Tout en affirmant la liberté des malades et la nécessité d’une conception non discriminante de la pathologie, la psychiatrie ne s’est pas pour autant émancipée de toute forme de contrainte et de normalisation.
Tout en affirmant la liberté des malades et la nécessité d’une conception non discriminante de la pathologie, la psychiatrie ne s’est pas pour autant émancipée de toute forme de contrainte et de normalisation.
La psychiatrie suscite souvent un intérêt qui va bien au-delà des psychiatres et de leurs patients. On n’hésite pas, aujourd’hui, à éditer et à lire les témoignages de patients, les échanges épistolaires de psychiatres, ou encore à donner à voir les aspects apparemment les plus triviaux et les plus quotidiens de la psychiatrie [1]. C’est peut-être parce que la souffrance psychique paraît toucher en totalité les personnes qu’elle atteint, et provoque ainsi un intérêt pour tous ses aspects. C’est sans doute aussi parce que les techniques médicales y rencontrent toujours des valeurs sociales par rapport auxquelles elles doivent se positionner, et souvent, entrer en débat. Quand et pourquoi priver de liberté ou de responsabilité pénale ? Quel type de guérison, pour quelle vie sociale et professionnelle, convient-il de rechercher avec les personnes considérées comme malades mentales ? [2]
Or, une triple transformation est actuellement à l’œuvre dans la psychiatrie contemporaine qui modifie considérablement les repères par lesquels les psychiatres, mais aussi les malades, leurs proches, les institutions judiciaires ou d’assistance sociale, conçoivent la nature des souffrances psychiques et leurs remèdes. Ces transformations tiennent : à l’usage de l’idée de handicap et non plus de maladie pour définir ces souffrances, à une modification d’ensemble de l’organisation institutionnelle des soins qui y change la place des hôpitaux et de la technicité médicale, enfin à une volonté de redéfinition des pathologies mentales par une psychiatrie dite de « précision » fondée sur des marqueurs biologiques, qui permettrait d’agir de manière plus efficace et plus précoce.
Ces trois transformations – de l’idée même de ce qu’est un trouble psychique, des dispositifs de soin et de la psychiatrie comme science – peuvent sembler très techniques et spécialisées. Elles ont en réalité des effets massifs et concrets, par lesquels elles s’établissent d’ailleurs en partie, en changeant progressivement notre rapport général aux personnes atteintes de troubles psychiques : en jouant sur la liberté et la responsabilisation des patients, sur leur suivi et leur contrôle, sur les rapports entre efficacité des traitements et prévention.
Préciser un peu plus ce qu’il en est, comme on va le faire ici, permet d’abord de présenter la multiplicité des problèmes qui se posent aujourd’hui en psychiatrie. On aurait tort toutefois de croire que ces problèmes sont disparates, ou qu’ils sont au fond toujours restés les mêmes. Ils correspondent en réalité à une profonde redéfinition d’ensemble de ce que sont les pathologies mentales et leurs conséquences, individuelles ou sociales. C’est conjointement que ces pathologies sont actuellement rapportées au cerveau et à la biologie, à des performances et à des possibilités de fonctionnement des malades, à la liberté des malades dans les cadres ordinaires de la vie quotidienne. Il faut appréhender cette configuration nouvelle des rapports à la souffrance psychique, qui se fait non pas à partir d’un plan d’ensemble ou d’un principe directeur, mais plutôt au fil des usages, des désirs et des ambitions, afin d’en apprécier les avantages et les dangers, pour tout un chacun.
La reconnaissance et l’institutionnalisation de la notion de handicap psychique dans la dernière loi organique française sur le handicap de 2005 est le changement dont les incidences sont les plus importantes et structurelles [3]. Il a été défendu par les malades et certaines associations plus que par les psychiatres, et fait s’appliquer en psychiatrie les schémas médicaux et médico-sociaux propres aux analyses en termes de handicaps. Le principe en est de distinguer ce qui relève d’une maladie (par exemple, la schizophrénie) et ce qui relève des conséquences de cette maladie (par exemple, une moindre capacité de travail en entreprise). Ces conséquences constituent le handicap psychique proprement dit.
