Le XXe siècle portugais a été marqué par un événement déterminant : le coup d’État organisé le 25 avril 1974 par des capitaines insurgés. En moins de vingt-quatre heures, une dictature longue de quarante-huit années a chuté. À l’échelle de cette longue chronologie autoritaire de presque 17 500 jours, la nuit du coup d’État [1] paraît infinitésimale, mais elle est pourtant à la base de la démocratie actuelle. Le fait que le 25 avril soit un jour férié depuis avril 1975 est le signe de cette rupture. L’année 2024 a été marquée par la multiplication des événements scientifiques et culturels autour du cinquantenaire du 25 avril 1974.
C’est dans ce cadre qu’il faut insérer la parution de l’ouvrage de Victor Pereira, à côté d’autres publications en français [2]. Maître de conférences à l’université de Pau et des pays de l’Adour, il est actuellement rattaché à l’Institut d’histoire contemporaine de l’université nouvelle de Lisbonne. Il est, avec Yves Léonard, l’un des principaux historiens du XXe siècle portugais en activité en France. Le titre de l’ouvrage, C’est le peuple qui commande, pourrait étonner, mais dès le chapitre introductif, Victor Pereira en donne la clé de compréhension : il s’agit de la traduction du vers O povo é quem mais ordena répété trois fois dans la chanson Grândola Vila Morena de l’artiste Zeca Afonso, diffusée le 25 avril 1974 sur la radio Renascença. Cette phrase est aussi l’affirmation de l’une des idées majeures défendues par Victor Pereira : celle d’un coup d’État certes amorcé par les militaires, mais auquel la participation populaire a dès le début donné une dimension révolutionnaire.
Les militaires à l’avant-garde ?
Grâce à des archives consultées au Portugal, en France et aux États-Unis, l’historien élargit la focale au-delà du seul coup d’État, alors que le traitement de l’événement dans l’historiographie portugaise est souvent exclusivement centré sur le Portugal. Après une courte introduction, les deux premiers chapitres remontent la chronologie pour expliquer les causes du coup d’État du 25 avril 1974, principalement le rôle de l’armée au Portugal et la question coloniale.
L’armée joue en effet un rôle clé dans l’installation de la dictature en 1926. Si son poids est variable au cours de la période autoritaire, elle remplit a minima des fonctions symboliques, puisque tous les présidents de la République sont choisis parmi ses rangs. Même António de Oliveira Salazar, président du Conseil entre 1932 et 1968, est bien « conscient que son maintien au pouvoir dépend des militaires » (p. 18). L’armée revient au premier plan au cours de la décennie 1960 avec la décolonisation. L’empire portugais, central dans la rhétorique dictatoriale, est alors contesté par les mouvements indépendantistes. C’est autour de sa défense que le pouvoir portugais se concentre jusqu’à sa perte. En insistant sur l’empire dès le premier chapitre, Victor Pereira accompagne à raison la tendance historiographique à faire de celui-ci un des fondements de la dictature. Oubliées pendant les décennies 1980 et 1990, les études coloniales se sont multipliées à partir des années 2000 et ont redonné à l’empire une place cruciale dans l’histoire dictatoriale.
Après la débandade à Goa en 1961, les dirigeants décident d’envoyer l’armée ainsi que tous les conscrits – 800 000 au total (p. 33) – en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Alors que Salazar est remplacé par Marcelo Caetano en 1968, les généraux qui s’illustrent plus ou moins sur le front, comme António de Spínola, entendent porter un projet alternatif face à l’impasse de la guerre coloniale : certains prônent la décolonisation ; d’autres, comme Spínola, un Commonwealth portugais. Pour autant, ce sont les corps intermédiaires de l’armée, de jeunes officiers et surtout des capitaines, qui structurent le mécontentement comme le rappelle Victor Pereira dans le deuxième chapitre intitulé « La forge du 25 avril ». Ils viennent de la petite classe moyenne et « sont donc relativement proches socialement des nombreux simples soldats » (p. 49). Ils ont la sensation de connaitre le peuple. Le Mouvement des forces armées (MFA) est créé à la fin de l’année 1973 et élabore un programme construit autour de trois D : démocratiser, décoloniser et développer. Les militaires entrent en action le 25 avril 1974 et parviennent à faire chuter le régime.
L’irruption du peuple : prendre le parti de la révolution
À partir du troisième chapitre, Victor Pereira insiste sur l’importance de la place du peuple. Alors que les militaires insurgés avaient demandé à la population de ne pas sortir, les citoyennes et citoyens n’ont pas suivi la consigne et sont venus les soutenir. Cette présence citoyenne fait basculer le coup d’État dans la révolution, et les militaires du MFA se revendiquent comme étant l’incarnation d’une volonté populaire.
Dans le quatrième chapitre, Victor Pereira insiste sur ce basculement dans la révolution et affirme donc sa dimension révolutionnaire quelque peu éludée dans le discours politique contemporain. Il rappelle les occupations de logements et la multiplication des mouvements de grève et des manifestations. C’est « l’explosion de joie » (p. 100), et le mouvement révolutionnaire portugais provoque une participation citoyenne active comme le montre la multiplication des partis politiques. Le gouvernement provisoire est composé de militaires, mais aussi de civils dont les communistes, malgré la peur que ces derniers suscitent chez les occidentaux. La résistance du peuple passe aussi par le refus de poursuivre le combat en Afrique et donc d’accélérer la décolonisation qui se déroule entre 1974 et 1975 malgré les réticences de Spínola, alors président de la République. Le MFA « apparaît comme l’aiguillon de la Révolution » (p. 133) et pousse Spínola à la démission en septembre 1974. En conséquence, c’est bien le peuple, incarné par le MFA, qui commande et le gouvernement tente tant bien que mal de suivre les aspirations citoyennes.
