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Recension Histoire

Naissance de l’intellectuel arabe

À propos de : L. Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), IISMM-Karthala.


par Dominique Avon , le 26 octobre 2009


Leyla Dakhli dresse une galerie de portraits passionnants par ce qu’ils nous disent des espoirs, attraits, doutes et souffrances d’une élite de langue arabe, entre domination ottomane et tutelle française. La recension de l’ouvrage est suivie par un débat entre l’auteure et Dominique Avon.

Recensé : Leyla Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), Paris, IISMM-Karthala, « Terres et gens d’islam », 2009, 359 p.

La monographie de Leyla Dakhli vient combler une des lacunes qui traversent l’historiographie relative à l’Orient arabe contemporain. La connaissance de la Nahda, cette manière de « renaissance » des lettres arabes à la fin du XIXe siècle, est en partie établie grâce à de brillantes recherches [1], celle de la décolonisation demeure un vaste chantier en activité, mais l’entre-deux est traversé de trous noirs : si l’Afrique du Nord – du Maghreb à l’Egypte – a donné lieu à de nombreux travaux de qualité, et si le Liban conserve une place à part dans les études francophones, la Syrie fait figure de parent pauvre. Cette thèse, soutenue en 2003, contribue à lui donner une place plus conforme au rôle de ses élites. Elle s’appuie sur la saisie d’une bibliographie trilingue (français, anglais, arabe), sur la maîtrise des débats qui concernent les historiographies turque et arabe et, plus encore, sur un dépouillement impressionnant de sources. La consultation d’archives institutionnelles et privées de la puissance mandataire, du Liban et de la Syrie (complétées par des sondages en Egypte), ainsi que la fine lecture d’une vingtaine de périodiques (les trois quarts en langue arabe) adossée à une série d’entretiens, permettent de justifier le choix d’une « histoire par en bas des gens d’en haut ». L’objet du livre est de décrire deux « générations » d’intellectuels arabes en combinant l’étude sociologique et l’analyse des représentations : manières d’être et de dire, à travers le choix du vocabulaire et des postures (le contenu des engagements et la façon de les présenter, y compris à travers la photographie) jusqu’aux portraits (sous la forme de caricatures de presse) des acteurs.

Sociétés arabes et modernité

L’érudition et la capacité de synthèse dont fait preuve L. Dakhli s’accompagnent de l’expression d’une sorte d’hésitation lorsqu’elle saisit son objet pour déterminer ce qui lui revient « en propre » et ce qu’il acquiert au contact d’un « étranger ». L’auteur entend rompre avec une tradition historiographique déjà secouée par les cultural et post-colonial studies : « l’approche traditionnellement surplombante des sociétés arabes » et l’organisation d’une écriture autour d’une « ‘modernité occidentale’ à atteindre », au risque d’une confusion entre les aspirations des intellectuels qu’elle étudie et le jugement des chercheurs qui les observent. De qui parle-t-on ? La première génération émerge grâce à la révolution conduite par les Jeunes Turcs en 1908, elle bénéficie d’une liberté inédite pour se penser dans un espace contemporain dominé par les puissances européennes et dans une histoire où la culture de langue arabe compte des heures de gloire. L’affaiblissement puis la désagrégation de l’Empire ottoman laissent, pour peu de temps, la porte ouverte à toutes les options possibles. La seconde génération, davantage spécialisée que la précédente, s’affirme à la fin des années 1920 comme un vivant reproche adressé « aux aînés attirés par des formes de promotion sociale ou des idéaux que la France prétend incarner sans les assumer ». L’une des figures les plus typiques de l’itinéraire collectif sinueux, ici retracé, est celle de Muhammad Kurd ‘Alî : « journaliste et érudit damascène ». Il fut considéré dans ses jeunes années comme un réformateur prometteur de l’islam par son collègue Rîhânî, « ottomaniste arabe » en 1913, « journaliste officiel des autorités » sous Jamal Pacha — « le tyran sanguinaire » et « la figure absolue du traître » — pendant les années noires de 1915-1916, puis fondateur de l’Académie arabe de Damas et notable « fidèle à la cause de l’islam et de l’arabité ».