Sur cette base, le traitement des pathologies psychiques se dédouble suivant la division faite entre ce qui touche à la maladie et ce qui touche au handicap. Il y a d’une part un soin médical qui relève de l’affection longue durée (ALD) et de la Sécurité Sociale, et d’autre part un soin médico-social du handicap, dont s’occupent les Maisons Départementales pour les Personnes Handicapées (MDPH) et les Caisses d’Allocation Familiales (CAF). Les personnes reconnues handicapées psychiques ont notamment droit à des pensions d’invalidité et entrent dans un rapport particulier avec le marché du travail, censé leur permettre de trouver plus facilement un emploi (par l’exonération des charges pour l’employeur ou le recours au travail dit protégé).
Ces deux premières différenciations, des maladies et des handicaps, des interventions médicales et sociales, ont pour corrélat une troisième distinction, cette fois entre la personne atteinte par une pathologie et sa pathologie proprement dite. En tant que l’on définit le plus précisément possible ce qu’est la maladie des personnes afin d’en saisir les conséquences spécifiques, on peut également considérer les personnes indépendamment de tout ce qui les affecte négativement. Elles valent, existent et agissent en dehors de leur maladie et de ses conséquences.
Au lieu de confondre malades et maladies, au risque de faire des pathologies psychiques des totalités confuses et difficiles à comprendre, les malades et leurs pathologies sont de la sorte distingués, comme c’est le cas la plupart du temps pour les maladies somatiques (telles que les fractures, les grippes ou l’insuffisance rénale). On cherche à s’occuper des maladies mentales sans lier celles-ci à l’entièreté de la personnalité ou des ressources subjectives des malades. Tout comme on peut souffrir de certains effets d’une maladie qui ne sont pas directement liés à cette maladie, par exemple, d’un rejet social, on peut être atteint d’une maladie psychique et ne pas être totalement pris par les douleurs qu’elle provoque, garder, avec elle ou malgré elle, des capacités, des plaisirs et des libertés [4].
Les personnes atteintes de troubles psychiques sont ainsi irréductibles à leurs troubles et, par conséquent, considérées comme libres, ce qui constitue une transformation radicale de notre rapport à la souffrance psychique et à la « folie ». Par là, premièrement, le modèle du soin psychiatrique en asile semble avoir fait long feu, sauf très rarement, pour certains troubles durant de brèves périodes. S’il s’agit bien d’aider les personnes au quotidien, celles-ci n’ont jamais, en effet, à être totalement prises dans un dispositif médical ou social, quel qu’il soit, puisqu’elles gardent toujours au sein de ces dispositifs une part de liberté. En parallèle des traitements qui sont proposés pour leur maladie, elles peuvent s’essayer à de multiples formes d’activité sociale, qui n’ont pas à leur être imposées comme autant de soins réadaptatifs qui seraient nécessaires à leur rétablissement.
Deuxièmement, la contestation de l’idée selon laquelle la totalité des subjectivités devrait être prise dans les procédés thérapeutiques explique sans doute les vives critiques auxquelles fait actuellement face la psychanalyse et son recul, y compris sous la forme de la psychothérapie institutionnelle [5]. On peut croire que la distinction entre personne et maladie joue en ce sens plus encore que le projet particulier d’adopter en psychiatrie les standards scientifiques de la médecine somatique, ou que la recherche de corrélats cognitifs ou neurologiques aux troubles psychiques, ces ambitions n’étant pas incompatibles avec la psychanalyse [6].
En troisième lieu, il faut souligner les effets à la fois non seulement ambigus, mais aussi révolutionnaires de l’idée de handicap psychique. Si elle permet aux personnes d’affirmer l’inaliénabilité de leur liberté, elle implique simultanément leur responsabilisation, y compris en matière pénale. La folie ne peut plus être tenue comme une cause systématique d’innocence. S’ouvrent par là des demandes et des questions totalement inédites, qui ébranlent l’alternative établie depuis l’Antiquité entre la culpabilité des personnes libres et l’absence de liberté des personnes atteintes de folie [7].
Il ne s’agit pas du seul problème posé par les transformations actuelles de la psychiatrie. En partie à cause de l’adoption de la notion de handicap psychique, mais pas seulement, l’organisation institutionnelle des soins en est également bouleversée, avec des tensions qu’il convient de décrire dans leur spécificité.
