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Parler d’Israël en Allemagne

À propos de : Meron Mendel, Über Israel reden. Eine deutsche Debatte, Kiepenheuer und Witsch ; Michael Wolffsohn, Ewige Schuld ? 75 Jahre deutsch-jüdisch-israelische Beziehungen, Langen Müller


par Dominique Trimbur , le 24 mai


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En Allemagne, le rapport aux Juifs est une composante de l’identité politique, jusqu’à faire de la sécurité d’Israël une « raison d’État ». Mais ce consensus est ébranlé par la situation des Palestiniens et l’histoire coloniale allemande. Le débat devient explosif.

L’ouvrage de Meron Mendel, directeur de l’Institut de formation Anne Frank à Francfort, a été publié avant les événements du 7 octobre 2023. Il dresse un état des lieux qui tranche déjà avec la situation quasi idyllique qui avait pu préexister : celle d’une Allemagne terre d’accueil pour les Juifs issus de l’ex-URSS, théâtre d’une renaissance de la vie juive détruite par la Shoah, impression renforcée par l’installation (notamment à Berlin) d’une population israélienne en quête de liberté et fuyant un Israël de plus en plus religieux.

Distanciation temporelle et décalage politique

Meron Mendel est venu en Allemagne dès 2001, et il est devenu allemand. Il livre sa vision des choses lorsqu’il s’agit, en Allemagne, de « parler d’Israël ». Son essai a été rédigé lors de la polémique autour de la grande manifestation d’art contemporain de Kassel, la Documenta : l’édition 2022 de cette rencontre internationalement reconnue a été marquée par de vifs débats suscités par certaines œuvres sélectionnées par un collectif d’artistes indonésien dont certaines ont été perçues, à juste titre, comme porteuses de messages antisémites ou antisionistes.

Retirées ou couvertes, ces œuvres exposées au grand jour semblent marquer une nouvelle étape dans le traitement allemand du passé : où l’on passe de la « maîtrise du passé » à une « culture mémorielle » nouvelle intégrant la nécessité de couvrir l’intégralité de l’histoire allemande, en l’occurrence coloniale. Cela est permis par la distanciation temporelle par rapport à la Shoah, dans une Allemagne où le rapport à Israël et aux Juifs est devenu une composante de l’identité politique ; mais où l’on constate aussi l’accroissement du décalage entre les élites politiques pro-israéliennes et la société pro-palestinienne.

L’auteur retrace d’abord la mise en place de la perception allemande d’Israël. De tout temps, elle est faite de considérations morales et de Realpolitik Derrière la façade de la morale d’État, des groupes de pression travaillent dans les deux pays pour faire valoir leurs intérêts. »). On en est arrivé à la maxime énoncée par Angela Merkel en 2008 : « La sécurité d’Israël est raison d’État en Allemagne ». Un activisme pro-israélien qui a largement contribué à l’établissement de la RFA sur la scène internationale, garantissant sa respectabilité [1].

Ce consensus durable est parfois ébranlé : certains intellectuels allemands tournent le dos à Israël après en avoir été d’ardents soutiens (comme Grass), tandis que la société allemande prend à son tour ses distances face à ce qui est désormais jugé comme un soutien trop automatique et ritualisé à Israël. Mendel lui-même pousse à une remise en cause de ce soutien inconditionnel : le fait que le gouvernement israélien mis en place en décembre 2022 soit largement composé d’extrémistes peut faciliter une prise de distance aussi de la part de la classe politique allemande.

Pour sa part, l’Alternative für Deutschland (AfD), le parti extrémiste de droite montant, a certes un électorat régulièrement antisémite ; mais dans le concret, l’affichage pro-israélien est très fort de sa part, dans une logique d’appui à un gouvernement israélien anti-arabe/anti-musulman ; et l’AfD de dénoncer l’antisémitisme/antisionisme imprégnant le million de migrants arabes entrés en Allemagne en 2015 grâce à Angela Merkel.

