Entre les travailleurs défendant leur usine, leur voiture et par là leur indispensable accès au salaire, et les militants écologistes défendant la décroissance, les communs non marchands et la sobriété énergétique, l’incompréhension est-elle inévitable ? Elle peut sembler fatale, surtout s’ils se perçoivent mutuellement comme des urbains déconnectés de la réalité des classes laborieuses, et comme des « barbares » inconscients du dérèglement climatique, à civiliser de toute urgence. Mais cette opposition, parfois bien réelle, n’est pour le philosophe écomarxiste Paul Guillibert ni féconde ni insurmontable. Elle est toutefois favorisée par la faible place que tient le travail dans les discours écologistes contemporains, souvent centrés sur la consommation plus que sur la production.
Associant les outils conceptuels du marxisme écologique contemporain aux courants des pensées critiques féministes, antiracistes et décoloniales en sciences sociales, l’auteur entend donc œuvrer par ce livre à la constitution d’un bloc commun autour d’un « communisme du vivant », qui intègre l’ensemble des rapports de domination dans leur diversité irréductible, tout en les articulant autour de l’exploitation capitaliste du travail sous toutes ses formes. L’alliance entre travailleurs, militants écologistes et mouvements citoyens est non seulement possible, mais déjà réalisée dans certaines luttes locales : campagne conjointe pour la protection sociale des camionneurs et la diminution de la pollution dans le port de Los Angeles en 2006, projets ouvriers de reconversion écologique de l’usine sidérurgique de Tarente en Italie ou de la raffinerie de Grandpuits, syndicats de forestiers américains articulant droit du travail et protection des forêts depuis le début du XXe siècle… Pour favoriser ces convergences encore rares, Guillibert propose un cadre conceptuel et stratégique commun, susceptible de fédérer les acteurs de luttes trop souvent séparées, qu’il avait seulement esquissé en conclusion de son précédent livre Terre et capital. Il brille par ses capacités de synthèse et de clarification conceptuelle, qui pourraient bien faire de l’ouvrage un classique des mouvements progressistes contemporains, et propose des mots d’ordre efficaces, sans entrer encore dans des stratégies de lutte bien définies.
Les multiples visages de l’exploitation
Le livre se compose de trois chapitres : les deux premiers proposent une redéfinition du capitalisme et de la crise écologique dont il est la cause principale, et le troisième, avec la conclusion qui le suit, réfléchit aux moyens et objectifs stratégiques de lutte contre ce capitalisme écocide. Il s’agit donc d’élaborer une « écologie politique » marxiste, à la fois comme théorie et comme pratique, opposée aussi bien aux injonctions jugées moralisatrices de l’écologie libérale (« l’écologie commence à la maison ») qu’à un écofascisme autoritaire (« l’écologie commence avec la nation »).
Les deux premiers chapitres construisent une caractérisation du capitalisme comme « un système de dévalorisation des conditions de la vie, humaine et non-humaine » (p. 79) : le capital ne peut s’accroître sans priver de toute valeur ce qu’il a besoin de s’approprier gratuitement, qu’il s’agisse des ressources naturelles et des écosystèmes, des corps des populations colonisées, ou du travail reproductif essentiellement réalisé par les femmes. Intégrant de nombreux travaux récents sur l’histoire de l’environnement et du capitalisme fossile (Andreas Malm, Timothy Mitchell), la théorie féministe (Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, Silvia Federici, Ariel Salleh) ou l’histoire des plantations coloniales (Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Anna Tsing, Donna Haraway), Paul Guillibert en restitue l’intérêt et en discute les limites avec clarté, pour mettre en évidence ce qu’ils ont apporté au marxisme classique : l’exploitation du travail salarié, productrice de survaleur, n’est qu’un aspect du mode de production capitaliste, qui n’existerait pas sans la mise au travail généralisée des esclaves et des populations colonisées d’une part, et des femmes chargées du travail reproductif d’autre part, travail dévalorisé de manière à pouvoir être approprié gratuitement. Le coton qui alimente l’industrie textile anglaise au XVIIIe siècle a été cultivé par des esclaves, et sans le travail domestique et gratuit des femmes, la reproduction de la classe ouvrière ne serait pas assurée. Le prolétariat est dès le commencement structuré par une division raciale et sexuelle du travail, nécessaire à l’existence d’un prolétariat industriel salarié, producteur de survaleur : « Pas une seule brique de la ville de Bristol n’a été façonnée sans le sang d’un esclave » (Eric Williams, Capitalisme et Esclavage, 1944). La synthèse est instructive et bien menée, l’auteur ne se perdant ni dans les querelles de chapelle ni dans une révérence excessive à l’égard de références qu’il n’hésite pas à discuter utilement, et qu’il situe clairement les unes par rapport aux autres.