Parler d’une désinstitutionnalisation à l’œuvre en ce moment est inexact : il y a une transformation des institutions, qu’il ne faut pas confondre avec les graves effets du manque de moyens et de personnels [8].
Schématiquement, on peut présenter les choses de la façon suivante. Les hôpitaux psychiatriques conçus suivant un modèle asilaire cherchaient à concentrer en un seul lieu les prises en charge médicales et sociales des personnes psychiquement souffrantes. Les institutions actuelles tendent à traiter les aspects médicaux et les aspects sociaux dans des dispositifs distincts, qui ne reposent ni sur les mêmes techniques, ni sur les mêmes intervenants.
Un autre type d’institution de soin a ainsi été élaboré, distinct de celui de la psychiatrie de secteur ou de celui que constituent les multiples établissements médico-sociaux de soins psychologiques, comme les Centres Médicaux Psycho Pédagogiques (CMPP) ou les Services d’Accueil de Jour (SAJ). En effet, la loi de 2005 sur le handicap a également formalisé l’existence de Groupes d’Entraide Mutuelle (GEM).
Leurs attributs et leurs limites juridiques sont complexes [9]. Leur principe est de financer le regroupement de personnes en souffrance psychique qui souhaitent s’assembler de manière autonome dans un lieu non médicalisé, grâce à quoi ces personnes peuvent élaborer par elles-mêmes des soutiens les unes aux autres, échanger sur leurs expériences et mener des activités ensemble. Les GEM n’ont pas de vocation médicale, au sens technique du terme [10]. S’ils peuvent être administrativement rattachés à des structures hospitalières, les psychiatres n’y interviennent pas. Ils n’ont pas été voulus et conçus pour remplacer les hôpitaux psychiatriques, mais pour les compléter – ils n’offrent pas de lits et ne sont pas ouverts la nuit, même s’il leur arrive d’accueillir des personnes sans domicile en journée. Lier la croissance du nombre de GEM à la fermeture des lits d’hôpitaux en psychiatrie serait donc un raccourci qu’il faut se garder de faire, sous peine de passer à côté de points décisifs pour les évolutions de la psychiatrie contemporaine [11].
Non médicalisés, les GEM doivent tirer leur pouvoir thérapeutique des animateurs (souvent deux, parfois formés en tant que travailleurs sociaux), des malades eux-mêmes (qui peuvent décider statutairement des animateurs qui y travaillent), des artistes qui y travaillent, suivant des modalités de rémunération variables [12]. Dans tout cela, joue beaucoup de travail sinon « inestimable », du moins peu ou non payé [13]. Les GEM ont, de la sorte, accompagné la formulation collective de la nouvelle conception de la souffrance psychique, qui ne touche pas les personnes dans la totalité de leur subjectivité ou de leurs capacités, même si elle concerne les personnes dans la totalité de leur existence, dans leur vie quotidienne, en lien avec toutes les formes de précarité contemporaine (financière, administrative, de logement, etc.). Les domaines d’intervention des GEM sont donc multiples. On ne peut les circonscrire a priori, tandis qu’ils sont également susceptibles de correspondre à des besoins aux durées et aux fréquences très variables.
Leur fonctionnement est significatif pour l’ensemble de la psychiatrie, car les GEM sont en train de devenir une pièce essentielle des soins psychiques. Leur nombre a augmenté de 20% en 2019-2020, pour un total de 605 structures. De là, on peut d’abord s’interroger sur les moyens qui leur sont alloués : le montant du financement de l’État prévu pour un GEM est de 75000 euros par an maximum [14]. De même, leur organisation, telle qu’elle est prévue par les textes, peut faire question. Ils n’ont pas pour but ou comme possibilité de s’organiser en réseau [15]. Les moyens restent en conséquence dispersés, les suivis sont difficiles, sinon en s’appuyant sur d’autres réseaux associatifs fonctionnant en arrière-plan [16].
Ces difficultés, de moyens et de statut, ne sont pas que de fait. Elles mènent à deux questions plus systématiques.
