« Qu’ont en commun les intermittents de la restauration et du spectacle, les saisonniers de l’agriculture, des stations de ski et balnéaires, ou encore les intérimaires du bâtiment et de la logistique ? » C’est la question que pose Nicolas Roux dans son ouvrage, La précarité durable. Ces professions, différentes à bien des égards, se retrouvent autour d’une caractéristique particulière, la discontinuité de l’emploi. Il revient alors aux individus d’en « assurer la continuité » sur le long terme, de rendre « soutenable » la précarité. L’ouvrage montre comment, dans ce travail, la contrainte et la nécessité se mêlent à la satisfaction et l’acceptation : les précaires sont contraint·es de l’être, et peuvent (inégalement) s’en accommoder.
Cette réflexion est d’autant plus importante que le constat d’une précarité généralisée, ou en voie de généralisation est fréquemment relayé dans la presse et au sein de l’espace public, des ouvriers et ouvrières temporaires aux « intellectuel·les précaires », en passant par les « travailleur·ses des applis », les stagiaires et les étudiant·es. La place croissante des métiers de service, des horaires non-standards et des rythmes de travail effrénés, concomitante de la multiplication des formes d’emplois atypiques (développement des contrats à durée déterminée, de l’intérim…), fait émerger de nouvelles formes d’emploi précaire dans le temps long. Face à ces transformations, Nicolas Roux nous invite à penser la précarité non pas comme « aux marges » du salariat, ni comme une période transitoire qui mènerait vers la stabilité – à savoir, un CDI –, mais comme une réalité « durable », dans laquelle les individus – et différents individus – s’installent.
À partir d’une enquête biographique et longitudinale, cet ouvrage fait état de la façon dont la précarité durable peut être rendue soutenable. Il pose ainsi la question de « comment tenir et vieillir en emploi discontinu » (p. 27), et met en avant la façon dont les individus peuvent se satisfaire de conditions de travail et de vie précaires, dans leur quotidien et dans leur discours.
L’espace social de la précarité
L’une des originalités de cet ouvrage réside dans son approche comparative, qui laisse à voir les différents visages de la précarité durable au sein de deux « pôles historiques » qui la composent, l’agriculture et le spectacle (p. 20). L’auteur a conduit deux séries d’entretiens, la première en 2011 et la seconde en 2014, auprès de deux populations : 34 entretiens ont été réalisés avec des artistes d’Île-de-France et 26 avec des saisonnier·ères agricoles du Languedoc-Roussillon travaillant dans la viticulture et le maraîchage. Le premier chapitre entend restituer « la vie ordinaire » des saisonnier·ères agricoles, prise « entre résignation et préférence » (p. 47). Il prend le contrepied de deux images : l’une, « bohème », qui dépeint les saisonnier·ères comme des travailleur·es jeunes et mobiles au mode de vie festif et décalé ; l’autre, centrée sur les ouvrier·ères agricoles en situation de pauvreté et de dépendance. L’auteur retrace au contraire le vécu et le parcours de plusieurs enquêté·es qui s’ajustent à et s’accommodent de leur précarité sur le temps long. Le second chapitre porte quant à lui sur les artistes intermittent·es du spectacle, figures « d’intellectuel·les précaires » qui oscillent entre des milieux sociaux d’origine pour la plupart privilégiés (plusieurs enquêté·es ont un père cadre par exemple) et des conditions de vie précaires, les rendant parfois dépendant·es de leurs familles ou conjoint·es. L’auteur montre que, pour les saisonnier·ères agricoles comme pour les intermittent·es du spectacle, la précarité n’est pas ressentie de la même façon, ni ne prend les mêmes formes, en fonction des ressources dont chacun·e dispose par ailleurs. Celle-ci est d’autant plus « soutenable » (au sens de ce qui peut être enduré) que les corps sont jeunes, les perspectives de reconversion possible et que l’on dispose d’un soutien financier de la part d’un·e conjoint·e ou de sa famille.