Les hésitations de la révolution
Le cours de la révolution est marqué par de nombreux rebondissements que Victor Pereira évoque dans les chapitres suivants dont les titres mettent en évidence les hésitations du mouvement révolutionnaire. Le chapitre 5 évoque les « Craquelures », le sixième s’interroge sur « Un Cuba en Europe ». Après le départ de Spínola, les manifestants craignent en effet un contrecoup réactionnaire et veulent surtout défendre la révolution. Le gouvernement provisoire s’oppose sur la façon de mener la révolution. Un coup d’État raté de Spínola en mars 1975 accélère les mouvements sociaux et le gouvernement bascule encore plus à gauche. Cependant, les élections constituantes du 25 avril 1975 avec un taux de participation de 92% montrent d’une part l’adhésion de la population au mouvement révolutionnaire et le soutien aux partis modérés qui arrivent en tête [3].
À partir de juillet 1975, les groupes d’extrême gauche entendent mener les combats pour approfondir la révolution. Ils cherchent à créer une société socialiste, amplifier les revendications sociales et mieux répartir les richesses et les terres. De l’autre côté de l’échiquier politique, la droite catholique est de plus en plus virulente contre l’agitation de l’extrême gauche. Les tendances du gouvernement provisoire s’opposent alors que les Portugaises et Portugais vivant en Angola sont contraints de revenir en métropole, fuyant la guerre civile. Tandis que la situation économique se dégrade et que le chômage croît, les dissensions politiques sont toujours très fortes, à gauche notamment. L’extrême gauche perd cependant sa crédibilité lors du coup d’État raté le 25 novembre 1975. Le reflux est ensuite assez rapide : les militaires putschistes sont emprisonnés, les étrangers agitateurs expulsés, mettant fin au tourisme révolutionnaire, les médias trop à gauche repris en main. Dans le même temps, les travaux de l’Assemblée nationale constituante continuent. Elle est votée en avril 1976. La tenue sans difficulté des élections présidentielles et locales corrobore l’institutionnalisation de la démocratie, d’autant que la perspective d’une intégration européenne devient l’horizon de la vie politique portugaise.
La conclusion, interroge la portée de l’événement historique qu’est le 25 avril. L’attachement des Portugaises et Portugais au 25 avril 1974 et à la démocratie qu’elle a fait naître est toujours clair. Toutefois, Victor Pereira met en avant la poussée de l’extrême droite au Portugal à l’approche du cinquantenaire, parti qui critique ouvertement le 25 avril.
Une étude pertinente
L’ouvrage de Victor Pereira marque une étape importante dans la diffusion en France de l’histoire de la fin de la dictature et de la période révolutionnaire jusqu’à l’instauration de la constitution démocratique. Il permet d’accéder en français à une étude approfondie, rigoureuse et détaillée d’une période complexe et qui peut paraître encore difficile à saisir tant elle est riche. Le choix pertinent d’un traitement chronologique de la révolution des Œillets permet aux lectrices et lecteurs de se repérer plus facilement.
L’introduction, un peu courte, aurait pu présenter brièvement l’histoire des études sur la révolution portugaise afin de mieux situer le livre dans la production historiographique. De plus, l’auteur aurait pu mieux expliciter la démarche suivie dans l’ouvrage. Cependant, l’étude est convaincante dans la mesure où elle mêle judicieusement de nombreuses thématiques, à l’image de la pluralité des bouleversements entraînés par la révolution des Œillets. Ainsi, l’auteur aborde aussi bien les conséquences politiques, diplomatiques, économiques, culturelles et sociales du 25 avril 1974 de façon assez équilibrée. Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, les exemples mobilisés sont convaincants et toujours solidement étayés par des références aux archives. Systématiser les références aux travaux historiographiques, moins cités, aurait pu enrichir la perspective et confronter les différentes approches.
Par ailleurs, des points de comparaison avec d’autres situations révolutionnaires auraient été bienvenus et auraient permis de dépasser un peu l’horizon portugais, d’autant qu’elles ont pu servir de référence aux actrices et acteurs de la révolution portugaise. De même, il aurait été intéressant de multiplier les mentions au contexte international, notamment marqué par la crise économique à la suite du choc pétrolier. Enfin, il aurait pu être pertinent d’approfondir encore davantage les échos de la révolution portugaise à l’international, notamment parce qu’ils sont assez peu traités.
Aborder dans un livre de moins de trois cents pages une période certes courte, mais aussi dense politiquement, économiquement et socialement est déjà un succès en soi. L’effort de synthèse opéré par Victor Pereira est un pari réussi. Il contribue clairement à une meilleure connaissance de l’histoire politique et sociale portugaise du mitan de la décennie 1970.
Victor Pereira, C’est le peuple qui commande, la révolution des Œillets 1974-1976, Bordeaux, Éditions du Détour, 2024, 280 p., 21€90.