Recensé : Paul Krugman, The conscience of a liberal, W.W. Norton, octobre 2007, New-York. 352 p., 25 $. Traduction française par Paul Chemla sous le titre L’Amérique que nous voulons, Flammarion, 2008, 350 p., 22€.
Le chant des partisans
Les mois à venir seront ceux de la clarification politique et, comme l’explique Krugman dans ce livre, le temps n’est plus au consensualisme qui avait prévalu jusque dans les années 1970. La montée en puissance des néo-conservateurs au sein du parti républicain a entraîné une polarisation extrême de la vie démocratique américaine, qui justifie aujourd’hui un engagement partisan sans retenue.
Il n’en n’a pourtant pas toujours été ainsi, comme le rappellent les premiers chapitres du livre : après « l’âge d’or des inégalités », période au cours de laquelle la vie politique était fortement antagoniste, la « grande compression » des revenus opérée sous Franklin Roosevelt a entraîné un recentrage politique des élus républicains jusqu’aux années 1970, alors défaits idéologiquement par le New Deal. Il y aurait donc un lien de corrélation entre iniquité de la société et polarisation politique. Krugman s’appuie pour sa démonstration sur les résultats bien connus de Thomas Piketty et Emmanuel Saez (voir par exemple cet extrait repris sur le blog « engagé » de Krugman, The conscience of a liberal) et pour les mesure de polarisation politique, sur les mesures de Keith Poole et Howard Rosenthal (voir un intéressant schéma sur le site du livre Polarized America). Il s’avère que, dans la société américaine relativement égalitaire des années 1950 et 1960, il n’était pas rare qu’un élu républicain vote avec la majorité démocrate (voire que son vote moyen soit plus « à gauche » que celui de certains représentants démocrates). Ce type de comportements a aujourd’hui totalement disparu.
Krugman démontre également, de manière convaincante, que le changement de positionnement politique des Républicains a anticipé la hausse des inégalités et lui a donné des proportions bien plus grandes que dans le reste du monde développé. Car au-delà des mutations du capitalisme mondial, les inégalités de revenus aux Etats-Unis découlent de choix fiscaux et sociaux « volontaristes » (baisse de l’impôt sur le revenu, baisse des prestations sociales…). Face à cette responsabilité écrasante, il n’est plus temps, affirme Krugman, de faire dans la demi-mesure.
Krugman nous gratifie également de quelques passages nostalgiques sur l’Amérique de son enfance, regrettant qu’à étudier l’Amérique des années 1920, il y retrouve plus de ressemblances avec l’Amérique des années Reagan et Bush (fortes inégalités, antagonisme politique extrême) qu’avec celle des années 1950-1960. Et Krugman de pousser la métaphore : « c’est comme si vous regardiez une vieille photo sépia de votre grand-père, et que vous réalisiez que vous lui ressemblez beaucoup plus qu’à votre propre père ». Sa conclusion ? « Aujourd’hui, être libéral c’est être progressiste, et être progressiste implique nécessairement d’être partisan. Mais le but ultime de cette démarche n’est pas d’imposer le règne d’un parti unique. C’est au contraire de permettre le rétablissement d’une démocratie vivante et concurrentielle parce qu’in fine, construire une vraie démocratie est ce qu’il y a de plus important pour un libéral ». On regretterait presque que Krugman, pour susciter quelques débats de ce côté-ci de l’Atlantique, n’ait pas paraphrasé Jaurès pour affirmer que « le libéralisme, c’est la démocratie jusqu’au bout ».
Qui sont Paul Krugman, les libéraux, les progressistes et les électeurs démocrates ?
Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, est un économiste devenu célèbre pour son anticipation de la crise asiatique de 1997. Il déclarait alors que la croissance asiatique relevait plus de la transpiration que de l’inspiration. Dans les années 1980 et 1990, il fut l’un des promoteurs de ce que l’on appelle la « nouvelle économie géographique » (NEG). Cette école de pensée prévoyait, entre autres analyses, une concentration économique autour des pôles à faibles coûts de transaction (grands centres urbains, carrefours logistiques) et un déclin des territoires à faible concentration humaine et économique (villes moyennes et petites, monde rural, régions périphériques). Krugman publie aujourd’hui moins d’articles académiques mais tient un éditorial engagé deux fois par semaine dans le New York Times. Michael Tomasky en a fait un portrait à l’occasion de la sortie du livre recensé ici, portrait jugé fidèle par Krugman lui-même (consulter ici cet article : « The Partisan). Politiquement, il se définit lui-même comme libéral, au sens américain du terme.
Environ 30 % des Américains déclarent se sentir proches de cette « catégorie », avec des pointes dans les grands centres urbains. Ils constituent l’aile gauche du champ politique, pour autant que réduire le champ politique à un segment droite-gauche ait un sens. De manière classique, les libéraux se caractérisent par un progressisme sociétal (opposition à la peine de mort, à la torture, soutien à l’IVG voire au mariage entre personnes de même sexe) et un progressisme économique (reconnaissance du rôle de l’Etat et croyance dans l’utilité de la redistribution fiscale, de la fourniture de services publics et de la protection sociale). Les « progressistes » constituent une catégorie englobante des « libéraux » et plus large d’environ 10 points, en général plus conservateurs sur les questions sociétales. La constitution d’une majorité « de gauche » aux Etats-Unis suppose donc, pour les démocrates, de recueillir les suffrages d’une dizaine de points supplémentaires dans un électorat centriste peu idéologisé. On peut expliquer les deux victoires de Bill Clinton par un positionnement idéologique assez centriste pour un démocrate (positionnement progressiste mais pas libéral), une pratique vigoureuse de la triangulation politique, un charisme indéniable, une proximité avec les minorités américaines permettant d’accroître leur participation aux élections, traditionnellement faible, en même temps que par la faiblesse de l’adversité au niveau national (ce qui aide toujours…).
Au début de l’ère Clinton, Krugman s’est assez fortement opposé aux économistes les plus proches de la Présidence, en particulier pour leurs velléités protectionnistes, jugées défavorables aux pays les plus pauvres, ou encore leur renoncement à proposer une couverture médicale universelle (lire par exemple Peddling Prosperity, sorti en 1994).
On sent chez Krugman une certaine détestation du clan opposé et une non-moins certaine délectation devant les dissensions apparues dans le camp conservateur depuis 2005. Il affuble ainsi leur organisation du qualificatif d’« Orwellienne » et ne fait pas toujours dans la nuance sur ce thème. Il consacre d’assez longs passages à la description de la right-wing conspiracy, ensemble constitué des grandes fondations (American Enterprise Institute, Cato Institute, Heritage Foundation, Manhattan Institute, Hudson Institute), des revues (the National Journal, the Public interest, the American spectator) et autres télévisions (Fox News) qui ont permis la conquête du Grand Old Party par une vague de courants de pensées proches et radicaux. Krugman regroupe ces courants sous l’appellation de movement conservatism, littéralement conservatisme de mouvement, version américaine de la « rupture » de droite. On pourrait d’ailleurs retrouver certains traits de ce type d’organisation « industrielle » du politique dans divers contextes politiques nationaux européens, rôle des fondations en moins et dépendance des médias à l’égard de groupes industriels en plus.
Mais le fiasco irakien ayant fortement affaibli le clan néo-conservateur, c’est toute la droite américaine qui doute et cherche à prendre ses distances l’égard du bilan de l’équipe sortante. Krugman voit là une opportunité historique d’affirmer l’existence d’une conscience libérale, qu’il estime désormais pouvoir devenir majoritaire, après des années de cantonnement au « gauchisme ».
La fin de la crise démocratique ?