Le mouvement BDS

Ces dernières années sont marquées par une crispation, lorsque les critiques antisionistes sont souvent assimilées à de l’antisémitisme. Le débat très fort en Allemagne portant sur le mouvement BDS (Boycott, Divestment, Sanctions) montre ainsi, selon Mendel, les limites de la critique possible d’Israël : si tous ses partisans ne sont pas antisémites, sa proximité avec des groupes antijuifs est fréquente. Et à son tour l’AfD se fait le promoteur de la condamnation de toute personne proche, ou prétendue l’être, du BDS, dans un zèle pro-israélien douteux (« Un nouveau sport s’est développé : "Cherche la connexion BDS". », p. 90).

Ainsi, être pour ou contre le BDS devient une question d’identité et de conscience. Cela empêche de discuter du sujet central : le positionnement vis-à-vis d’Israël, ce qui est possible (ou pas) d’en dire. Au point que, « en Allemagne, il n’est guère possible de mener un débat de fond sur Israël » (p. 78). Et même, depuis mai 2019, une motion du Bundestag permet d’interdire toute manifestation susceptible d’associer des personnes liées au BDS ou de mener campagne contre des personnalités, même respectables, jugées trop laxistes à l’égard de cette nébuleuse (comme ce fut le cas de Peter Schäfer, directeur du Musée juif de Berlin, poussé à la démission).

Un contexte dans lequel Felix Klein, coordinateur fédéral de la lutte contre l’antisémitisme, est particulièrement actif – et trop réactif. L’édition 2022 de la Documenta de Kassel a été la consécration de cette évolution : lorsque cette manifestation prestigieuse est devenue honteuse pour ses détracteurs, donnant libre cours à un antisémitisme se cachant derrière une critique d’Israël débridée. Tandis que ses promoteurs considèrent que les attaques contre la manifestation sont racistes et colonialistes, qui pointent du doigt le collectif indonésien qui a présidé à la programmation. Et Meron de regretter le corollaire de cette crispation : toute voix palestinienne est désormais étouffée en Allemagne, puisque suspectée d’être antisémite.

La discussion est devenue impossible, parce que « juif » est équivalent à « Israël » en Allemagne, et l’amalgame empêche tout débat :

Tant que l’un des camps considérera toujours le boycott d’Israël comme une forme d’antisémitisme et l’autre toujours comme un moyen légitime dans la lutte palestinienne pour les libertés, nous irons de scandale en scandale. Tant que les deux parties en Allemagne n’utiliseront le conflit entre Israël et les Palestiniens que comme écran de projection pour afficher leur propre supériorité morale, aucune discussion éclairée ne sera possible. (p. 111)

Shoah et culture mémorielle

Cette impossibilité tient, il est vrai, beaucoup à l’évolution de la gauche de la société allemande : résolument pro-Israël dans les premières décennies de l’ancienne RFA, elle a connu un tournant après la guerre des Six Jours, devenant alors plus critique. Si la radicalisation de certains a pris une tournure anti-allemande (on ne peut qu’appuyer Israël pour éviter que l’Allemagne ne retombe dans les travers de son passé), le phénomène plus courant est la critique anti-israélienne au nom de la lutte contre l’impérialisme : apanage de groupuscules extrémistes et terroristes au départ, c’est devenu un courant très présent au sein de la gauche allemande.

Dans cette logique, les Juifs sont victimes de ressentiments, mais ils le sont moins que les victimes du racisme ; et l’État qui les représente est lui-même un État raciste. L’amalgame des revendications conduit à des paradoxes : par exemple, la lutte pour les droits des LGBT+ inclut l’appui à la cause palestinienne, refoulant le fait que la situation des homosexuels et des trans en Palestine est catastrophique, à la différence de ce qu’elle est en Israël. Et l’auteur d’en appeler à la raison : certaines causes devraient laisser de côté la référence au conflit moyen-oriental.

