Recensé : Jean-Hervé Lorenzi (sous la direction de), La Guerre des capitalismes aura lieu, Le Cercle des Économistes, Paris, Editions Perrin, 2008.
La crise que nous traversons est souvent présentée comme celle du capitalisme anglo-saxon de marché. Assiste-t-on aujourd’hui à la fin de l’hégémonie de celui-ci ? Cette forme de capitalisme est non seulement à l’origine des meilleures performances en termes de croissance des économies américaines et britanniques dans les années 1990 mais a aussi influencé la nature même de la mondialisation. Elle a également constitué une forme de benchmarking pour toute politique de réforme, en Europe et en Asie. Sans traiter de la crise actuelle (qu’il ne prédit pas mais dont il analyse les prémices), La guerre des capitalismes aura lieu, publié par le Cercle des Économistes, répond à sa manière à ces questions.
Des formes diverses de capitalisme existent aujourd’hui, et ce malgré la mondialisation, qui porte en elle des forces de convergence. Ces formes variées représentent des modèles socio-économiques différents qui sont en concurrence et qui seront amenées à s’affronter dans les décennies à venir. Telle est la thèse, aussi simple que provocante et stimulante, de ce livre. L’ambition est considérable car il s’agit rien moins que d’analyser les tendances du capitalisme actuel au niveau mondial et de prédire son évolution. Ce faisant, les auteurs s’inscrivent dans plusieurs traditions et prennent position dans deux débats, sur la nature du capitalisme et sur celle de la mondialisation. Quant à la thèse de la guerre des capitalismes, elle est aussi séduisante que simpliste. De fait, là n’est pas la principale contribution de ce livre, qui nous permet plutôt de penser les fondements de la crise financière mondiale. Même si on peut regretter certains manques (dont la quasi-absence du Japon, dont la forme idiosyncrasique de capitalisme perdure pourtant et est riche en enseignements), ce livre joue pleinement son rôle en permettant d’ouvrir le débat sur un certain nombre de questions fondamentales.
Comprendre le capitalisme, analyser la diversité de ses formes
L’existence de formes diverses de capitalisme est une thèse déjà bien étayée depuis la contribution séminale de Michel Albert (1991), qui distinguait deux formes de capitalisme : néo-américain (ou anglo-saxon) et rhénan. Même si Michel Albert s’inspirait de fait de traditions intellectuelles déjà bien établies, c’est véritablement à partir de cette date que la thèse de la diversité des capitalismes est devenue populaire, alors que, jusqu’en 1989, c’est l’analyse de l’opposition entre deux modèles homogènes – capitalisme et socialisme – qui prévalait.
Depuis, plusieurs typologies alternatives des formes de capitalisme ont été proposées mais là n’est pas l’essentiel. Le plus important est en effet l’analyse des fondements de cette diversité et de son évolution dans un contexte de mondialisation : ces capitalismes, aussi divers soient-ils, ne seraient-ils pas en train de converger ? Parmi les contributions les plus marquantes de ce courant de pensée, on peut citer les analyses de « l’École de la Régulation », dont l’un des représentants, Michel Aglietta contribue à l’ouvrage, et l’approche en termes de « variété des capitalismes » (Varieties of capitalism ouVoC), dont l’un des théoriciens, Peter Hall, figure également parmi les auteurs de La Guerre des capitalismes [1].
La Guerre des capitalismes s’inscrit à sa façon dans ce courant théorique. Il propose plusieurs extensions, qui prennent en compte les formes nationales de capitalisme dans les pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine, ou BRIC) ainsi que des formes non nationales du capitalisme globalisé, les hedge funds et les equity funds. Comme il se doit, il commence par une définition du capitalisme et le fondement de sa diversité : « Le capitalisme a pour noyau dur la propriété des moyens de production, la coordination par les marchés et le respect des droits de propriété. Au-delà il prend des formes très diverses (p 10). »
Pour mieux comprendre la portée de cette thèse, il est important de la situer par rapport à l’analyse dominante en économie, ce que font les auteurs en donnant explicitement la parole à deux chercheurs de l’université de Harvard (Jeffry A. Frieden et Andrei Shleifer) dont le discours est représentatif de l’Ecole américaine et dont le titre des contributions est en soi très révélateur de leurs positions : « Un même capitalisme dans tous les pays industriels » et « Le Meilleur des mondes possibles ». Pour ces auteurs, il est clair que les capitalismes ne sont pas divers ; il y a convergence et diffusion du capitalisme, ce qui bénéficie à tout le monde. A contrario, la position défendue dans La Guerre des capitalismes est que le capitalisme de marché de type anglo-saxon n’est pas la fin de l’histoire (ni même la fin du capitalisme, contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu de la crise que celui-ci traverse).