L’intellectuel, une nouvelle figure sociale

Quel est le cadre chronologique retenu ? La rupture de 1908 est présentée comme « l’événement baptême d’une nouvelle figure sociale : les intellectuels ». Incontestablement, le rétablissement de la Constitution, — parfois l’imposition — de nouveaux droits, comme la reconfiguration des frontières de l’Empire ottoman qui perd la plupart de ses territoires européens, a des implications immédiates pour les jeunes gens et les jeunes femmes de langue arabe qui ont reçu une double — ou triple — éducation (arabe, turque, française ou anglaise) au tournant du siècle. Mais le caractère autoritaire du régime d’Abdul-Hamid II (1876-1909) a connu des failles que L. Dakhli ne souligne pas suffisamment, ne rappelant que de manière tardive les réalisations de l’ « ère des tanzimât-s » (réformes ottomanes) et le rôle de l’Egypte comme pont entre les milieux arabe et européen. Elle ne cite pas des auteurs aussi importants que Kawâkibî pour la « génération » de 1908, bon exemple de cette tension entre l’attraction pour le « présent » européen et l’attachement au « passé » arabe. Elle ignore curieusement la tentative de contre-révolution politico-religieuse de 1909 — ses motifs et la répression de ses meneurs —, et les allusions relatives à la guerre de Tripolitaine (1911-1912) sont trop rapides pour faire comprendre au lecteur l’accélération du processus d’affranchissement de certains intellectuels arabes à l’égard du cadre ottoman. Le choix de clore l’étude en 1940, année de l’assassinat de ‘Abd al-Rahmân Shahbandar, un héros de la première génération devenu marginal pour celle-ci, se justifie. Mais sa signification paraît de faible portée en regard de ce qui constitue, aux yeux des élites arabes, l’affaiblissement des puissances coloniales, à savoir l’effondrement de la France et le repliement concomitant de la Grande-Bretagne, un temps voilé par sa participation à la Grande Alliance victorieuse face à l’Allemagne nazie.

Ces penseurs sous tutelle politique sont confrontés à des « loyautés concurrentes » qu’ils tâchent d’articuler selon des combinaisons variables. L. Dakhli sait décrire la complexité de ce qui fait l’identité d’un intellectuel ou d’une intelligentsia : on peut être ottomaniste en 1908, participer au Congrès arabe de Paris en 1913 (bien remis en contexte), soutenir les Ottomans durant la Grande Guerre, applaudir l’éphémère « royaume arabe » de Faysal et accepter le cadre mandataire. La description de la sociabilité dans les cercles et comités, ou à travers l’expérience de la prison, l’attention portée à certaines amitiés (celle de Jibrân Khalîl Jibrân, l’auteur connu du Prophète, et de Mayy Ziyâdah), et la description des villes et quartiers rendent compte avec finesse de la place du quotidien dans lequel s’inscrivent ces hommes et ces femmes. Il y aurait sans doute lieu de discuter la pertinence de l’espace géographique de référence — le Bilâd al-Shâm. Identifiée dès l’introduction, cette entité a parfois tendance à devenir, pour les figures dessinées par L. Dakhli, l’horizon le plus naturel parce que le plus enraciné historiquement entre les deux pôles contrastés de Beyrouth et de Damas. Or, les auteurs « palestiniens » sont quasiment absents du tableau et les débats relatifs à l’avenir de la Palestine mandataire – donc d’al-Quds (Jérusalem) inscrite dans le Bilâd al-Shâm –, tient une place mineure dans les articles analysés, ce qui pose question. Les cadres « ottoman », « arabe » ou « national » sont mieux interprétés, mais celui de la umma (« communauté islamique ») mériterait des développements plus conséquents.

Catégories occidentales et culture commune

La question de l’espace culturel de référence est d’un traitement plus délicat encore. Refusant tout postulat essentialiste — point sur lequel nous la rejoignons sans hésiter —, L. Dakhli affirme qu’il n’y a pas d’ « ‘emprunts’ à des catégories occidentales » puisque les élites du monde entier baigneraient dans une culture déjà « commune ». Cette posture est liée au refus d’intégrer pleinement une « histoire des idées » : les notions sont forgées dans des milieux précis, puis véhiculées et retravaillées par des acteurs qu’il importe de suivre au plus près. L. Dakhli perçoit la fragilité de son option sur ce point puisqu’elle revient de manière hésitante sur la notion d’ « emprunt » en conclusion. Au détour d’une page, elle reconnaît d’ailleurs que « le monde commun des révolutions du XIXe siècle » porte des pensées enracinées : « les mots sont pour l’essentiel ceux des Lumières, de la Révolution française, alignés sur une mélodie romantique ». Les concepts de « liberté » (de pensée) et d’ « égalité » (des droits) ont, à la charnière des temps modernes et contemporains, été rejetées ou refoulées par des pouvoirs politiques appuyés sur des magistères relevant des confessions dominantes, issus du christianisme comme de l’islam, ce n’est que dans un second temps qu’il a pu y avoir, de manière élargie voire enrichie (ré-)appropriation par des confessants au nom de leur foi. Tels qu’un intellectuel comme Shiblî Shumayyil les entend, ces concepts ont d’abord été formulés en langues européennes dans des contextes précis, ce qui a obligé à en créer de nouveaux — ou à leur donner des sens nouveaux — en arabe. L’affirmer, sans sous-entendre une quelconque téléologie, ne devrait pas poser plus de problème que de souligner leur prégnance hors de leur milieu d’émergence — les « martyrs » des places éponymes de Beyrouth et de Damas ne sont-ils pas morts au nom d’une lutte politique contre l’ « oppression » ? Observer ce fait, ce n’est pas succomber à une prétention occidentalisante.