Krugman croit en effet possible la constitution d’une majorité progressiste aux Etats-Unis, après 40 ans d’ambiguïté. Il se livre à un intéressant exercice d’analyse des contours de la crise démocratique américaine, dont il situe l’origine dans les années 1960. Cette crise se caractérise, c’est son premier aspect, par la faible participation aux élections des résidents les plus modestes, soit parce qu’ils ne sont pas américains de nationalité, et donc interdits de vote, soit parce qu’ils ont été privés de leurs droits civiques. Krugman accuse explicitement les Républicains d’avoir généralisé la pratique de ce type de mesures de privation, pour diminuer le nombre de personnes modestes sur les listes électorales et donc améliorer leurs résultats électoraux, en jouant sur les deux leviers : allongement des durées de privation des droits civiques extension de la liste des délits sanctionnés de privation de droit de vote. Les Américains n’ont donc pas nécessairement de préférence pour l’inégalité, mais ceux qui en souffrent le plus voient leur droit d’expression restreint. Ajoutons à cela une participation traditionnellement plus faible chez les citoyens ayant fait moins d’études, et l’explication de la faible participation des électeurs modestes se trouve complète.
Cela n’est pas neutre politiquement et peut autoriser des politiques fortement inégalitaires, sans sanction démocratique. La politique fiscale menée par l’administration de George W. Bush pendant huit ans a, exemple purement fortuit fourni par l’auteur, bénéficié dans son ensemble aux ménages ayant des revenus supérieurs à 75 000$ par an, soit 25% des Américains. Elle s’avérait quasiment neutre pour ceux dont les revenus sont dans la tranche allant de 50 000 à 75 000$ (15% de la population) et clairement négative pour les 60% des ménages gagnant moins de 50 000 $ par an. Elle aurait donc dû être massivement rejetée. Mais il n’en est rien ! Pour les raisons évoquées plus haut, les ménages gagnant moins de 50 000$ ne représentent que 40% des électeurs, et une politique inégalitaire peut donc se trouver confortée dans les urnes.
Le deuxième aspect de la crise démocratique américaine est l’expression de la préférence raciale (ou raciste) du Sud des Etats-Unis. Quoiqu’il abrite de nombreux pauvres, le Sud vote massivement pour les Républicains depuis la fin des années 1960 – alors que son intérêt économique est parfaitement contraire –, en souvenir (amer) du soutien démocrate aux mouvements des droits civiques. Lyndon Johnson aurait d’ailleurs affirmé qu’il ne savait pas pour combien de temps il avait donné le Sud aux Républicains en approuvant le Civil Rights Act de 1964… On mentionne souvent le facteur religieux comme explication du soutien du Sud au parti républicain, pourtant, Krugman semble le considérer comme secondaire par rapport au facteur racial, notamment parce qu’il ne constitue pas une anomalie démocratique. Que des Américains religieux et conservateurs votent pour des conservateurs est somme toute logique et « naturel », mais que les électeurs défavorisés votent pour une politique inégalitaire, voilà qui perturbe le système démocratique et le fait pencher plus que de raison vers le parti républicain.
Les Républicains ont, depuis les années 1960, fortement joué de cette stratégie de diversion des enjeux économiques et sociaux pour se focaliser sur les enjeux raciaux, en flattant les plus basses pulsions en la matière. Ronald Reagan avait ainsi déclaré dans les années 1970 que « si un particulier refusait de louer ou de vendre sa maison à un nègre, il en avait bien le droit ». Motif d’espoir selon Krugman, les préjugés racistes semblent reculer rapidement aujourd’hui. Ainsi, le nombre d’Américains déclarant approuver l’idée de mariages interraciaux, pour reprendre la désagréable expression américaine, est passée de 36% en 1978 à 48% en 1991, puis à 65% en 2002 et enfin à 77% en 2007. Les démocrates peuvent donc désormais espérer que la démagogie républicaine en matière raciale soit moins opérante et compter l’emporter dans des Etats dont ils ont été évincés il y a bien longtemps. La préférence pour l’égalité devrait alors pouvoir s’exprimer à nouveau dans les couches sociologiques les moins favorisées, même au Sud, et permettre une politique plus progressiste au niveau fédéral.