Réguler la mondialisation
Le second thème de cet ouvrage, lié très étroitement au précédent, concerne la mondialisation, sa nature, ses effets et son devenir. Plusieurs contributions montrent les limites d’une vision hyper optimiste de la mondialisation, selon laquelle l’ensemble des pays en tirent et continueront à en tirer profit par le jeu d’un approfondissement de la division du travail au niveau international. Au contraire, la plupart des auteurs insistent sur les tensions et les dangers que porte en elle cette nouvelle phase de la mondialisation.
En fait, le problème principal de la mondialisation aujourd’hui est qu’il n’y a pas de règles de jeu communes aux différentes formes de capitalisme. Il importe donc de mieux faire mieux respecter les règles existantes. Mais surtout, il faut défendre le modèle auquel nous croyons, le modèle de l’Europe continentale. Il est temps que, dans les négociations au niveau mondial, elle affirme ses positions portant sur les domaines tant financier que comptable et environnemental, ou dans celui de la protection des individus.
La « guerre économique » : limites de la métaphore
La prise de position des auteurs du livre dans les deux débats précédents débouche sur une thèse qui nous semble plus discutable, celle de la guerre des capitalismes. Si la diversité des capitalismes peut être une chance, rien ne garantit que leur coexistence sera pacifique. Inversement, si les forces de convergence l’emportent, rien ne garantit que le modèle dominant sera le plus efficace ou le mieux adapté socialement. La coexistence de formes variées de capitalisme est donc pour le moins problématique et la force fondamentale de convergence représentée par la mondialisation n’est pas d’un grand secours.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a là (presque) rien de nouveau tant cette thèse a été populaire chez des auteurs américains à la fin des années 1980, quand le Japon et même l’Europe constituaient une menace pour la suprématie économique des États-Unis. Deux livres fort représentatifs de ce courant sont ceux de Robert Reich (1992) et de Lester Thurow (1993), qui prédisent tous deux le déclin économique des États-Unis dans les années 1990. À l’époque, le principal danger identifié par ces auteurs américains est la montée du Japon, qui est quasiment absent de La Guerre des capitalismes.
La « nouveauté » de La Guerre des capitalismes est de prendre en compte des évolutions récentes et d’adopter un point de vue européen. Il est curieux au passage de voir que la thèse de la guerre des capitalismes émane souvent de pays ou de régions qui traversent une crise de confiance. Implicitement, la thèse de La Guerre des capitalismes s’oppose à celle du choc des civilisations à la Huntington, selon lequel les principales sources de conflits sont culturelles et religieuses. On est là en fait très proche de la représentation des relations internationales en termes de conflit des impérialismes, élaborée pour comprendre le monde d’avant 1914 (Kotoku, 1901, rééd. 2008 ; Hobson, 1902 ; Lénine, 1916, rééd. 2005). La Guerre des capitalismes fait plus ou moins implicitement référence à cette thèse qu’elle mobilise pour analyser notre monde et pour souligner sa dangerosité.
Autant le dire tout de suite, nous ne partageons pas cette vision guerrière du futur des capitalismes, non pas parce que le monde à venir n’est pas lourd de conflits et de dangers mais parce que la métaphore guerrière ne nous semble pas expliquer grand-chose. La Guerre des capitalismes le prouve à sa façon puisque les différents auteurs prennent pour acquis cette thèse sans la justifier, à deux exceptions près, dans les contributions de Michel Aglietta (chapitre 2) et d’Anton Brender et al. (chapitre 3, section 1) [2].
Certes, on peut reconnaître avec les auteurs qu’il n’y a pas seulement des conflits commerciaux mais aussi une concurrence des formes d’organisation et que l’influence des capitalismes nationaux se mesure à travers la diffusion de certaines pratiques. Cependant, selon nous, les conflits potentiels évoqués dans ce livre sont plus de nature (géo)politique qu’économique. Les auteurs en ont conscience quand ils soulignent que l’accès problématique aux ressources rares signe le retour des impérialismes énergétiques menaçant le libre-échange, voire la paix dans le monde (chapitre 6). Mais ils ne vont pas jusqu’au bout de cette démarche qui consiste à essayer d’enrichir l’économique par la prise en compte du géopolitique.