Si « l’intellectuel arabe » manifeste, dans le prolongement de « la question obsédante [le « retard »] de la Nahda », une « condescendance inconsciente […] à l’égard de sa propre société », il ne faut pas paraître vouloir l’en blâmer, mais constater le fait, ne pas oublier que « l’intellectuel européen » n’est pas moins hautain à l’égard du paysan gallois ou du pêcheur breton, et tâcher de rassembler les motifs de son attitude en même temps que les écarts entre sa parole et son geste : dans telle circonstance, lui aussi peut succomber au charisme d’un chef ou d’une puissance dominante qui annihile son esprit critique. En vue d’approfondir des rapports d’influence si importants entre les rives de la Méditerranée et au-delà, des pistes mériteraient d’être explorées. La franc-maçonnerie est évoquée à plusieurs reprises, le plus souvent sous la plume de détracteurs, mais elle n’est jamais étudiée pour elle-même. Quant au bouillonnement de pensée autour du religieux, il n’est abordé que timidement. L. Dakhli prolonge, pièces à l’appui, les travaux de Jean Fontaine sur la critique du christianisme oriental par des intellectuels qui cherchent à s’affranchir de certaines manières de croire, mais elle ne fait qu’effleurer les attitudes voisines de leurs contemporains musulmans, sinon dans le chapitre très précieux consacré aux femmes. Or il y a eu débats, crises et anathèmes, à commencer par ceux qui ont eu pour objet ici de toucher à une langue sacralisée pour permettre une « écriture plus fluide et moins emprisonnée dans les règles », ou là de publier des manuscrits cachés et oubliés depuis des siècles : Tâhir al-Jazâ’irî, présenté à juste titre comme une éminence grise, est confronté à l’impossibilité d’éditer un manuscrit mu’tazilite, parce que ce courant de pensée sunnite heurte les « ‘ulamâ traditionalistes ». C’est à aborder ces questions d’histoire qu’il faut nous atteler, sans complexe ni naïveté puisque de telles recherches auront d’inévitables répercussions sur les échanges intellectuels contemporains.

L’intellectuel arabe est un intellectuel comme les autres

par Leyla Dakhli

Le texte de Dominique Avon, que je remercie pour sa lecture attentive, pose une question fondamentale d’historiographie. Il ne me paraît pas inutile d’y revenir ici étant donné son enjeu et d’éclaircir ainsi les choix que j’ai été amenée à faire dans ce travail de recherche.

Faire l’histoire d’un groupe d’intellectuels syro-libanais (puisque c’est ainsi que je les définis, ancrés dans un territoire qui s’articule principalement autour des deux foyers que sont Damas et Beyrouth [2]), c’est d’abord chercher à retracer une géographie : des circulations, des échanges qui produisent du commun malgré la constitution, dans le même temps, de deux Etats séparés, le Liban et la Syrie.

Une chronologie propre

La scansion chronologique de mon travail est élaborée en fonction de moments importants de l’histoire des intellectuels syro-libanais, moments qui les concernent, les transforment et dont ils sont les acteurs.

Ils accèdent ainsi à l’action intellectuelle et politique avec la Révolution jeune-turque de 1908 dans une adhésion assez massive à ses idéaux. Ce moment est éphémère, et la désillusion vient vite. La deuxième scansion est la révolte contre le mandat français en 1925-1927 : ce moment, malgré les déclarations unanimes, est beaucoup moins consensuel et crée une fracture importante au sein du monde des intellectuels. Il distingue ceux qui choisissent l’engagement direct et ceux qui prônent la négociation avec les autorités mandataires. Il fait également apparaître une nouvelle génération, plus radicale et méfiante envers ses aînés. Enfin, le dernier moment, microcosmique, est la mort d’un homme, Shahbandar, orateur admiré, leader au radicalisme effrayant pour les partisans de la négociation, mais aussi pour les notables. Cet épisode révèle des fractures profondes au sein du groupe : celles des choix politiques, mais aussi celles des origines sociales, longtemps gommées par l’unanimisme nationaliste. Ces trois moments ne se situent pas sur le même plan : c’est à dessein que je décris un monde de plus en plus focalisé sur ses luttes intestines. Et il est faux de penser que des événements « plus importants » aient affecté profondément la vie intellectuelle dans la région. On est au contraire frappé de voir qu’ils continuent à s’absorber dans leurs querelles intestines alors que la guerre mondiale est déclenchée.