Malgré ces logiques similaires dans le contour des expériences de précarité durable, rendant leur comparaison féconde, ces deux populations sont très différentes socialement. Là où les enquêté·es présentent leur activité de saisonnier·ère agricole comme un choix « par défaut », du fait de l’absence de diplôme ou d’un filet de sécurité financier (ce qui ne les empêche pas de s’en satisfaire de certaines manières, nous y reviendrons), les artistes vivent la précarité par « vocation », et comme en contradiction, parfois, avec leur origine sociale « bourgeoise ». La nécessité des un·es et la passion des autres participent de forger des trajectoires de précarité différentes. En plus de différences entre ces groupes, l’ouvrage met en avant des différences au sein des groupes d’enquêté·es saisonnier·ères d’une part, et d’enquêté·es artistes d’autre part. Certain·es peuvent être confrontés à une « insoutenabilité de conditions », à savoir, être « contraint·es d’arrêter (…) de travailler dans un emploi ou un secteur donné, après que leur santé a été affectée (…) ou que leur mode de vie a été fragilisé » (p. 117), là où d’autres exerçant la même activité ne le sont pas. Charlotte et Isabelle, deux sœurs (filles d’un père plombier et d’une mère vendeuse), ont toutes deux été saisonnières agricoles avant d’accepter un CDI en tant qu’ouvrières agricoles. Mais tandis qu’Isabelle accepte d’emblée ce CDI, et continue de « l’accepter » (soit, de s’en accommoder) au fil de l’enquête (elle renégocie son contrat pour y inclure des heures comme vendeuse), Charlotte refuse dans un premier temps son CDI, puis, une fois en CDI, est mise en arrêt maladie pour dépression après de nombreux problèmes de santé et de harcèlement. La situation de Charlotte est devenue pour elle « insoutenable ». D’autres connaissent une « insoutenabilité de positions », « [renvoyant] à un travail qui ne répond pas aux attentes d’un individu, ou à la difficulté ou à l’impossibilité d’accomplir les espérances placées dans une ‘carrière’ ou une ‘vocation’ ». La précarité peut évoluer différemment selon les individus, et au fil de leurs trajectoires.
Autonomie et satisfaction dans la discontinuité ?
L’une des principales difficultés à étudier des populations (durablement) précaires consiste à tenir ensemble deux éléments a priori contradictoires : d’une part, les contraintes lourdes du quotidien (tant au niveau de la rémunération que de l’incertitude, et dans certains cas, des conditions de travail), d’autre part, les discours plus ou moins satisfaits des individus vis-à-vis de celles-ci. L’ouvrage y parvient sans tomber ni dans un misérabilisme qui invaliderait ce que les enquêté·es reconnaissent comme leur vécu, ni dans un enchantement de leurs conditions de travail (et parfois, de vie) difficiles. Il montre comment les individus se dégagent de l’autonomie et trouvent des satisfactions dans leurs situations contraintes. Pour les saisonnier-ères agricoles, l’autonomie prend la forme d’une « autonomie par rapport au travail » : celle-ci réside dans la mise à distance du travail permise (ou imposée) par la discontinuité de l’emploi et le rythme saisonnier, laissant potentiellement davantage de temps pour le hors-travail (rémunéré) qui apparaît pour beaucoup d’enquêté·es comme une source de satisfaction. Plutôt que le contenu même de l’activité, les enquêté·es peuvent valoriser le fait de travailler dehors, la « bonne ambiance », leur vie de village, tout en reconnaissant exercer leur activité « par obligation » (p. 53). Cette autonomie n’est pas dénuée d’ambiguïté : bien que « détaché·es » du travail, les saisonnier·ères agricoles sont le plus souvent dépendant·es du salaire que leur apporte leur activité, et ne disposent que de très peu de marges de manœuvre sur l’organisation de celle-ci (quand travailler, quand ne pas travailler…).
Les artistes disposent quant à eux, dans les termes de l’auteur, d’une « autonomie dans le travail ». Contrairement au rapport distancié des saisonnier·ères agricoles au travail, les artistes y montrent un engagement total, et y recherchent épanouissement et accomplissement. La recherche d’autonomie consiste pour eux en une recherche de « liberté », qui se fait dans l’activité même. Celle-ci doit alors être préservée des autres temps (domestiques, parentaux) du quotidien. Mais non moins ambiguë, l’autonomie des artistes est concomitante d’un effacement des frontières entre travail et hors-travail, où toute activité de loisir (regarder un film, aller voir une pièce de théâtre) peut être perçue comme une activité de travail, et où la place qu’occupe le travail rémunéré peut alors être perçue – de l’extérieur du moins – comme aliénante. Cette « autonomie dans le travail » peut notamment être entretenue par une dépendance financière vis-à-vis de la famille ou du ou de la conjointe, qui peut paraître sclérosante même si sécurisante.
