Mégalopole d’un million d’habitants, la capitale de l’Empire abritait une « plèbe » diversifiée dont le rôle politique était important. Ses émotions avaient pour lieux les fêtes de quartier, les théâtres et le Grand Cirque.
Mégalopole d’un million d’habitants, la capitale de l’Empire abritait une « plèbe » diversifiée dont le rôle politique était important. Ses émotions avaient pour lieux les fêtes de quartier, les théâtres et le Grand Cirque.
Dans l’avant-propos, Nicolas Tran indique que son livre s’inscrit en contrepoint d’une conception de l’histoire encore vivace tout récemment et réduite aux personnages célèbres. Au contraire, il déclare vouloir donner le premier rôle, non plus aux classes dirigeantes, mais aux habitants « ordinaires » de la capitale impériale à l’époque où elle est le mieux documentée par les différents types de sources, du début du Ier siècle av. J.-C. à la fin du IIe siècle apr. J.-C.
L’auteur se propose de présenter, « au-delà d’un cercle académique restreint », la synthèse de recherches effectuées ces dernières décennies sur la plèbe par différents spécialistes, notamment J. Andreau, C. Virlouvet, C. Courrier et lui-même.
La première des quatre parties, qui totalisent douze chapitres, « La ville de la plèbe », vise à présenter le cadre non seulement historique, mais aussi topographique et démographique que constituait la capitale de l’Empire, l’une des mégalopoles les plus peuplées de l’ère préindustrielle. À côté des monuments érigés par les dirigeants, elle était l’espace où s’enracinaient les conditions matérielles d’existence et les différentes activités de ces habitants qui formaient la plèbe, par opposition à l’aristocratie (laquelle rassemblait les chevaliers et les sénateurs romains).
Rome est née sur la rive gauche du Tibre, sur un site de plus de sept collines d’une soixantaine de mètres d’altitude, disposées en arc de cercle autour du Palatin. Sous domination étrusque aux VIIe et VIe siècles av. J.-C., ses 426 hectares furent entourés par une muraille attribuée au roi Servius Tullius, renforcée au IVe siècle, si bien que son tracé de 11 km a perduré comme limite juridique – même si, dès le début du Ier siècle av. J.-C., les zones habitées s’étendaient largement au-delà du rempart. Les institutions de la « libre République » instaurée en 509 consacraient la domination des plus riches.
Est souligné le rapport homothétique entre la conquête progressive du bassin méditerranéen et l’accroissement de la population de l’Vrbs, qui déboucha sur un siècle de guerres civiles. Il ne prit fin qu’avec la mise en place du principat par Auguste, qui se considérait à la fois comme le premier et l’égal de tous les citoyens.
Rome est alors en même temps le caput mundi, la « tête du monde » en latin, et la cosmopolis, la « cité universelle » en grec, atteignant peut-être le million d’habitants, dont plus de 250 000 citoyens adultes avant l’épidémie connue sous le nom de « peste antonine », sous le règne de Marc Aurèle (161-180).
Nicolas Tran souligne le contraste de densité de population et de conditions de vie, entre la ville monumentale et aristocratique (centre et grands jardins) et les quartiers populaires de plus en plus étendus en périphérie, « même si les différents espaces sociaux étaient proches, voire s’enchevêtraient » (p. 41).
Si nombre de logements collectifs construits en opus craticium étaient très vulnérables au feu et si les nuisances abondaient (saleté, bruits, odeurs), une certaine mixité sociale pouvait régner dans les immeubles. Il convient de remettre en cause la vision misérabiliste d’une ville mortifère décrite par les sources littéraires.
Le concept de « plèbe » est parent avec le mot grec plèthos, le « plus grand nombre », la « multitude », à la fois statut juridique de tous les citoyens n’appartenant pas au patriciat (aristocratie héréditaire réputée descendre des premiers sénateurs) et groupe social hétérogène de plusieurs points de vue.
Au cours d’un siècle et demi de tensions, les plébéiens obtinrent la création de leurs propres magistrats annuels, les dix tribuns de la plèbe, incarnant la protection dont pouvait disposer tout citoyen, et les plus fortunés d’entre eux la fin du monopole patricien des magistratures, intégrant ainsi la noblesse sénatoriale de gouvernement. Dès lors, la plèbe était elle-même traversée par des hiérarchies sociales ; son unité et la conscience que les plébéiens en avaient étaient donc relatives et mouvantes (p. 63).
La deuxième partie, « Des citoyens face au pouvoir », souligne le lien intrinsèque entre la plèbe et la ville de Rome. À la différence de ceux qui n’y résidaient pas, les plébéiens vivant dans la capitale pouvaient bénéficier de distributions de blé et exercer leurs droits politiques en participant aux assemblées, les comices, qui votaient les lois et élisaient les magistrats.
Ce rôle a souvent été minimisé par les historiens, qui voient dans les habitants de la Rome antique une population d’assistés, dépolitisée sous la période républicaine comme sous le principat. Or la plèbe de Rome a été un véritable acteur politique s’exprimant au moyen d’« émotions populaires », actions collectives d’intensité variable, des applaudissements ou sifflets aux émeutes sanglantes, les édifices de spectacles (notamment le cirque) devenant à la période impériale le lieu privilégié de l’expression populaire.
Comment le pouvoir a-t-il géré ces émotions et répondu aux attentes et besoins de la plèbe ? Avec la création des cohortes urbaines et prétoriennes, Auguste puis Tibère ont progressivement installé à Rome une force armée pour maintenir l’ordre dans l’Vrbs et réprimer les soulèvements.