La première touche à la technicité que doivent souhaiter et revendiquer les GEM. Si leurs missions statutaires ne sont pas médicales, le caractère très réduit de leurs moyens conduit à s’interroger sur ce qui différencie (ou pas) un accompagnement social d’un soin psychique, et sur ce que ces interventions requièrent comme technicité médicale. Réciproquement, le rôle des hôpitaux, de la psychiatrie et de leur technicité doit aussi être problématisé. La complémentarité des GEM et des hôpitaux ne va pas de soi, pas plus que la pertinence de prises en charge divisées entre, d’un côté, des institutions tournées vers l’assistance quotidienne, et d’un autre côté des institutions aux thérapeutiques techniques et chimiothérapeutiques. L’assistance quotidienne ne nécessite-t-elle pas des techniques élaborées, qu’il faut pouvoir travailler et soutenir ? La psychiatrie ne doit-elle pas se nourrir de l’observation quotidienne des personnes et de leurs pathologies, par un usage varié des médications ?
En tant qu’ils sont attachés à la quotidienneté, il n’est pas étonnant que ce soit du côté des GEM et des réseaux sociaux de soin que, de nombreux problèmes et notions de la psychothérapie institutionnelle d’inspiration psychanalytique soient au travail, et ce malgré la place nouvelle que la liberté des patients a pu prendre et la fin des prises en charge asilaires au long cours. Des questions sont reformulées et des solutions nouvelles sont créées. Les GEM trouvent, tout à fait officiellement, leur modèle dans les clubs thérapeutiques qui furent expérimentés et élaborés dans certains asiles psychiatriques [17]. Les formes possibles de l’accueil inconditionné des personnes en souffrance psychiques y sont aujourd’hui discutées, dans une reprise de la fonction de protection des asiles qu’il s’agit d’actualiser. De même, les dispositifs de pair-aidance, qui cherchent à institutionnaliser les soins que les personnes souffrantes peuvent se donner les unes aux autres reprennent et transforment les questions qui étaient liées au transfert et au contre-transfert dans les cures psychanalytiques et dans la psychothérapie institutionnelle [18].
Un second problème peut être posé ensuite, non plus sur les procédés thérapeutiques, mais sur l’efficacité du réseau comme forme institutionnelle qui serait à privilégier entre les hôpitaux, les GEM et d’autres établissements variés. Ces réseaux sont adossés financièrement, juridiquement et institutionnellement aux schémas institutionnels et soignants. Or, les droits ouverts par la reconnaissance comme handicap des souffrances psychiques ne garantissent pas la possibilité de circuler dans ces réseaux ou d’en sortir, faute de moyens notamment financiers, d’un travail rémunéré ou d’une vie sociale suffisamment étendue. La pauvreté, la discrimination sociale ou à l’embauche ne sont pas résolues par le statut de handicap, symboliquement et matériellement [19].
Cette question est bel et bien médicale, elle touche à l’organisation hospitalière et ne peut être renvoyée à des enjeux plus larges comme ceux de la pauvreté ou de la stigmatisation. En effet, la souffrance psychique est, même pour une seule pathologie identifiée, même atténuée par des traitements chimiques, multiforme, instable et plus ou moins aiguë [20]. Chaque réseau de soin doit ainsi, pour accomplir sa mission, pouvoir comporter des variations et surtout de véritables asiles, pérennes, de jour et de nuit, et inconditionnellement accueillants : si le quotidien et les accueils en journée sont absolument essentiels, ils ne peuvent être les seuls éléments de solution. La quotidienneté comme repère et support ne peut suffire, dans la mesure où le soin psychique n’est pas qu’une question de régularité, mais doit être aussi une protection face à l’imprévisible et une mise en œuvre de moyens singuliers. Des formations spécifiques et des moyens financiers supplémentaires semblent pour cette raison, à nouveau, indispensables, pour les GEM et en plus des GEM – en quoi les questions de fait rejoignent ici les questions de principe.
Il s’agit d’un enjeu central. Les réseaux de soin psychiques actuels modifient les questions liées à la liberté des patients, du point de vue des procédures thérapeutiques comme des accueils institutionnels. La privation de liberté, les soins sans consentement et la contention restent des problèmes très graves. Mais c’est désormais en termes de responsabilisation permanente que le rapport à la liberté se conçoit systématiquement. Le problème actuel et spécifique des réseaux de soin est ainsi celui de leur continuité, de leur unification institutionnelle, et réciproquement de leur capacité à accueillir les variations de parcours jusqu’aux ruptures, tout en permettant aux personnes d’y revenir pour y être à nouveau suivies.