Une « mise au travail » généralisée des vivants
Il va néanmoins plus loin, en liant cette mise au travail des êtres humains à une mise au travail généralisée des vivants par le capitalisme : l’idée que les animaux travaillent, par exemple, ne va pas de soi, et l’anthropologie a distingué de nombreuses sociétés « sans travail ». Paul Guillibert défend de manière convaincante un concept de travail applicable aux seules sociétés connaissant une division sociale du travail et donc une séparation du temps de travail et du temps libre, et aux seuls animaux engagés au sein du travail humain, dans des relations de contrainte (la vache à lait en agro-industrie) ou de coopération (le chien-guide d’aveugle). L’idée d’une aliénation animale, mais aussi d’une résistance des animaux à leur mise au travail, révèle les limites de deux ensembles théoriques : la libération animale, qui ne voit les animaux que comme des souffrants victimes de l’homme, et ces philosophies du vivant qui, accordant « une priorité épistémologique du vivant sur le politique », étudient des animaux en oubliant « l’ensemble des forces sociales qui conditionnent nos rapports à ces vies sauvages et les menaces qui pèsent sur elles » (p. 115).
Mais la mise au travail des êtres humains et des animaux domestiques n’épuise pas le rapport du capitalisme au vivant : quid des animaux sauvages, des sols arables, de l’atmosphère, des écosystèmes entiers dont le capitalisme profite sans les avoir produits, mais en cherchant à en tirer une production toujours croissante ? Si on ne peut parler de travail des plantes ou du sol, par exemple, sans étirer excessivement le concept, il faut bien remarquer avec Guillibert que la nature n’est pas seulement, pour le capital, un stock de ressources inertes à accaparer : elle est aussi un ensemble de processus d’engendrement qu’il s’agit d’activer, dans une « intensification pathologique, perturbatrice, aliénée de la productivité de la nature au nom du profit » (p. 108).
Certes, la plupart de nos activités de subsistance, depuis le Néolithique, sont fondées sur cette mise au travail de la terre et des vivants, sur la connaissance et l’exploitation des interdépendances qui permettent de cultiver, d’élever, de domestiquer les vivants, et ce de manière écologiquement soutenable. Mais la production capitaliste, elle, use de tous les moyens techniques disponibles pour intensifier jusqu’à l’épuisement ces processus d’engendrement naturels : loin d’ignorer les interdépendances existant dans la nature, dont des philosophes-naturalistes nous appellent (avec raison) à prendre conscience [1], le capitalisme opère une « mise au travail des interdépendances » insoutenable et destructrice (Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, 2021, cité p. 118). L’auteur propose donc une vue synthétique des manières de s’approprier la nature qui distingue « l’appropriation des forces naturelles » (les ressources déjà existantes) et la « mise au travail des vivants et des relations écologiques », celle-ci donnant lieu dans le capitalisme à une domination plus ou moins complète des processus vivants. Guillibert propose de classer les degrés de cette domination du vivant en s’inspirant des quatre modalités de la subsomption des processus de travail de Marx. L’aboutissement en est la « subsomption totale de la vie », lorsque les processus génétiques et métaboliques des vivants sont entièrement intégrés, exploits et modifiés en vue du profit (p. 127).