Pour un nouveau New Deal
Le premier axe d’une telle politique consiste en effet à lutter avec plus de convictions et de moyens contre les inégalités. L’Amérique est de plus en plus inégalitaire, rappelle Krugman. Entre 1945 et 1973, le croissance américaine s’élevait à 2,7% par an et bénéficiait de manière égale à toutes les tranches de population, quel que soit leur revenu. Depuis 1980, le revenu médian des familles n’a progressé que de 0,7% par an, bien moins que la croissance de la richesse nationale. Phénomène connu, les salaires des super-riches (0.1% de la population), ont été multiplié par 5 en trente ans, alors que ceux des patrons des cinquante plus grandes entreprises ont septuplé, leur rémunération annuelle passant de 40 à 367 SMIC, sans qu’il soit vraiment possible d’associer leurs revenus à une profitabilité supérieure des entreprises.
Les Américains sont aujourd’hui très mécontents de la situation économique générale du pays et de la leur en particulier (74% d’insatisfaits en 2007) et seraient donc prêts à d’importantes réformes. Pour lutter contre les inégalités, Krugman propose de les attaquer en amont, au sein et en aval du système productif [1]. Krugman suggère de redonner un rôle redistributif à la fiscalité (en augmentant l’impôt sur le revenu, l’imposition des plus-values et l’impôt sur les sociétés), mais aussi et surtout de fournir enfin une couverture maladie universelle. Krugman évoque avec une certaine admiration le caractère universel du système français et son rapport coût/efficacité, et souligne la supériorité du secteur public pour la gestion de l’assurance maladie aux Etats-Unis. Ainsi, les coûts d’administration de Medicare ne sont que de 2% aux Etats-Unis, contre plus de 15% pour les assureurs privés. Krugman plaide donc pour une extension de Medicare aux 15% des Américains qui ne sont pas couverts, soit 45 millions de personnes, en finançant cet effort par des cotisations sociales et de la TVA. Enfin, Krugman suggère de hausser le salaire minimum américain, qui est passé de 50% du salaire moyen dans les années 1950/1960 à 31% aujourd’hui, s’appuyant sur les travaux de Card et Krueger qui démontrent l’absence de lien entre niveau du SMIC et chômage aux Etats-Unis [2]. Krugman évoque aussi la possibilité d’un Employee Free Choice Act pour favoriser l’adhésion à des syndicats, en interdisant aux patrons d’interdire de fait le syndicalisme dans leur entreprise, comme cela est aujourd’hui observé, chez Wal-Mart et bien d’autres.
Enfin, Krugman évoque la campagne présidentielle en cours. Il reste sévère contre Bill Clinton, « qui n’a jamais eu un programme bien défini et ne savait pas ce qu’il était censé faire », et le rôle d’Hillary dans la réforme ratée de l’assurance maladie en 1994 (« son plan ne visait pas à donner de la substance à une nécessaire réforme de grande ampleur, c’était une entreprise personnelle, menée en solitaire et sans le soutien d’une large coalition »). Pourtant, Krugman soutient aujourd’hui le plan santé d’Hillary Clinton (voir cette tribune) qui ambitionne une couverture médicale universelle (124 milliards de dollars par an pour 45 millions de nouveaux assurés), quand Obama, moins progressiste sur ce point, propose une couverture limitée (23 millions de personnes) pour un coût presque aussi élevé (102 milliards par an). C’est, dit-il, la principale différence entre les deux candidats. Un point de vue à méditer.
En conclusion, c’est donc bien un véritable manifeste social-démocrate que propose le libéral Krugman. On regrettera peut-être que la lutte « à la racine » contre les inégalités, c’est-à-dire en amont du système productif, soit la dimension la moins traitée dans l’ouvrage, alors qu’elle s’avère peut-être la plus féconde des pistes suivies en Europe. Toutefois, l’ensemble reste convaincant et étayé : il y a, à l’Ouest, du nouveau.