Les recherches de la psychiatrie contemporaine ne sont pas, d’un point de vue scientifique, directement liées aux transformations actuelles des institutions psychiatriques ou à l’extension à la psychiatrie de l’idée de handicap. Elles en confortent cependant certaines tendances, tout en soulevant des difficultés particulières.
L’élaboration d’une psychiatrie dite « de précision » est à l’ordre du jour. Faire de ce projet le pôle général des recherches psychiatriques contemporaines pourrait certes paraître hâtif, étant donné que ce type de projet remonte à dix ans tout au plus [21]. Néanmoins, ces recherches reposent sur des sciences médicales ou psychologiques bien plus anciennes, qui se croisent dans la médecine de précision avec une grande cohérence et qui rejouent ainsi certaines des ambitions les plus ancrées de la psychiatrie, dont celle de reposer sur les mêmes bases que la médecine somatique. Les origines de la « psychiatrie de précision » se trouvent en effet dans la « médecine de précision », dont l’oncologie a été le domaine moteur [22]. Cette idée de la psychiatrie n’est pas réductible à un effet de mode.
À la résumer au plus court, son ambition est celle de toutes les médecines : singulariser au maximum la connaissance du pathologique afin d’y remédier au mieux. Mais cette singularisation est celle des maladies, en vue de leur particularisation sur des bases scientifiques. Comme il est dit dans un récent recueil de philosophie des sciences consacré à la psychiatrie de précision, celle-ci correspond à « l’ensemble des développements scientifiques destinés à améliorer la compréhension et le soin clinique des maladies à partir d’une meilleure prise en compte des spécificités individuelles [23] ». Le cadre général de cette psychiatrie peut ainsi être tracé par une succession d’oppositions : maladie et non malade, science et non pas expérience, spécificité individuelle et non pas singularité, qui renvoient toutes à une opposition entre objectivité et subjectivité, où la psychiatrie de précision vise l’objectivation maximale.
Un examen plus approfondi permet en effet de voir que ce cadre se construit par le croisement de disciplines dont les assises sont mathématiques, biologiques et d’évaluation de caractéristiques fonctionnelles. Il tend à identifier la psychiatrie avec les standards actuels de la médecine somatique (l’Evidence Based Medicine), par l’agencement de spécialités autonomes dont aucune n’est originellement psychiatrique, mais dont le croisement doit permettre de produire un soin psychiatrique fondé sur la science. La psychiatrie de précision repose de la sorte sur quatre grandes lignes directrices, qui se soutiennent mutuellement en rayonnant les unes vers les autres, ce qui fait la force principale de ce projet : une utilisation systématique des calculs statistiques, un appui constant sur des bases de données massives, un ancrage nécessaire dans un substrat biologique et un recours aux sciences cognitives.
Les calculs statistiques garantissent une objectivation scientifique, qui correspond à la mesure d’une réalité psycho-sociobiologique, de régularités normales ou prévisionnelles, et à la mesure de performances pragmatiques, psychiques ou mentales. Les bases de données massives garantissent, pour leur part, la précision statistique par l’atteinte de grands nombres, ainsi que la possibilité de croiser par des codages informatiques des données très hétérogènes, mais potentiellement toutes pertinentes pour l’étude statistique du psychisme (données biologiques, comportementales, familiales, sociales et environnementales, idéalement, la totalité des données existantes). La biologie fournit un substrat objectif du croisement de toutes ces données, dont elle garantit l’unité tout comme la pertinence des différentes mises en relation possibles dans le temps et dans l’espace, non seulement par l’intermédiaire de la génétique ou de la neurologie, mais plus largement par une multiplicité de biomarqueurs [24]. Les sciences cognitives, enfin, permettent à un niveau pratique ou pragmatique la mesure de performances et d’interactions basées, via les neurosciences, sur la neurologie [25].
Modélisation mathématique, moyens techniques pour nourrir les modèles, référents biologiques objectifs et en même temps pragmatiques des sciences cognitives : tout paraît parfaitement assemblé pour saisir la réalité du psychisme grâce à la médecine de précision. Celle-ci semble pouvoir parvenir à une description scientifique des processus psychiques, tels qu’ils se déroulent à l’intersection d’une multitude de facteurs et se donneraient tous à lire, sans exception, dans les corps.