Parler d’Israël en Allemagne conduit l’auteur à revenir sur la culture mémorielle (Erinnerungskultur). Le consensus mémoriel a été durable, pouvant être même qualifié de « religion de la Shoah » : l’intégration de la RDA puis de populations venues d’horizons moins favorables à Israël et ignorantes quant à l’histoire allemande a quelque peu brouillé les cartes, même si la remise en cause n’a pas été profonde. Le consensus est toutefois de plus en plus de façade. La société allemande critique progressivement la ritualisation de la Shoah.

Tandis que les milieux universitaires ont connu en 2022-2023 une nouvelle « querelle des historiens », sur la base d’une critique du « catéchisme de la Shoah » par Dirk Moses, dénonçant une focalisation qui empêche de traiter de la culpabilité allemande dans sa politique coloniale. Mendel suspecte l’auteur et ses partisans de parler du passé pour dénoncer le présent, de s’attaquer au « catéchisme de la Shoah » avec ses « grands prêtres » pour dénoncer une prétendue emprise israélienne, afin de remettre en cause l’« obéissance » allemande à Israël.

Pour Mendel, la focalisation sur la Shoah est surtout l’aspect allemand d’une évolution générale. À rebours, la faveur apportée aux thèses de Moses est une autre matière de critiquer Israël, facilitée par un Israël une fois de plus à l’offensive contre les Palestiniens, et qui permet aux Allemands de sortir de leur écartèlement entre la solidarité avec Israël et la reconnaissance de fautes envers les ex-colonisés. Enfin, Mendel critique Moses en indiquant que la comparaison entre génocides, que ce dernier considère comme impossible parce que tabou, est dans les faits pratiquée depuis longtemps. Où l’on peut lui donner raison pour ce qui concerne le monde universitaire ; mais il passe sous silence que le monde politique continue de considérer la comparaison comme une banalisation, et ne se gêne pas, en Allemagne ou en Israël, de manipuler l’histoire à ses fins.

En homme de proposition et de raison, Mendel promeut la discussion aussi sur ces sujets sensibles, pour rendre justice au passé et à son traitement, en sortant de la polémique devenue automatique :

Rendre justice à la complexité de l’histoire et à ses conséquences sur le présent reste un défi permanent. L’empathie ne se crée pas par classement, en opposant les cadavres d’Auschwitz à ceux du désert d’Omaheke [en Namibie, l’un des lieux du génocide de Hereros]. La souffrance d’autres groupes ou individus et la commémoration de ces derniers ne sont pas affectées par le souvenir de l’Holocauste. Ou pour reprendre les termes de Dan Diner : « Les conséquences de la violence coloniale n’ont pas besoin de la comparaison avec l’Holocauste pour être reconnues. La violence coloniale est une violence de son propre droit – ou plus exactement de son propre tort. » (p. 179-180)

Et ce qui importe plus que jamais, c’est que l’Allemagne dans sa relation à Israël fasse tout pour l’aider au maintien de sa démocratie, quitte à réinterroger la « relation spéciale » en la refondant. L’impératif demeure le suivant, avec toute sa difficulté : « Premièrement, oublie qu’Israël est né après Auschwitz. Deuxièmement, n’oublie jamais qu’Israël est né après Auschwitz. Et ceux qui se plaignent que cette exigence soit si terriblement contradictoire ont sacrément raison. » (p. 186)

À la différence d’autres analystes, prompts à dénoncer toute sortie d’un cadre préétabli, Mendel veut par son essai contribuer à la discussion allemande sur Israël, qui doit sortir de ses repères rigides. Mais la situation postérieure au 7 octobre 2023 rebat les cartes et ne permet pas le débat serein qu’il appelle de ses vœux ; lui-même ayant été logiquement amené à se poser en défenseur d’Israël, contre vents et marées.

Culpabilités éternelles

L’approche de Michael Wolffsohn est différente de celle de Meron Mendel. Connu pour avoir réalisé l’une des premières histoires des relations germano-israéliennes, publiée en 1988 et rééditée en 1993, il s’est fixé pour but de reprendre son texte en l’adaptant, l’interrogeant, l’auteur d’aujourd’hui échangeant avec l’auteur de l’époque.

