de refaire « pour de vrai » ces voyages en France, en prenant le livre de J.-C. Bailly comme guide).
Mais le dépaysement doit s’entendre aussi du paysage lui-même : ce n’est plus alors le voyageur qui se plaît à se perdre de paysage en paysage, ou à s’y retrouver pensif, attentif ; c’est le paysage lui-même qui se trouve défait, parfois détruit, parfois simplement recomposé, jamais clôt sur lui-même, toujours comme dépassé. Le dépaysement est donc à la fois succession des paysages d’un lieu à un autre pour le voyageur, dès lors transporté très loin de ce qu’il connaît ; mais aussi voyage du paysage en lui-même, en tant qu’il se creuse d’un infini. Infinité des devenirs possibles, pour le paysage comme pour le voyageur ; mélancolie de l’ailleurs qui est à même l’ici - tel est le dépaysement : « Quel est donc, se demande-t-on alors, quel est donc cet ailleurs qui est ici ? Ce que j’ai tenté, au fond, c’est de creuser cette question, c’est de sonder, le long des pistes d’identification qui venaient à ma rencontre, les étranges et imprévues bifurcations qui survenaient toujours, qui toujours emmenaient le pays au-delà de lui-même, le rendant en quelque sorte infini », (p. 409). Contre la logique verticale de l’identification par l’enracinement et la filiation, J.-C. Bailly explore l’identité du pays dans le mouvement horizontal du dépaysement, en montrant combien c’est « le pays [qui] se dépayse lui-même et que c’est ainsi, mystérieusement, qu’il devient ressemblant », (p. 378-379).