Cette promesse de scientificité soutient les recherches actuelles, bien que des critiques, parfois nombreuses, soient portées à leur encontre, éventuellement par leurs promoteurs eux-mêmes, comme l’absence de résultats ou la fragilité des modèles neurologiques [26]. Mais ce type de critiques pourrait être levé par quelques ajustements des modèles scientifiques sans que ceux-ci soient fondamentalement remis en cause. À s’en tenir à la neurologie, l’utilisation du neurofeedback [27] ou l’intégration de linguistes dans les équipes de neurologie en sont des exemples possibles [28].
Certaines autres difficultés, apparemment banales, pourraient fragiliser bien plus profondément les lignes directrices de la psychiatrie de précision. Le vécu multiforme de la souffrance psychique est la plus importante d’entre elles. Pour quelle raison ? Le projet d’objectivation scientifique des maladies qui est le cœur de la psychiatrie de précision tend à la formulation de définitions strictes du pathologique. Il y a ce qui est maladie et ce qui n’en est pas, en quoi la psychiatrie de précision se base encore sur le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). Mais ces visées d’objectivation aboutissent simultanément à décrire de multiples continuités entre le normal et le pathologique, et amènent à les considérer comme des devenirs progressifs de certains processus. De ce point de vue, le DSM est caduc pour la psychiatrie de précision, puisqu’il propose des catégories nosologiques au lieu de saisir les transformations continues du normal en pathologique [29].
La psychiatrie de précision cherche ainsi à établir des continuités qui sont spatiales (biologiques, familiales, environnementales, etc.) et temporelles. Concernant la distinction du normal et du pathologique, les difficultés que ce continuisme produit sont particulièrement frappantes, et fondamentales : on prétend saisir dans une même analyse les maladies, mais aussi les risques de maladie ou les facteurs de risque de ces maladies, avec, à chaque fois, des corrélations à des interventions thérapeutiques possibles. Cependant, être malade n’est pas identique à risquer d’être malade. On ne peut pas en même temps avoir une maladie et risquer de l’avoir. À moins d’aboutir au bout du compte à une identification entre santé et maladie, à la fois sur un plan subjectif et sur un plan social. De même, on peut se demander où commence le risque, si celui-ci est lié à des processus constituants et réguliers : à partir de quel seuil statistique une possibilité devient-elle un risque ?
Les réflexions épistémologiques, méthodologiques et éthiques ne manquent pas, actuellement, sur ce problème de la distinction entre normal et pathologique [30]. La subjectivité des personnes, leurs plaintes, mais aussi leurs choix y servent généralement de principe de clôture – par exemple, pour définir les moments de la détection des maladies possibles ou en cours, les types de traitements, ou les formes de consentement à des recherches scientifiques.
Passer par la subjectivité des personnes pour définir le pathologique au croisement d’un vécu (indissociablement individuel et social) et de données biomédicales n’est cependant pas du tout un simple ajustement des modèles suivis.
D’une part, parce que, du point de vue des techniques thérapeutiques et de l’épistémologie de la psychiatrie, les anciennes questions des psychothérapies et de la psychanalyse ne peuvent manquer de revenir, alors même qu’on cherche à séparer les malades de leurs maladies. La liberté des personnes est, en effet, alors affirmée non pas malgré la maladie et en dehors d’elle, mais face à la maladie et dans la maladie. La liberté (re)devient une part des maladies elles-mêmes et de leurs devenirs. Elle est réintroduite dans la relation thérapeutique comme une condition de la thérapie elle-même.
D’autre part, parce que cette réintroduction des subjectivités indique que le déclenchement des thérapies, des suivis, d’éventuels dépistages ou préventions, ne peut pas reposer uniquement sur des données objectives. Indispensables, celles-ci ne peuvent être suffisantes pour juger et agir. Le pathologique, ce qu’il suppose de passivité et de souffrance, requiert une qualification négative qui n’est pas un constat, un jugement de valeur qui ne peut être, logiquement, équivalent à une description. Il se définit donc au croisement potentiellement conflictuel des jugements des psychiatres, des malades, de leurs proches et, enfin, des sociétés. Le projet d’une psychiatrie précise ne peut effacer la dimension politique et sociale du soin psychique, qui n’est pas un défaut de celui-ci et qui peut lui donner sa noblesse.
