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Recension Société

Dossier / La culture de la pauvreté

Objections d’une démographe

À propos de : H. Lagrange, Le déni des cultures, Seuil.


par Solène Lardoux , le 11 janvier 2011


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Solène Lardoux, démographe, spécialiste de la famille au Mali, apporte son regard sur la thèse soutenue par Hugues Lagrange dans Le déni des cultures. Elle tempère les analyses d’Hugues Lagrange en s’appuyant sur les données issues de grandes enquêtes.

Recensé : Hugues Lagrange, Le déni des cultures, Paris, Seuil, 2010, 350 p., 20 €.

Dans son ouvrage, Hugues Lagrange cherche à mieux comprendre les sources de tensions dans les cités sensibles en France. L’auteur fait référence à des travaux précédents et aux données qu’il a lui même collectées. Il souligne l’existence d’une culture spécifique qu’il désigne comme une « sous-culture » propre aux immigrants ; celle-ci résulterait de la confrontation d’au moins deux espaces culturels, des pays d’origine des immigrants et de la société française dans son ensemble. L’auteur s’intéresse aux configurations familiales et pose la question : « quelles sont les conditions d’une intégration plus réussie des familles migrantes venues d’Afrique ? » Il assume 1/ que l’origine culturelle et les parcours migratoires sont des déterminants importants des tensions et conflits dans certaines cités de la banlieue parisienne ; 2/ que les rapports entre les sexes, ainsi que l’autorité des hommes dans la famille et dans la communauté, s’expriment différemment parmi les groupes d’immigrants originaires du Maghreb, d’Afrique au Sud du Sahara et de Turquie. Après un résumé des différences familiales que souligne l’auteur entre les groupes, je rappellerai certaines dimensions de changements familiaux contemporains, avant de revenir sur des problèmes méthodologiques posés par le livre.

Dans le but de rendre compte de la diversité culturelle et de mieux guider l’action publique, l’auteur compare les configurations familiales des populations originaires du Maghreb et de celles venant de l’Afrique au Sud du Sahara. Chez les immigrants d’origine nord-africaine, l’auteur constate un affaiblissement des traditions et du patriarcat et une scolarisation croissante. En revanche, chez les immigrants venant de l’Afrique sub-saharienne, le processus d’intégration parait différent pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce groupe des migrants est beaucoup plus hétérogène au niveau des traditions et comportements dans chaque pays et groupe ethnique. Ensuite, la composition des flux migratoires selon les pays d’origine a changé au cours de l’histoire : plus récemment, ces flux se constitueraient de natifs de pays à tradition familiale patrilinéaire, alors que les plus anciens seraient issus de systèmes de filiation matrilinéaire. Enfin, les immigrants plus récents auraient des taux d’alphabétisation moindre, seraient de confession musulmane, et leurs familles seraient plus nombreuses.

L’auteur caractérise les morphologies familiales africaines (du Sahel principalement) par un système de filiation patrilinéaire, où les aînés masculins exercent l’autorité dominante et créent un système inégalitaire au niveau des sexes ayant des conséquences négatives sur le rôle des femmes et sur la socialisation des enfants. L’auteur reconnaît à quelques reprises l’hétérogénéité de la population immigrante originaire d’Afrique sub-saharienne, mais il ne la traite pas dans son analyse. Par exemple, il mentionne l’existence de groupes ethniques de l’Afrique de l’Ouest pratiquant le matriarcat mais ne justifie pas pourquoi les relations d’autorité seraient plus diffuses. Ou encore de manière plus frappante, il décrit la polygamie comme un des indicateurs de la domination des mâles au Mali, Mauritanie et Sénégal et tente d’expliquer le phénomène en fonction de son argument, mais il ne cite pas les raisons démographiques, économiques et sociales qui expliquent le maintien de ce type d’union inégalitaire où un homme a plusieurs épouses ; il semble le restreindre à une pratique traditionnelle immuable. Par exemple, les pourcentages de femmes mariées de 15-49 ans en union polygame diffèrent entre le Mali (44 % en 1995 et 40 % en 2006, selon les Enquêtes démographiques et de santé), le Sénégal (46 % en 1997 et 40 % en 2005) et la Mauritanie, où le pourcentage est beaucoup plus faible (12 % en 2001) ; des contrastes existent entre milieux urbain et rural et groupes ethniques. Au Mali et au Sénégal, le maintien de cette pratique s’explique par le mariage quasi universel, le veuvage des femmes et leur remariage à un polygame. En ville, certaines co-épouses peuvent ne pas co-résider et se permettre de vivre dans un logement séparé en contribuant aux frais. En milieu rural, des populations devenues sédentaires, comme les Maures au Nord du Mali ont adopté la polygamie assez récemment (Le Mariage au Mali, Lardoux 2009). D’autres changements matrimoniaux sont observés au Sénégal par exemple (Mariage et Divorce à Dakar, Dial 2008) où les unions avant le mariage sont de plus en plus pratiquées, l’âge au mariage des femmes est plus tardif dans la capitale, l’instabilité des unions grandit et le statut des femmes progresse, en lien avec la notion d’empowerment (en-capacité) que l’auteur décrit et pour laquelle il aurait pu faire référence aux travaux de la démographe Thérèse Locoh (2007). Ainsi, dans les sociétés patriarcales, de nombreuses mutations sont en cours et les caractéristiques des changements sociaux, notamment sur le plan des relations intergénérationnelles et de genre, devraient baisser fortement le pouvoir explicatif de cette variable dans les sources de tensions des banlieues parisiennes qu’il décrit.

