Recensé : Samir Saul, Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962), Genève, Droz, 2016, 763 p., 69 €.
Le capitalisme est-il décolonisateur ? Telle est la question principale à laquelle Samir Saul, professeur d’histoire des relations internationales à l’Université de Montréal, entend répondre en étudiant de près la rentabilité des activités économiques françaises en Afrique du Nord. Son approche est originale. Il ne propose pas de nouvelle explication du processus ayant mené aux décolonisations, mais conteste la validité d’une thèse répandue : celle qui s’inspire du cartiérisme [1] pour affirmer que, les colonies étant ruineuses, la décolonisation découlerait du développement du capitalisme.
Ce sont ainsi les travaux de Jacques Marseille [2] qui forment la principale cible de S. Saul : la décolonisation pour Marseille est l’œuvre d’une certaine droite, essentiellement préoccupée par l’efficacité économique, qui souhaite divorcer d’un empire colonial perçu comme un fardeau. Ce serait les milieux d’affaires et les acteurs économiques, favorables à une modernisation de l’économie française, qui auraient impulsé le processus de décolonisation dans les années 1950. L’intention de S. Saul ressemble ainsi à celle de Robert Fogel, qui démontrait, dans Time on the Cross (1974), que le capitalisme n’est en rien responsable de l’abolition de l’esclavage, le système esclavagiste demeurant parfaitement rentable. Malgré ce ferme parti-pris, l’ouvrage de S. Saul n’est pas non plus un livre à thèse. En s’intéressant à la rentabilité des intérêts économiques français en Afrique du Nord entre 1946 et 1962, il livre un précieux tableau des économies coloniales nord-africaines centré autour du concept de « pacte » colonial.
L’impossible dépassement du « pacte » colonial après la Seconde Guerre mondiale
La relation économique fondamentalement déséquilibrée entre la France et ses colonies s’est construite autour d’un « pacte » colonial, caractérisé selon S. Saul par une stricte division du travail internationale : le centre fabrique tandis que la périphérie lui fournit produits alimentaires, matières premières et marchés. Ce régime économique est le facteur essentiel du sous-développement économique de l’Afrique du Nord, qui n’apparait plus durable ni pour les intérêts métropolitains, ni pour les nationalistes maghrébins dès les années 1930. Le « pacte » colonial ne convient plus en effet aux industriels européens opérant en Afrique de Nord. Au Maroc, les industriels français, touchés par la crise, voient leurs parts de marché se réduire : l’industrie légère qu’ils déploient, peu élaborée et peu mécanisée (conserveries par exemple), est à la merci de la concurrence internationale. En 1933, un Comité central des industriels du Maroc est ainsi fondé pour remettre en cause l’Acte d’Algésiras [3] (1906) et établir des protections douanières favorables au développement d’une industrie marocaine. Les pouvoir publics métropolitains prennent aussi brutalement conscience de l’impératif du développement de l’Afrique du Nord au sortir de la Seconde Guerre mondiale : à l’heure où un troisième conflit mondial parait vraisemblable, les possessions nord-africaines sont envisagées comme l’espace de repli naturel de la France en cas de nouvelle invasion. Les régions industrielles françaises du Nord et de l’Est étant de surcroît particulièrement vulnérables, il importait de prévoir des zones industrielles à l’abri des destructions ou d’une nouvelle occupation. Si Français et nationalistes maghrébins s’accordaient sur la nécessité de la réforme économique, ils divergeaient sur le plan politique. Les projets des nationalistes faisaient de l’indépendance politique un préalable à toute réforme économique, tandis que les Français pensaient la réforme dans le cadre impérial.
Au lendemain de la guerre, le rôle démiurgique accordé à l’État et la priorité donnée à l’économie planifiée font des pouvoirs publics métropolitains des acteurs majeurs des économies nord-africaines. Ces derniers se donnent pour mission explicite de rompre avec le pacte colonial. Le plan Monnet en France a ainsi son équivalent en Afrique du Nord, avec un plan quadriennal de 1949 à 1952 s’appliquant à l’Algérie, au Maroc et à la Tunisie. L’accent est mis sur la construction d’infrastructures (barrages, électricité et gaz, voies de communication) et l’augmentation de la production agricole. Dans le cadre du plan Marshall, le gouvernement français réserve 6,1 % des crédits américains à l’Afrique du Nord. La région bénéficie ainsi d’entre 16 et 18 % des dépenses d’investissements réalisées dans l’Union française au cours des premiers plans (p. 42). Les plans suivants (1953-1956) procèdent d’une philosophie différente : ils visent une rentabilité immédiate et privilégient les secteurs où l’accélération de la production est immédiate. De 1952 à 1955, l’investissement public en Afrique du Nord ne représente plus que 10 % de l’investissement public en Métropole.