Si les transformations multiples de la psychiatrie contemporaine ne peuvent ni être résumées en une seule caractéristique ni attribuées à un seul facteur, elles convergent toutes vers une question commune, celle du rapport entre la valeur sociale et économique donnée au soin, les manières dont les savoirs et les techniques y agissent, et la signification humaine du pathologique. Cette question, la psychiatrie la partage avec les autres disciplines médicales. Mais elle permet de la formuler avec toutes ses tensions, sans en omettre. En effet, du côté des GEM et des réseaux non médicalisés de soin, la quotidienneté dans laquelle les soins se font va de pair avec des recherches et des expérimentations qui indiquent qu’une volonté de compréhension accompagne toute thérapie, même les plus informelles, et que des financements conséquents sont, pour cette raison, toujours nécessaires.
Inversement, du côté de la psychiatrie de précision, la volonté d’objectivité et d’établissement de vérités scientifiques au sujet des malades ne peut faire l’économie des points de vue sociaux et subjectifs sur la souffrance psychique et ce qu’il convient d’y faire. Aussi précises, techniques et puissantes que puissent être les analyses de la médecine, elles ne peuvent pas s’imposer à partir de leur seule scientificité, qui ne comporte pas, en elle-même, la part de jugement de valeur qui saisit le pathologique, en jauge la gravité et en envisage les devenirs possibles. Il n’y a pas de soin minimal sans science et technique, pas de thérapie non plus sans demandes et acceptations des personnes. Sur ces bases, une des tâches à mener est sans doute de maintenir, voire de rétablir, les liens entre les différents pôles institutionnels, économiques et scientifiques de la psychiatrie.
par , le 20 février
Stéphane Zygart, « Où va la psychiatrie contemporaine ? », La Vie des idées , 20 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Ou-va-la-psychiatrie-contemporaine
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[1] On peut, entre autres, mentionner : Héloïse Koening, Barge, s.l., Autoédité, 2021 ; Philippe Artières (Ed.) et Nicolas Henckes (Ed.), « Mon cher confrère... » Lettres d’un psychiatre (1953-1963), Paris, CNRS Éditions, 2023 ; Benoit Majerus (Ed.) et Monika Ankele (Ed.), Material Cultures of psychiatry, Bielefeld, Transcript Verlag, 2020.
[2] Ces questions sont par exemple travaillées par toutes les personnes concernées au sein de la communauté mixte de recherche Cap Droit.
[3] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
[4] Voir Sébastien Muller, Comprendre le handicap psychique, éléments théoriques, analyses de cas, Nîmes, Champ Social Éditions, 2011.
[5] Sur les formes et les recherches contemporaines de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle, voir Marc Ledoux, Ce qui se passe : métapsychologie de la psychothérapie institutionnelle, Paris, Jérôme Millon, 2023.
[6] Voir pour l’élaboration de standards en psychothérapie, Victor Soufir, Serge Gauthier et Bernard Odier, Évaluer les psychoses avec la Cop13, une clinique organisée des psychoses, Paris, Dunod, 2011, et pour un exemple de corrélation entre psychanalyse, neurosciences et neurologie, Pierre-Henri Castel, L’esprit malade, Paris, Ithaque, 2009.
[7] Sur les enjeux en termes de responsabilité juridique, voir Benoît Eyraud, Julie Minoc et Cécile Hanon (dir.), Choisir et agir pour autrui ? Controverse autour de la convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, Paris, Doin, 2018.
[8] Sur la désinstitutionnalisation, ses formes et son histoire, voir Hervé Guillemain (Dir.), Alexandre Klein (Dir.), et Marie-Claude Thibaut (Dir.), La fin de l’asile ? Histoire de la désintitutionnalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
[9] Elles sont définies dans la circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005 relative aux modalités de conventionnement et de financement des groupes d’entraide mutuelle pour personnes souffrant de troubles psychiques.
[10] Circulaire DGAS/3B, loc. cit.
[11] En 2017, sur les deux millions de patients soignés en psychiatrie en France, 1,6 l’ont été par des dispositifs ambulatoires, voir Stéphanie Dupays et Julien Emmanuelli, Les centres médico-psychologiques de psychiatrie générale et leur place dans le parcours du patient, IGAS, 2020 < https://www.igas.gouv.fr/IMG/pdf/2019-090r.pdf >. Le nombre de lits en hospitalisation complète baisse quant à lui continûment, pour 53000 places environ fin 2021 < https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-09/ER1242.pdf >.