Bien sûr, les intellectuels vivent dans leur temps, sont affectés par les événements du monde. Ce qui m’a semblé intéressant, c’est de comprendre leur monde, celui sur lequel ils exercent – ou croient, ou espèrent avoir – une emprise.

Surplomber, juger, comprendre : comment saisir son objet « à distance »

La question que pose l’écriture de cette histoire n’est pas propre à l’historien occidental travaillant sur un monde lointain. C’est celle que se pose tout historien, travaillant sur des sources issues d’un passé qu’il ne connaît pas. Mais elle se pose de manière différente, plus aiguë et souvent plus insinuante pour un historien du monde arabe écrivant en français. Trouver la distance, (comme je me suis employée à le faire), ce n’est pas forcément se mettre à distance, ni élaborer une quelconque « posture », idéologique, principielle ou même méthodologique. Trouver la distance, c’est s’efforcer de restituer, dans sa langue et avec les outils des sciences humaines, un monde que l’on a perçu à travers les sources. L’opération devient plus complexe quand s’y mêlent plusieurs niveaux de traduction – celle que j’opère en restituant des textes et des paroles dans l’ouvrage, mais aussi celles qu’opèrent les intellectuels eux-mêmes, érudits et souvent polyglottes.

C’est tout l’enjeu précisément de la distinction que je m’efforce d’éclairer entre le discours public des intellectuels, qui n’est que traduction (strictement linguistique, souvent d’une langue européenne vers l’arabe ; ou traduction d’un monde à l’autre) et leur monde propre, qui est multilingue et naturellement transnational. C’est là un point fondamental de mon travail. C’est ce qui m’a conduit à refuser la notion d’emprunt, qui, sans être absolument dépourvue de pertinence, est dans le cas présent réductrice. L’utiliser revient à partir du principe qu’il y a une modernité occidentale et un monde oriental, dont la modernité ne se définit que par ce qu’il prend ailleurs, à des sociétés plus « avancées ». Elle ne nous aide donc pas à percevoir la modernité orientale, ni ce que les orientaux – et particulièrement leurs élites – font de cette culture occidentale. La petite élite que je décris dans ce livre, si elle prend le pouvoir dans la région, le prend aussi parce qu’elle maîtrise d’autres langues, d’autres repères, d’autres cultures. Décrire cette culture en termes d’emprunts, c’est mal comprendre l’insertion de ce système éducatif multilingue dans la vie locale : l’université américaine de Beyrouth n’est pas qu’un agent de la puissance anglaise et protestante au Liban, c’est aussi une université libanaise, et l’une des meilleures. Ayant été formés dans des universités où l’on enseignait en turc, en anglais ou en français, voire en russe, ces hommes sont naturellement des médiateurs et la culture qui s’élabore ici et là (au pays comme à l’étranger) est une appropriation, une adaptation, voire une re-création.

La question linguistique, soulevée par Dominique Avon à propos de la traduction d’un terme, se pose bien sûr, mais elle se pose à destination des autres (le lectorat, l’audience), pour rendre possible l’action publique, pour construire du commun au-delà de leur monde. Quant au procédé de la traduction lui-même, on peut difficilement l’assimiler à un emprunt : elle vise un objectif contraire, faire entrer les mots dans sa propre langue. En effet, les Académies de langue arabe de l’époque traduisent, mais elles le font pour vulgariser, comme elles rendent accessibles les classiques de la littérature arabe. Entre eux, pour eux, les intellectuels ne traduisent pas. Ils s’approprient les textes, les idées et les œuvres dans la langue. Comme j’ai essayé de le montrer, ils vont voir ailleurs, ils racontent cet ailleurs. En cela, les intellectuels arabes sont des intellectuels – de pays dominés – comme les autres [3].

Les intellectuels, un « petit monde transnational »

Si la question de l’emprunt est peu pertinente pour l’étude de la sociabilité des intellectuels, c’est aussi parce qu’elle empêche de saisir la mobilité de ces hommes – et dans une moindre mesure, des femmes – ainsi que le monde minuscule qu’ils constituent en diaspora. Dans la circulation des idées et des hommes se forge un monde commun, nourri des références qui sont celles de l’intelligentsia de l’époque, une intelligentsia européenne, mais aussi américaine, japonaise, russe puis soviétique.