Aux origines de la crise financière : des limites et des dangers de la globalisation financière
Même si tel n’est pas son objet, La Guerre des capitalismes peut être également lu rétrospectivement à la lumière de la crise financière. Contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, il ne contient pas une critique en règle des fonds spéculatifs. Au contraire, un chapitre entier (Chapitre 5) est consacré aux nouveaux acteurs qui mènent le jeu de la globalisation financière (hedge funds, fonds de private equity et fonds souverains), et conduit plutôt à dédramatiser les dangers dont ils seraient porteurs.
L’une des thèses du livre est que la globalisation financière a été l’instrument majeur du capitalisme anglo-saxon pour étendre sa domination sur le monde. Comme on le sait, cela n’a pas été sans déséquilibres. Les auteurs pointent également le fait que la globalisation financière a été très largement justifiée par ses effets escomptés sur la croissance des pays pauvres. Or, pour l’essentiel, les mouvements de capitaux bruts restent polarisés parmi les pays industriels ou les économies à revenu intermédiaire, et non pas entre les pays riches et les pays pauvres (p. 74-75). La crise financière actuelle est de fait une crise de « riches », même si ses conséquences affectent profondément le reste du monde.
Les auteurs ne prédisent pas clairement l’ampleur de la crise actuelle, qui n’est pas l’objet du livre. Ils en cernent tout du moins l’origine dans les mécanismes de transmission au niveau mondial, rendus d’autant plus puissants en l’absence de véritables mécanismes de régulation. Quant à l’impact de cette crise sur l’équilibre entre les différentes formes de capitalisme, il est possible de lire dans La Guerre des capitalismes des prédictions argumentées concernant la fin de la prédominance du capitalisme financier de type anglo-saxon. En effet, les auteurs analysent, avant la crise, la force de formes alternatives de capitalisme, notamment le capitalisme familial et le capitalisme étatique, dont l’un des représentants, le capitalisme chinois, se sort plutôt bien de la crise financière mondiale, pour le moment.
Un grand absent : le Japon. Et pourtant…
Dans cette analyse de la mondialisation, de la diversité des capitalismes et de leurs conflits potentiels, l’absence du Japon est d’autant plus remarquable si l’on se réfère aux deux ouvrages déjà mentionnés, ceux de Robert Reich et de Lester Thurow, pour qui la guerre économique sera principalement entre le Japon et les États-Unis ou ne sera pas. On peut s’expliquer cette absence facilement par le fait que le monde a changé est qu’on n’est plus au début des années 1990. Le désintérêt pour le Japon en France – doublé d’une méconnaissance certaine – y est aussi certainement pour quelque chose.
En fait, le Japon n’est pas complément absent du livre mais c’est le plus souvent pour décrire un système institutionnel qui n’est plus. Or le capitalisme japonais a fortement évolué depuis 20 ans sans pourtant cesser d’être très différent des capitalismes américain, européen et surtout chinois (Aoki et al., 2007). Surtout, la prise en compte argumentée de la trajectoire du capitalisme japonais constitue un bon test des limites de la thèse sur la guerre des capitalismes. Il était au cœur de cette guerre (ou plutôt de cette thèse) à la fin des années 1980 et force est de constater que cette guerre n’a pas eu lieu, sauf à démontrer que le Japon a perdu cette guerre, dans le silence et l’indifférence générale (Lechevalier et Onaka, 2004). La prise en compte de la trajectoire japonaise permet également de souligner la limite suivante de la thèse de la guerre des capitalismes : il est fort probable voire inévitable que se déclenche un conflit de grande ampleur en Asie orientale dans les vingt prochaines années. Ce ne sera pas une guerre des capitalismes ni même le résultat d’un choc des civilisations mais la conséquence d’un passé mal digéré et d’une rivalité pour l’hégémonie (qu’on peut appeler également guerre des impérialismes) entre Chine et Japon.
On ne saurait terminer ce compte-rendu de lecture sans mentionner une limite formelle importante de La Guerre des capitalismes. La faiblesse de cet ouvrage collectif est qu’il n’a pas véritablement fait l’objet d’un travail de synthèse ou d’éditeur, ce qui le rend composite et parfois même contradictoire.
Malgré cela, La Guerre des capitalismes est un bon livre qui traite des enjeux contemporains et futurs de l’économie mondiale en s’écartant d’une vision naïve de la mondialisation et en soulignant les dangers des tendances actuelles pour mieux promouvoir la nécessaire mise en place d’une gouvernance mondiale.