Après les indépendances tunisienne et marocaine en 1956, la planification change de dimension en Algérie avec le plan de Constantine. Décidé en 1960, il prévoit entre 1959 et 1964 une augmentation des revenus individuels de 6 % par an. La philosophie du Plan est de promouvoir un développement à marche forcée dans toutes les directions : ses objectifs intègrent le développement des campagnes, la promotion de l’industrie légère (biens de consommation) sans négliger l’industrie lourde. Des projets énergétiques ambitieux (l’oléoduc de Bougie, le gazoduc d’Hassi-R’Mel) et de colossaux complexes industriels (la raffinerie d’Alger, le complexe d’Azrew) sont prévus. Si le plan de Constantine ne sera jamais mis pleinement à exécution, l’indépendance de l’Algérie survenant en 1962, les investissements réalisés durant la phase préparatoire du plan sont massifs : en 1959, c’est l’équivalent de 19 % du PIB algérien qui est investi. Le montant s’élève à 22 % en 1960, les fonds publics français représentant la moitié de cet investissement (p. 98).
Cette planification tardive, décidée et menée en temps de guerre, ne pouvait qu’avoir des effets limités. Si la France fournit des ressources matérielles capables de remettre en cause le pacte colonial, elle a trop vite considéré la victoire militaire comme imminente et inéluctable en Algérie.
Des investissements globalement très rentables
Après avoir dressé un état des lieux des économies nationales, S. Saul détaille leurs structures microéconomiques en abordant méthodiquement chaque grand secteur : la sidérurgie, l’énergie, l’industrie agroalimentaire, l’industrie chimique, l’industrie automobile, l’équipement public, la construction, le secteur tertiaire, les mines et les hydrocarbures.
L’estimation de la rentabilité du capital engagé [4] est réalisée pour chacune des 154 sociétés anonymes analysées par S. Saul : la quantité d’entreprises répertoriées garantit la représentativité des économies coloniales. Sur la période étudiée, les taux de rentabilité globaux oscillent ainsi entre 25 et 50 % pour l’Algérie, 20 et 35 % pour la Tunisie et le Maroc selon les années (p. 715). Ces taux progressent de façon générale de 1945 jusqu’au milieu des années 1950, avant de marquer un fléchissement pendant les années précédant immédiatement les indépendances. Les taux de rentabilité varient alors entre 10 et 15 %, ce qui demeure honorable compte tenu du contexte. S. Saul dresse ainsi le tableau d’économies nord-africaines parfaitement viables, desquelles le secteur privé ne semble pas près de se désengager. Le maintien de la confiance des milieux d’affaires métropolitains pendant les années 1950 confirme la nature politique, et non économique, de la décolonisation. S. Saul montre ainsi comment les enjeux économico-stratégiques liés au pétrole et au gaz en Algérie plaident pour un maintien de la tutelle coloniale de la France. La création, en 1957, d’une Organisation Commune des Régions Sahariennes (OCRS) encadrant les parties sahariennes de l’Algérie, du Soudan, du Niger, du Tchad et de la Mauritanie vise à assurer une présence définitive de la France au Sahara contre les indépendances éventuelles. Cette intégration du Sahara à la France métropolitaine est alors considérée comme analogue à celle de l’Alaska aux États-Unis. L’OCRS ne survivra finalement pas à l’indépendance algérienne en 1962.