Oui, la condescendance pour leur « public » est l’une des choses que partagent ces intellectuels, avec leur « endogamie », leur système de référence, et leurs anathèmes. Simplement, par leur formation, ces hommes sont souvent plus éloignés du système de référence de leurs compatriotes que ne le sont par exemple des intellectuels français passés par l’école de la république. Faire une histoire des intellectuels, c’est accepter l’ambiguïté de cette position qui est à la fois en surplomb et entre les mondes. C’est tout l’enjeu, me semble-t-il, de s’attacher à mettre ces hommes et ces femmes en situation. Ce sont ces situations que ce travail m’a permis d’éclairer et de décrire.

En guise de conclusion

par Dominique Avon

La réponse de Leyla Dakhli est surprenante. Je ne sais ce qu’elle entend par « historien occidental » et, pas davantage, ce que serait un historien qui ne chercherait pas à « restituer, dans sa langue et avec les outils des sciences humaines, un monde [qu’il] a perçu à travers les sources ». Nous avons deux points d’accord : les intellectuels arabes qu’elle a étudiés participent de la construction d’un « petit monde » international qui les situe, en partie, dans une sphère particulière. Ces mêmes intellectuels s’approprient, diffusent, adaptent et, d’une certaine manière, créent aussi des notions qui n’étaient pas en usage dans leur univers culturel un siècle plus tôt.

Cependant, nous sommes en désaccord sur la possibilité d’envisager une réelle « histoire des idées ». Contrairement à ce qu’écrit Leyla Dakhli, les idées de Hobbes, Hume, Voltaire, Darwin, et jusqu’au personnalisme d’Emmanuel Mounier, sont traduites et débattues en langue arabe depuis la fin du XIXe siècle (pour les premières). Comment restituer la manière dont, dans les milieux ici étudiés, sont pensés le « pacte » libanais de 1943, la fusion du parti de la renaissance arabe et du parti socialiste syrien donnant naissance – la même année – au parti Baas et, deux ans plus tard, le pacte de la Ligue des Etats arabes ? Par ailleurs, le rôle des Académies de langue arabe ne se réduit pas à ce que pense Leyla Dakhli, comme l’a montré le travail de Rached Hamzaoui il y a plus de trente ans. J’ai moi-même étudié le cas d’Anastase-Marie de Saint-Elie, seul intellectuel arabe à figurer dans deux Académies (Bagdad et le Caire) durant la période envisagée.

Notre rôle d’historien consiste aussi à expliquer pourquoi et comment une notion comme celle de « liberté de conscience » émerge (sans doute à la fin du XIXe siècle, les sondages effectués ne permettent pas d’en dire davantage), alors que celle de « liberté de conviction » existe depuis longtemps en langue arabe. On aurait tort d’être mal à l’aise avec le concept de « modernité ». Nous pouvons, comme historiens, envisager cette catégorie dans le temps en neutralisant tout jugement, comme j’ai tenté de le montrer dans Les Religions monothéistes (années 1880-années 2000) (Ellipses, 2009). Cela permettrait de recourir, sans complexe et en lui donnant toute sa place, à la notion d’« emprunt » aux idées venues de l’Europe et des Etats-Unis d’une part et, d’autre part, de prendre davantage en compte la dimension centrale de l’islam (y compris pour les chrétiens arabes).

par Dominique Avon, le 26 octobre 2009

Pour citer cet article :

Dominique Avon, « Naissance de l’intellectuel arabe », La Vie des idées , 26 octobre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Naissance-de-l-intellectuel-arabe

Nota bene :

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Notes

[1Anne-Laure DUPONT, Ğurğî Zaydân (1861-1914), écrivain réformiste et témoin de la Renaissance arabe, Damas, Institut français du Proche-Orient, avec le concours du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (Université de Nice), 2006, 760 p.

[2Si le «  Bilâd al-Shâm  » dont je traite n’inclut pas Jérusalem, c’est parce que cette ville ne représente pas à l’époque un véritable pôle d’attraction intellectuelle, même s’il s’y trouve une vie intellectuelle et culturelle.

[3Je me permets de renvoyer aux observations de Richard Jacquemond sur la traduction vers l’arabe in “Les flux de traduction entre le français et l’arabe depuis les années 1980 : un reflet des relations culturelles”, in Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Editions, p. 347-369.

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