La création des frumentationes, distributions à prix réduit puis gratuites de blé aux plébéiens les plus pauvres résidant à Rome, dont le nombre de bénéficiaires devait être fixé à 150 000 par Auguste, n’était pas une opération caritative. Sans dispenser cette plebs frumentaria de travailler, elle visait à mettre à l’abri du besoin les citoyens du peuple-roi, l’approvisionnement des habitants de Rome ayant toujours été une préoccupation des autorités. Sous le principat, la plèbe romaine pouvait aussi bénéficier de largesses occasionnelles lors des célébrations triomphales ou des avènements (congiaires) et de politiques édilitaires (construction de thermes).
En contrepartie, la plèbe de Rome manifestait son adhésion aux détenteurs du pouvoir par une participation plus encadrée que spontanée, lors du retour solennel dans l’Vrbs des magistrats ou des empereurs victorieux ou des funérailles aristocratiques puis impériales. Sous le principat, elle témoignait publiquement de son loyalisme par le culte rendu dans les quartiers aux divinités protectrices des empereurs ou par l’omniprésence des images impériales dans la sphère publique ou privée.
La troisième partie, « Un monde social contrasté », revient sur la diversité des conditions plébéiennes attestée par les textes.
L’auteur souligne les clivages par la richesse entre les miséreux, parfois contraints de se vendre eux-mêmes ou de vendre leurs enfants à des marchands d’esclaves, et l’aisance de la « plèbe moyenne » identifiée par Paul Veyne, mais aussi par la naissance libre entre les ingénus et les affranchis, sous le coup d’interdictions qui ne s’appliquaient toutefois pas à leurs descendants. Ces lignes de clivage ne se recouvrent pas exactement et n’empêchent pas, entre plébéiens ingénus et affranchis, la coexistence et les interactions qui pouvaient aller jusqu’au mariage.
Le poids des migrants, qui faisait de la population de Rome un reflet de l’imperium romanum, explique les différents niveaux d’enracinement et l’existence, au sein de la plèbe de l’Vrbs, autour du noyau dur natif de la plebs frumentaria, de diverses communautés, dont celle des Juifs.
Le travail plébéien dans la Ville est aussi très diversifié : manœuvres journaliers, salariés précaires embauchés dans un secteur ou un autre en fonction des besoins et des saisons, prostitués, vendeurs de rues, mais aussi propriétaires des tabernae spécialisées dans les différents commerces, mais qui n’étaient qu’une facette des échanges économiques. Enfin, au sommet de la plèbe, on trouve les entrepreneurs et les gros négociants.
La mobilité sociale des plébéiens, ascendante ou descendante, pouvait s’accompagner d’une mobilité géographique consistant à quitter Rome.
La dernière partie, « Les sociabilités plébéiennes », étudie les multiples relations qui constituaient la vie sociale des plébéiens : la famille, plus fréquemment de type nucléaire que dans l’aristocratie ou à la campagne, dont l’affection est exaltée dans les inscriptions funéraires, les clientèles des riches, au sein desquelles les relations avec le patron étaient toujours ambivalentes, mais qui permettaient d’intégrer une communauté, les amitiés entre plébéiens fondées sur des affinités ou des dévotions communes.
Les lieux de cette sociabilité sont variés : immeubles d’habitation, tavernes, locaux de réunion des associations professionnelles ou des collèges funéraires, mais aussi espaces publics de convergence populaire comme les édicules du culte des Lares Augustes dans chacun des 265 uici à l’occasion des Compitalia ou des fêtes instituées par Auguste, le Champ-de-Mars, propice à la promenade ou à tous les exercices physiques ou, plus occasionnellement les grands édifices de spectacle comme le plus ancien, le Grand Cirque, qui pouvait accueillir au moins 150 000 spectateurs, c’est-à-dire un habitant sur sept de Rome, les théâtres ou le Colisée construit par les Flaviens.
Dans un dernier chapitre, Nicolas Tran évoque les fêtes populaires à Rome, en particulier, les fêtes plébéiennes inscrites dans le calendrier civique, au sanctuaire d’Anna Perenna, sur la uia Flaminia le 15 mars et à celui de Fors Fortuna, le 24 juin, en aval du Tibre, mais aussi les fêtes publiques où les plébéiens jouaient un rôle, comme les jeux des pêcheurs le 7 juin ou la fête des tibicines six jours plus tard. La plèbe illustrait aussi la présence de l’ensemble du corps civique dans toutes les grandes fêtes auxquelles l’empereur et les nobles se devaient également d’assister.
En conclusion, le concept de plèbe apparaît polysémique, recouvrant des réalités bien diverses. Dominée par le pouvoir, mais dominante car faisant partie du corps civique du peuple-roi, la plèbe de Rome regroupait des catégories sociales différenciées par la naissance, l’origine, la richesse et l’activité. Celles-ci formaient aussi des communautés de voisinage vivant au contact les unes des autres, dans des lieux de vie fréquentés au quotidien ou lors d’événements festifs ou religieux organisés par les autorités.
Ce livre nuancé et riche, qui intéressera tous les passionnés d’histoire, appartient à un courant historiographique nouveau qui a l’indéniable mérite d’aborder l’histoire du monde romain par l’étude des catégories sociales inférieures, à travers l’examen des expériences individuelles documentées par les sources.
par , le 15 février
Michel Molin, « Citoyens de Rome », La Vie des idées , 15 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Nicolas-Tran-La-plebe
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