La richesse de l’étude de S. Saul ne provient toutefois pas totalement de ce constat global, certes important : chacune des 154 entreprises est minutieusement analysée. Dans leur diversité, elles donnent à voir aussi bien des fleurons de l’économie coloniale que des échecs. Parmi les mastodontes figure ainsi la Compagnie sucrière du Maroc (CONSUMA), l’un des plus grands groupes industriels d’Afrique du Nord et le plus important fabricant de pains de sucre au monde. Toujours au Maroc, l’Omnium nord-africain (ONA), futur fer de lance du capitalisme royal après l’indépendance, est une holding détenue indirectement par Paribas et active dans les mines, les transports routiers, le commerce et l’immobilier. L’ONA se distingue par sa rentabilité impressionnante, atteignant les 60 % au début des années 1950, au cœur de la crise politique marocaine. En Algérie, l’implantation en 1957 du constructeur automobile Berliet, dont 18 % de la production s’y exporte, révèle l’intérêt certain du secteur privé métropolitain pour le pays (p. 354). Cette délocalisation n’est pas sans rapport avec la découverte décisive de puits de pétrole à Edjleh en 1956, après des dizaines d’années de prospection relativement infructueuses dans toute l’Afrique du Nord. À l’heure de la crise de Suez, la France pouvait ainsi espérer compter parmi les puissances pétrolifères et gazières : le seul gisement d’Hassi Messaoud découvert en juin 1956 pouvait subvenir aux trois cinquièmes de la consommation pétrolière de la France (p. 601). Mais, nous le disions, S. Saul ne néglige pas les aventures moins spectaculaires. Ainsi la Compagnie des boissons hygiéniques de Casablanca (CBHC), chargée de répliquer au Maroc les formidables succès de Coca-Cola dans le monde, et en particulier en Égypte, végète jusqu’à sa dissolution en 1960.
Un tableau complet mais dépolitisé des économies coloniales
L’ouvrage de S. Saul est une somme encyclopédique qui sera vraisemblablement une source de première importance pour tout travail d’histoire économique à venir sur l’Afrique du Nord au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Une notice méthodologique aurait néanmoins été bienvenue afin de détailler les choix en ce qui concerne le calcul de la rentabilité des entreprises, concept qui est au cœur de la problématique de l’ouvrage. S. Saul opte en effet pour une définition absolue de la rentabilité du capital engagé. Or pour expliquer plus rigoureusement le maintien des intérêts français en Afrique du Nord, il aurait fallu la comparer avec celle des secteurs similaires en France, les capitaux étant relativement mobiles entre les deux espaces. Les taux de rentabilité élevés que repère S. Saul l’amènent trop rapidement à supposer qu’ils excèdent ceux des secteurs similaires en métropole, sans que le lecteur n’ait connaissance de leur comparaison.
Le choix d’analyser les économies coloniales au prisme de leurs entreprises a pour contrepartie une tendance marquée à négliger l’étude des rapports sociaux au sein de ces économies. Bien que S. Saul passe en revue tous les secteurs des économies coloniales, il dépolitise son récit, non pas au sens où il n’évoquerait pas l’histoire politique déjà bien connue de cette période, mais en ce qu’il n’examine pas les rapports de pouvoir fondés sur les inégalités de richesse dans la société coloniale. De fait, celle-ci se caractérise par des inégalités extrêmes, et S. Saul ne s’arrête pas sur le rôle des élites économiques, alors même qu’elles décident des grandes orientations économiques dans les trois pays qu’il étudie. Si l’on comprend bien que les activités économiques étaient la plupart du temps (très) rentables, S. Saul ne dit rien de la provenance ni de la composition des élites qui pilotent pourtant ces activités – et qui profitent de leurs richesses. L’histoire des entreprises coloniales tend de fait à masquer la concentration du capital et des revenus, qui peut tout aussi légitimement prétendre éclairer le maintien des milieux d’affaires français en Afrique du Nord. L’attention aux questions de répartition aurait été un heureux complément à l’accent mis sur les entreprises : elle permettrait d’incarner davantage le déséquilibre économique constitutif de la relation coloniale, qui joue – lui – un rôle majeur dans le processus de décolonisation. Le travail de S. Saul se résout en effet en une histoire économique paradoxale, qui conclut à la primauté des facteurs politiques dans le déclenchement des décolonisations :
La décolonisation est la résultante des revendications nationalistes et de l’interaction, transactionnelle ou conflictuelle, pacifique ou armée, entre les nationalistes et les pouvoirs publics impériaux dans la sphère politique. (p. 720)
C’est donc la pression nationaliste, nourrie par la dégradation des conditions de vie dans la société autochtone, qui contraint les autorités politiques impériales à accepter la solution indépendantiste. Celle-ci a été repoussée le plus longtemps possible, jusqu’à ce que le statu quo devienne intenable. En mettant en évidence le fondement économique de ces facteurs politiques, l’analyse des problèmes de redistribution aurait permis de redonner leur importance aux origines économiques de la décolonisation.
Fondée sur un travail colossal et minutieux, la démarche de S. Saul souligne l’importance d’une collecte patiente d’informations économiques nouvelles. Cette méthode est la plus efficace pour contribuer de façon constructive aux débats passionnés qui entourent l’histoire économique coloniale.