[12] Sur la place de l’exploration et de la création artistique dans le soin psychique, voir notamment Olivier Brisson, Pour une psychiatrie indisciplinée, 2023, Paris, La Fabrique.
[13] Pascale Molinier, Christophe Mugnier et Clarisse Monsaingeon, « Le travail inestimable », Psychiatrie, psychanalyse et sociétés, 2020.
[14] Circulaire DGAS/3B no 2005-418, Annexe II, loc. cit.
[15] Il n’y a de représentation possible des GEM que par des structures tierces de représentation, sans lien juridique formel avec les GEM représentés. Voir par exemple la brochure du CNIGEM sur le site du gouvernement.
[16] On peut en donner comme exemple la Trame, en Seine-Saint-Denis.
[17] Circulaire DGAS/3B no 2005-418, Annexe III, loc. cit. Voir Jean Oury, « Les clubs thérapeutiques », Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, traces et configurations précaires, Nîmes, Champ Social Éditions, 2001, p. 61-98.
[18] Voir Pierre Delion, La constellation transférentielle, Toulouse, Erès, 2022.
[19] Eva Baraji, Laurence Dauphin et Sébastien Eideliman, Comment vivent les personnes handicapées, les conditions de vie des personnes déclarant de fortes restrictions d’activité, Paris, DREES, 2021.
[20] Voir par exemple « Caractérisation des difficultés dans la vie quotidienne de personnes souffrant de schizophrénie en rapport avec les facteurs cognitifs et cliniques », Marie-Noëlle Leveaux et al., ALTER, European Journal of Disability Research, 6, 2012, p. 267-278.
[21] Christophe Gauld et Elodie Giroux, « Introduction. Les approches de personnalisation et de précision peuvent-elles être utiles à la psychiatrie ? », Promesses et limites de la psychiatrie de précision, enjeux pratiques, épistémologiques et éthiques, Paris, Hermann, 2023, p. 13-41.
[22] Sur la médecine de précision, voir Xavier Guchet, La médecine personnalisée : un essai philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
[23] Gauld et Giroux, « Introduction... », op. cit., p. 28. Souligné par nous.
[24] Pierre-Michel Llorca et Marion Leboyer écrivent ainsi : « Génomique, épigénomique, transcriptomique, protéomique, métabolomique, métagénomique et lipidomique contribuent à fournir de manière indépendante des informations préciseuses sur le soubassement neurobiologique des affections psychiatrique. Une approche multinomique ou « panomique » analysée à l’aide d’approches computationnelles, pourrait permettre d’identifier les processus biologiques sous-jacents impliqués dans les troubles psychiatriques », « Psychiatrie de précision : enjeux et perspectives », Promesses et limites…, op. cit. p. 46 64.
[25] Sur les neurosciences, voir Denis Forest, Neuropromesses, une enquête philosophique sur les frontières des neurosciences, Paris, Ithaque, 2022.
[26] Voir par exemple Llorca et Leboyer, « Psychiatrie de précision… », op. cit., p. 53-54 ; Stéphane Jamain, « Génétique et psychiatrie de précision : où en sommes-nous ? », Promesses…, op. cit., p. 65-87.
[27] Il s’agit d’une technique de rééducation où le patient peut baser ses actions sur l’observation en temps réel de son état neurologique, donné par imagerie.
[28] Sur les limites de la neurologie et les pistes de recherche possibles, Denis Forest, Neuroscepticisme, Paris, Ithaque, 2016.
[29] Sur ces problèmes, voir en particulier Steeve Demazeux et Lara Keuck, « Comment peut-on être précis les yeux fermés ? », Promesses et limites…, op. cit., p. 201 230 ; Katryn Tabb, « La psychiatrie doit-elle être précise ? Réductionnisme, données massives et révision nosologique dans la recherche en santé mentale », Promesses et limites..., p. 161-200.
[30] Par exemple, Julia Timland, « Entre Ultra-Haut Risque (UHR) et syndrome de psychose atténuée : enjeux éthiques autour de la vulnérabilité », Promesses et limites..., op. cit., p. 265-298.