Comme Mendel, Wolffsohn est un commentateur – prolixe – de la vie politique allemande, en particulier des sujets concernant la communauté juive et les relations germano-israéliennes. Issu d’une famille juive allemande revenue en Allemagne après une émigration ratée en Palestine, Wolffsohn s’est longtemps présenté comme un dernier représentant de la prétendue « symbiose judéo-allemande » disparue avec la Shoah.

Conservateur, proche de la CDU, voire de la CSU (Bavière), longtemps professeur d’histoire contemporaine à l’université de la Bundeswehr à Munich, Wolffsohn est connu pour ne pas faire dans la nuance. Il fait résolument partie de ceux pointés du doigt par Mendel lorsqu’il s’agit, pour ce dernier, de dénoncer les simplifications à outrance de la campagne anti-BDS. Il est ainsi éloquent que l’édition 2023 de son Ewige Schuld ? soit précédée d’un avant-propos d’Ahmad Mansour, psychologue arabe israélien installé en Allemagne, dont l’objectif est d’avaliser la thèse de Wolffsohn : l’antisémitisme d’aujourd’hui réside dans la critique d’Israël ; toute critique d’Israël est antisémite.

De la même manière que Wolffsohn semble participer de la tendance signalée par Mendel qui ramène tout au conflit moyen-oriental, lorsqu’il indique que le rapport de l’Allemagne aux Juifs et à Israël constitue le « sismographe » de l’état de la société allemande. Ce qui apparaît comme étant la conclusion de l’ouvrage résulte de la démonstration qu’il reprend. Où le titre de l’ouvrage semble avoir effectué un retournement : à la « culpabilité éternelle » allemande questionnée au départ semble s’être substitué un retour à la « culpabilité éternelle » des Juifs, sous leur apparence moderne qu’est l’État d’Israël.

Pour ce faire, l’analyse antérieure est reprise, avec des ajouts et commentaires marqués par l’utilisation d’une couleur de police différente. L’auteur se saisit de son sujet, le poids de la faute allemande, en revenant sur les thématiques suivantes : le lien (ou l’absence de lien) entre la Shoah et la création d’Israël, les étapes de la politique historique germano-israélienne, la politique historique de l’Allemagne envers Israël, l’évolution des rôles moraux respectifs, les différences terminologiques entre Israël et l’Allemagne lorsqu’il s’agit d’aborder le passé, etc.

Ce qui importe ici, ce sont les ajouts. En l’occurrence, plus que d’une actualisation, il s’agit de commentaires sur la base de l’évolution effective depuis les éditions précédentes. En ce qui concerne le rôle du passé dans les relations germano-israéliennes, il insiste sur la place prépondérante qu’occupe finalement la Realpolitik, bien plus importante que la morale, et cela de part et d’autre.

L’histoire coloniale allemande

À cet égard, Wolffsohn est dans la continuité d’un ouvrage antérieur [2]. Il s’attelle à une opération de déboulonnage (Denkmalsturz) de Willy Brandt : le chancelier qui a marqué l’entrée des relations germano-israéliennes dans une certaine normalité, les intégrant dans le contexte général des relations internationales, et qui a incarné un virage moral (l’agenouillement devant le monument du ghetto de Varsovie), ne mérite pas, selon l’auteur, l’adulation dont il fait l’objet. Brandt n’aurait été au contraire qu’un cynique, sacrifiant Israël sur l’autel de son Ostpolitik, pratiquant une politique pro-arabe non dénuée de relents antisémites.

Son mandat a été marqué par une politique permissive envers la gauche radicale et des relations détestables avec la communauté juive, par le drame des JO de Munich et par ses hésitations criminelles au moment de la guerre du Kippour. Si la politique de Brandt a pu effectivement faillir, l’attaque en règle à laquelle se livre Wolffsohn contre lui n’a guère sa place dans un livre d’histoire (il va même jusqu’à le comparer avec Guillaume II, qui a instauré la politique arabe de l’Allemagne, rien de moins !). Une sorte de règlement de comptes qui s’applique également à Helmut Schmidt, alors que le chancelier conservateur Kohl, pour le moins très maladroit envers Israël dans ses débuts, ne récolte pas, lui, de telles critiques.