Des exploitations différenciées à la lutte commune
« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », écrivait Lénine dans Que faire ? Mais la théorie révolutionnaire qui permettra de faire converger toutes les luttes vers l’abolition du capitalisme, sans nier leurs revendications spécifiques, est encore en construction. C’est bien à cette construction qu’entend participer ce livre, en proposant un cadre théorique commun pour les mouvements intellectuels et militants progressistes. En remettant la question du travail au cœur des réflexions écologiques, il s’agit de dénoncer le mode de production capitaliste comme cause essentielle et adversaire principal dans la crise écologique, en mettant en évidence une même logique de mise au travail et d’aliénation destructrice à l’œuvre dans la diversité des rapports de domination des humains et des non-humains. Il s’achève donc logiquement sur un certain nombre de considérations stratégiques, appuyées sur des exemples de mouvements sociaux réels alliant défense des travailleurs et protection de l’environnement.
L’enjeu principal qui motive ces considérations est celui de la décroissance de la production : nécessaire, pour Guillibert, elle n’en est pas moins un repoussoir donnant lieu à d’incessantes critiques universitaires et politiques (souvent caricaturales) et séduisant essentiellement des éduqués supérieurs dont le salaire et la dépendance au marché est assez supportable pour changer de style de vie, plutôt que des travailleuses et travailleurs plus précaires. Cette opposition de groupes sociologiques est utilisée par le capital pour « constituer un bloc hégémonique transclasse où les travailleur·ses et les capitalistes font face à un mouvement écologique décroissant qui s’opposerait à leur intérêt commun, la poursuite illimitée de la production. » (p. 149)
Il convient donc de briser cette tentative d’élaborer un nouveau compromis de classe fédéré contre l’écologie anti-productiviste, tout autant d’ailleurs que celui qui unirait travailleurs et capitalistes blancs et nationaux contre les populations racisées et immigrées, sur fond de peur du déclin et de la pénurie. Paul Guillibert propose pour cela le mot d’ordre du « communisme des vivants », un communisme décroissant mobilisant pourtant un « nouvel imaginaire de l’abondance », celle-ci étant faite de relations plus riches et satisfaisantes entre les vivants plutôt que de marchandises. Le rationnement pourrait toucher avant tout les plus riches et les biens les plus superficiels, et résulter dans une augmentation générale de la qualité de vie pour tous ou la plupart. Faut-il le signaler, c’est bien ce que revendiquent déjà les partisans de la décroissance depuis les années 1970, qui ont toujours proposé une autre vision de l’abondance résumée dans le slogan : « Plus de liens, moins de biens ». L’auteur s’appuie entre autres sur le dernier ouvrage de l’écomarxiste japonais Kohei Saito, auteur d’une récente défense d’un « communisme décroissant » (Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge University Press, 2023), qui met en évidence la convergence des revendications communistes les plus essentielles et d’une décroissance de la production : une production sociale visant les valeurs d’usage et non le profit, la réduction du temps de travail, la suppression de la division du travail et la rotation des tâches pénibles, l’abolition de la compétition marchande, et l’abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel.
Organiser le « prolétariat écologique »
Si ce mot d’ordre d’un « biocommunisme » qui « planifie la décroissance en multipliant les communs – naturels ou sociaux » (p. 173) paraît plausible, le cœur de la tâche est dans la direction stratégique qui en découle : « identifier les forces sociales capables de transformer le rapport de force écologique » (p. 171). De ce point de vue, on peut trouver que l’ouvrage ne fait qu’effleurer quelques pistes, et n’échappe pas à la tendance générale des ouvrages écomarxistes à espérer en conclusion la constitution d’une nouvelle classe révolutionnaire, d’un « prolétariat écologique », d’un « biotariat » (Jason Moore), intégrant travailleurs, mouvements citoyens et même animaux, capable de faire la révolution nécessaire, mais dont on ne voit guère par quels biais il pourrait se constituer, étant donnée la variété des situations, des rapports de domination et des espaces géographiques en jeu (pour ne pas parler des espèces).