Précarité de femmes, précarité d’hommes
L’approche qualitative adoptée dans l’ouvrage n’aboutit pas à des conclusions sur l’ensemble des précaires, mais donne à voir des similarités et des contrastes dans la façon dont les dynamiques et trajectoires dans la précarité sont structurées par des normes sociales – entre autres, de classe et de genre. Ainsi, « l’autonomie par rapport au travail » des femmes n’est pas celle des hommes. Leur rapport au travail rémunéré est façonné par leur investissement dans et leur assignation à la sphère domestique. Laura et Maria, deux sœurs saisonnières agricoles originaires d’Espagne, rappellent à quel point leur emploi discontinu leur permet d’accorder la priorité à leur vie familiale et leur identité de mère et d’épouse, ce qui est présenté « comme une évidence et une préférence » (p. 56). Dans le même temps, elles attendent de leurs maris qu’ils aient un « goût du travail », et reconnaissent que « ça arrange pour les gosses » (p. 62). Pour cette raison, Maria pense que son mari ne « voudra jamais » qu’elle ait un CDI.
La division genrée du travail ne semble pas se présenter de la même manière parmi les couples d’artistes intermittent·es. Marie et Michaël incarnent ainsi une norme de « travailleur idéal » qui ne serait pas distrait par les préoccupations familiales et domestiques et serait entièrement dévoué à son activité rémunérée. Tous·tes deux cherchent à « ne rien rétrograder ». Cet exemple incarne une idéologie plus égalitaire en termes de genre, souvent associée aux plus diplômé·es [1], et conduit à se demander si les propos égalitaires tenus par les membres du couple s’accompagnent toujours de pratiques égalitaires. En outre, une idéologie égalitaire ne semble pas (toujours) se traduire par une répartition du travail plus égalitaire au sein des couples de sexe différent, comme ont notamment pu le montrer des études sur la répartition du travail domestique pendant les confinements liés à la crise sanitaire de Covid-19 [2]. Les couples de classes supérieures sont notamment plus susceptibles d’être libres d’agencer leur emploi du temps comme ils l’entendent, et de « choisir » une répartition inégale du travail domestique, face aux injonctions contradictoires qui incombent aux femmes de classes supérieures (entre une « travailleuse idéale » et une mère de famille investie) [3]. Il pourrait être intéressant d’interroger davantage encore la façon dont le genre se « fait » dans les arrangements quotidiens des artistes intermittent·es, ces arrangements pouvant alors révéler des inégalités face à « l’engagement total et naturel » (p. 72) dont ils et elles font preuve.
L’étude approfondie de la division du travail au sein des couples artistes serait d’autant plus intéressante que des inégalités de parcours entre hommes et femmes intermittent-es sont très bien mises en avant dans l’ouvrage, à travers l’exemple des « matermittentes ». Les « matermittentes » sont un collectif réuni face à l’impossibilité pour les mères intermittentes de prétendre à un congé maternité indemnisé, et leur exposition à la rupture partielle ou totale de leurs droits sociaux pendant la grossesse. La maternité peut ainsi fragiliser considérablement leur situation et leur trajectoire. C’est le cas pour Béatrice, 32 ans, qui dit avoir mis deux ans à retrouver une situation stable après la naissance de son enfant. C’est notamment grâce au soutien financier familial dont elle bénéficie que sa situation reste « soutenable », ce qui rend visible l’intersection de la classe et du genre dans le contour des conditions de soutenabilité de la précarité.
Cet ouvrage permet ainsi de rendre compte à la fois de la diversité de et des similarités entre les expériences de précarité durable, et la complexité des rapports sociaux qui les structurent. Des saisonnier·ères agricoles aux artistes intermittent·es du spectacle, la précarité n’est pas soutenable pour tous·tes, ou pas de la même façon. L’enquête montre comment, au quotidien et au cours de leur vie, les individus s’accommodent et trouvent des formes de satisfaction dans le travail ou en dehors qui leur permettent de faire avec les contraintes de la précarité sur le temps long ; ou au contraire, comment certaines conditions (matérielles, physiques) ou positions (vis-à-vis du travail et des attentes que l’on peut en avoir) rendent cette précarité insoutenable. En creux, elle interroge les conséquences politiques de ces processus, et permet d’éclairer la démobilisation politique des classes populaires, par opposition à la visibilité médiatique des artistes intermittent·es, frange dominée des classes dominantes. Comme le rappelle l’auteur, la crise sanitaire liée au Covid-19 a récemment révélé ces inégalités face à la reconnaissance de la précarité des un·es et des autres : tandis que les intermittent·es du spectacle ont été collectivement mobilisé·es – et entendu·es – autour de la problématique de l’assurance chômage ou des aides financières, des salarié·es agricoles ont connu des conditions de vie parfois insalubres sans que celles-ci ne donnent lieu à des revendications ou ne soient médiatisées.
Nicolas Roux, La précarité durable, Paris, Puf, 2022, 224 p., 16 €.