Wolffsohn rejette également l’évolution de la politique mémorielle allemande. L’historicisation de la Shoah et le développement de la comparaison avec d’autres génocides lui semblent dangereuses : guidées par des idéologies postcoloniales, elles sont l’illustration d’une banalisation de la Shoah, alignée sur d’autres violences de masse au nom d’une politique de rapprochement avec les anciennes populations colonisées, d’une politique de repentance de l’Occident. Où la prise en considération d’une histoire coloniale allemande longtemps tue, notamment dans ses aspects les plus criminels, d’une mémoire multidirectionnelle, lui semblent condamnables.

Car elles conduisent, selon lui, à relativiser les obligations allemandes envers Israël. Si la sécurité d’Israël comme « raison d’État » est affichée et reprise régulièrement par le personnel politique allemand, cela ne signifie rien dans la pratique. L’Allemagne ne manque pas de s’aligner sur une politique critique envers l’État juif, que ce soit dans le cadre de l’Union européenne ou de l’ONU. Ce positionnement apparaît à Wolffsohn comme une trahison envers un État juif où la Shoah continue d’être érigée en facteur identitaire, voire en religion.

Cette désolidarisation pousse les Juifs d’Allemagne à renforcer leur attachement au judaïsme – en rupture avec ce qui les caractérisait auparavant –, à Israël, et à envisager une émigration là, l’Allemagne risquant alors de perdre ces vigies de la démocratie. Au bout du compte, on assiste à une prise de distance avec Israël, qui agit en fonction des leçons du passé dans un sens diamétralement opposé aux libéraux de gauche allemands. Partant, on semble désormais se focaliser plus sur l’« apartheid » israélien que sur la Shoah.

Et Wolfssohn de dénoncer une politique mémorielle qui nivelle l’histoire, met la Shoah au même rang que les crimes coloniaux, et de se moquer d’une politique de repentance envers les ex-colonisés qui conduit à des mesures discutables. Il en est ainsi de la restitution d’objets pillés du temps de la colonisation à des pays peu sûrs, qui risque d’être dommageable pour ces trésors plus en sécurité dans les musées occidentaux – en un singulier retour à des affirmations dignes de l’époque coloniale, justement.

Une montée de l’anti-israélisme

La politique mémorielle actuelle lui semble également condamnable parce qu’elle veut intégrer le patrimoine de populations nouvellement arrivées en Allemagne, qui ne partagent pas les valeurs qui avaient prévalu jusqu’alors, voire entrent en contradiction avec elles. Si l’on parle des populations accueillies lors des mouvements migratoires de 2015, Wolffsohn n’y voit que des personnes ayant reçu une socialisation anti-israélienne, antisémite, incarnant l’héritage de la collaboration « des » Arabes avec les nazis. Si certains peuvent en effet poser problème, Wolffsohn semble se fixer sur la dimension arabe et musulmane du ressentiment antijuif qui marque l’Allemagne d’aujourd’hui, dans la lignée de la figure tutélaire du grand mufti de Jérusalem, dont il ne veut guère accepter une présentation nuancée.

À son tour, cette radicalisation d’une partie de la société allemande risque d’entraîner une crispation de la communauté juive, par crainte de l’Islam. Avec le risque de voir un judaïsme d’importation (sous la houlette du mouvement habad) prendre le pas sur les structures anciennes (le Zentralrat der Juden in Deutschland, équivalent allemand du CRIF) ; elles qui tentent de conserver leur influence sur une communauté mouvante, après avoir réussi à relever les défis migratoires des années 1990-2000.