Il est regrettable qu’une attention plus grande n’ait pas été portée par l’auteur à la précision et à l’intégralité des sources car les quelques failles qu’il est possible de repérer de ce côté éveillent le doute sur la rigueur de son travail. Par exemple, l’auteur présente les taux de fécondité de plusieurs pays africains afin de souligner les niveaux élevés et constants au Mali et au Sénégal. Cependant les citations des sources sont incomplètes : il fait référence aux Enquêtes mondiales de fécondité (EMF) conduites jusqu’en 1980, mais oublie les Enquêtes démographiques et de santé qui sont aujourd’hui les sources principales d’information sur la fécondité. Pourquoi ne présente-t-il pas, pour appuyer son argument, un tableau décrivant les taux de fécondité des immigrants en provenance de ces pays d’origine ainsi que la taille des ménages ? De plus, l’auteur n’utilise pas de modèle pour une analyse objective qui respecte la condition « toutes choses étant égales par ailleurs », quand il déclare s’intéresser aux formes familiales selon la taille des ménages, aux formes du mariage (« plus ou moins marquées par l’endogamie et l’empreinte familiale »), la fréquence des unions mixtes, les niveaux d’alphabétisation et de scolarisation, la baisse des mariages préférentiels, le renforcement de la vie en couple hors mariage, et la baisse du taux de fécondité au fil des générations depuis l’arrivée en France.

Le concept de « sous-culture » propre à tous les immigrants, que l’auteur décrit dans le texte et en annexe, est intéressant et pourrait être utilisé pour la compréhension des processus sociaux à l’œuvre, telles que les raisons et les contraintes de la migration avant et depuis l’arrivée, et les processus de ségrégation spatiale dans lesquels évoluent les immigrants. Cependant l’auteur n’analyse pas les dynamiques de formation des identités des immigrants. Au contraire il choisit une définition réductrice de l’origine culturelle, la décrit comme unique et figée, voire traditionnelle, dans le temps et l’espace alors que les migrants internationaux ou nationaux, entre campagnes et villes, mettent en place de nombreuses stratégies d’adaptation. Celles-ci se traduisent par des combinaisons d’influence liées aux origines mais aussi aux contraintes sociales, économiques, politiques et démographiques liées aux caractéristiques de la société d’accueil. L’auteur cite l’enquête TeO (Trajectoires et Origines), représentative au niveau national et menée en 2008-09 par l’INED et l’INSEE, mais il n’étudie pas les processus d’intégration par une analyse biographique des trajectoires scolaires, professionnelles, résidentielles, matrimoniales ou de santé des jeunes garçons et filles, et de leurs pères et mères immigrants. Par exemple, un plus grand accès des femmes immigrantes d’origine sub-saharienne au marché du travail ne diminuerait-il pas l’importance du rôle de l’organisation patriarcale chez certains immigrants ? Enfin, l’auteur peine à démontrer sa thèse pour deux raisons principales. Tout d’abord, la mesure du nombre d’infractions selon l’origine des individus parait peu fiable car les personnes d’origine sub-Saharienne sont celles qui subissent le plus de contrôles de police et un moins bon traitement que celles d’autres origines ; ainsi les biais de causalité inverse, d’endogénéité et de non représentativité de l’échantillon limitent fortement son propos. La deuxième raison est que l’auteur n’utilise pas un modèle prenant en compte les trajectoires citées plus haut et omet de montrer pourquoi les individus d’origine africaine (hors Maghreb), quelles que soient leurs caractéristiques, rencontrent le plus de difficultés dans les étapes menant à une meilleure intégration (trouver un emploi, un logement, accès aux services et à l’information en santé) en comparaison aux immigrants d’autres origines.

En conclusion, soulignons que l’auteur a le mérite de vouloir porter une attention particulière aux caractéristiques familiales des immigrants et à la formation d’une sous-culture par interaction des normes et valeurs du pays d’origine et du pays d’accueil. Il est dommage que le titre de l’ouvrage n’évoque pas mieux la nouvelle culture que les immigrants développent au rythme et étapes de leur processus d’adaptation à la société d’accueil. Une grande limite de l’étude est l’absence de distinction entre les immigrants nés à l’étranger et ceux nés en France. Or des recherches passées (comme celles de Maryse Potvin, Michèle Vatz-Lararoussi et Monica Boyd au Canada) ont montré combien il est important d’observer ces deux groupes séparément par rapport au reste de la population car leurs caractéristiques socio-économiques et leurs parcours de vie sont très différents.

Lire aussi, à propos de H. Lagrange, Le déni des cultures, Seuil :

Michel Kokoreff, « Quartiers et différences culturelles », La Vie des idées, 11 janvier 2011.

par Solène Lardoux, le 11 janvier 2011

Aller plus loin

Références :

 Dial F. B. 2008 : Mariage et Divorce à Dakar : Itinéraires féminins, Karthala-CREPOS, Hommes et sociétés, 197 p.

 Lardoux S. 2009 : Le Mariage au Mali : Témoignages, L’Harmattan, Etudes Africaines, 187 p.

 Locoh T. 2007 : Genre et sociétés en Afrique : implications pour le développement, Les cahiers de l’Ined, N°160, 432 p.

Pour citer cet article :

Solène Lardoux, « Objections d’une démographe », La Vie des idées , 11 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Objections-d-une-demographe

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