L’auteur souligne toutefois la distinction entre une « classe techniquement constituée de tous les vivants exploités » et l’alliance politique de certains secteurs de cette classe capable de mener une lutte réelle : que les porcs fassent partie de la classe ouvrière au sens des vivants exploités et mis au travail n’implique pas qu’ils représentent une force révolutionnaire… On peut de plus penser qu’il est de bonne politique marxiste de ne pas imposer de haut une stratégie, mais de proposer des outils conceptuels qui permettront au mouvement réel d’auto-organisation de la classe ouvrière d’être plus efficace, ce que le livre s’efforce de faire.
La conclusion insiste sur l’importance de maintenir la dimension internationaliste et antiraciste de ce biocommunisme, contre une tentation écofasciste et nationaliste. Le traitement de cette question en conclusion fait penser à une prise de conscience finale des risques d’une position centrée sur le travail et l’anticapitalisme : ce dernier n’est pas nécessairement émancipateur et progressiste. Le fait qu’une analyse conséquente du capitalisme mette en évidence la structuration raciale et sexuelle du prolétariat n’implique pas que les mouvements se revendiquant de l’anticapitalisme, voire du communisme, seraient par là même antiracistes, féministes, ou vraiment écologistes. L’auteur pose incidemment mais pertinemment le problème : de véritables communs impliquent des règles d’exclusion (des accapareurs, de ceux qui n’en respectent pas les règles). S’il est important de souligner comme il le fait le danger que ces règles soient celles d’un État-nation ethnicisé, il faudra bien penser ces règles d’exclusion, penser la délimitation de nouvelles communautés politiques, et non pas seulement rejeter celles qui renforcent l’ordre existant.
Conclusion : vers un syndicalisme écomarxiste ?
Exploiter les vivants n’a pas la prétention de résoudre toutes les difficultés qui s’opposent à l’émancipation des masses, mais de donner des outils conceptuels inspirés à la fois du marxisme et des courants critiques contemporains pour accorder au travail, plutôt qu’à la consommation, une place centrale dans le mouvement écologiste. C’est une étape de synthèse et de propositions, et de ce point de vue, c’est une réussite. L’ouvrage sera aussi utile aux familiers de ces questions qu’à ceux qui ne connaissent que de nom les concepts de Capitalocène ou de Plantationocène, d’extractivisme ou de féminisme de la reproduction sociale – même s’il aurait pu utilement faire aussi usage de références un peu moins contemporaines mais toujours pertinentes, et qui articulaient déjà écologie, travail, communisme et décroissance, comme l’écosocialisme d’André Gorz, de Murray Bookchin ou de Michaël Löwy, les travaux d’Ivan Illich sur la société conviviale, ou les études d’Henri Lefebvre ou Neil Smith sur la production de l’espace et de la nature dans le capitalisme. On peut regretter que le travail soit surtout envisagé comme un enjeu conceptuel permettant de délimiter des catégories exploitées, et pas davantage sous l’angle des nouveaux rapports au travail concret – y compris avec la nature et les animaux – que permettrait le « biocommunisme ». Peut-être parce que si le mot d’ordre est fédérateur, son contenu concret est source de désaccords et d’interrogations encore non résolues.
Sa redéfinition du capitalisme centrée sur la dévalorisation des conditions de la vie et l’activation pathologique des processus naturels éclaire toutefois utilement les effets écocides et impérialistes de ce mode de production, et permet, mieux que beaucoup de courants de l’écologie contemporaine, de nourrir une pratique écologique concrète, collective et combative. Si les moyens de constituer en classe unie un prolétariat écologique international ne sont pas encore clairs (et pour cause), on peut imaginer que de tels travaux nourrissent par exemple un syndicalisme renouvelé associant écologistes et travailleurs, ouvriers de l’élevage industriel et défense des animaux qui en sont victimes, agriculteurs et protection des sols, ouvriers des raffineries et sortie planifiée des énergies fossiles, mais aussi prolétariat des banlieues et des campagnes, au nom de la libération du travail. Clarifier nos concepts pour nous donner une meilleure prise sur le réel, voilà bien en tout cas la tâche du philosophe.
Paul Guillibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Paris, Amsterdam, 2023, 160 p., 13 €.