On assiste à une montée de l’anti-israélisme en Allemagne, en parallèle de l’anti-américanisme. Une évolution qui risque de remettre en cause les affirmations des politiques, qui mettent en avant le primat de la sécurité d’Israël dans la relation germano-israélienne. L’impact est inéluctable sur les relations israélo-judéo-allemandes, en parallèle à l’accroissement du ressentiment anti-juif dans l’Europe entière. La conclusion de l’auteur ne peut être que pessimiste :

Le judéo-israélien considère l’Allemagne et « les » Allemands comme de véritables amis. La plupart des Allemands sont plus ou moins fatigués de cette amitié ; la plupart des hommes politiques aussi, mais ils affirment officiellement le contraire. Un jour, cette réalité ne pourra plus être masquée par des mots. Qui veut, qui peut, au vu de ces développements, envisager l’avenir germano-judéo-israélien avec confiance ? (p. 356)

On le voit, Wolffsohn semble regretter ce qu’il considère comme l’âge d’or des relations germano-israéliennes du temps de la République de Bonn. Ce dépit doit-il toutefois justifier l’animosité qui semble l’animer, ici ou dans les nombreuses tribunes qu’il fait paraître dans la presse germanophone ? Bon connaisseur des faits allemands, qu’il interprète selon ses propres critères, il est dans l’approximation lorsqu’il s’essaie à des élargissements au-delà des frontières : ses considérations sur la situation du judaïsme français et la place déclinante que la Shoah y aurait sont pour le moins imprécises.

S’arrogeant des capacités de jugement dans nombre de domaines, ses avis visent également les désormais multiples musées juifs qui lui semblent autant de « Disneyland » ; ou le Mémorial aux Juifs d’Europe assassinés de Berlin, qui lui paraît vide de sens. Il passe en revue le personnel politique allemand et émet des satisfecit (parfois surprenants, par exemple à l’égard de personnalités conservatrices ayant évolué vers la droite extrême, comme Hans-Georg Maassen), ou des blâmes, sans être aussi attentif aux politiques israéliens.

Ainsi Wolffsohn semble oublier la manipulation politique de la Shoah par certains leaders israéliens, Begin d’abord, et Netanyahou au cours de ses divers mandats. Ses jugements envers les responsables de la communauté juive allemande sont également tranchés, louant les uns (Ignatz Bubis, aujourd’hui Josef Schuster), accablant d’autres (Charlotte Knobloch).

L’évolution de la situation après le 7 octobre semble redonner tout son poids au passé. Celui-ci prévaut d’abord dans la politique allemande face aux événements tragiques et à leurs conséquences immédiates. À terme toutefois, semble l’emporter ce qui avait été affirmé par le binôme Schröder/Fischer, au tournant du siècle : la responsabilité allemande oblige envers Israël et les Palestiniens.

Cette ambivalence – Wolffsohn y verrait certainement de la duplicité – se retrouve dans le (grand) écart entre le chancelier Olaf Scholz, représentant de l’attitude traditionnelle, et sa ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, plus volontariste dans la mise en cause des choix militaires israéliens dans la bande de Gaza. Le réalisme se confronte donc une fois de plus face à la « faute éternelle » qui peut bel et bien perdre de sa validité ; et « parler d’Israël » va rester une tâche ardue dans un pays où, selon une plaisanterie, on compte autant de spécialistes du Moyen-Orient que d’habitants.

Meron Mendel, Über Israel reden. Eine deutsche Debatte, Göttingen, Kiepenheuer und Witsch, 2023, 216 p. ; Michael Wolffsohn, Ewige Schuld ? 75 Jahre deutsch-jüdisch-israelische Beziehungen, Munich, Langen Müller, 2023, 364 p.

par Dominique Trimbur, le 24 mai

Pour citer cet article :

Dominique Trimbur, « Parler d’Israël en Allemagne », La Vie des idées , 24 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Parler-d-Israel-en-Allemagne

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Notes

[1Voir à ce propos l’approche critique de Daniel Marwecki, Germany and Israel. White Washing and State Building, Londres, Hurst and Company, 2020.

[2Michael Wolffsohn, Friedenszkanzler  ? Willy Brandt zwischen Krieg und Terror, DTV, 2018.

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