Écrire une « nouvelle histoire du monde » depuis les origines de la planète Terre jusqu’à nos jours, en articulant l’histoire des sociétés humaines et celle de la « nature », tel est le pari audacieux de Peter Frankopan.
Écrire une « nouvelle histoire du monde » depuis les origines de la planète Terre jusqu’à nos jours, en articulant l’histoire des sociétés humaines et celle de la « nature », tel est le pari audacieux de Peter Frankopan.
Historien médiéviste et professeur à l’université d’Oxford, Peter Frankopan est un auteur célèbre depuis la parution des Routes de la soie en 2017, ouvrage dans lequel l’auteur relit l’histoire des siècles passés dans une perspective globale, hors de la seule orbite occidentale. C’est un livre d’une ambition plus grande encore que le même auteur publie en 2023, The Earth Transformed. Un titre assez mystérieux que le sous-titre de l’ouvrage, paru en 2024 dans une belle traduction chez Tallandier, explicite, puisque l’historien prétend offrir avec ce nouvel opus une « nouvelle histoire du monde ». Trois objectifs sont définis en introduction : confronter l’histoire du climat à celle de l’espèce humaine pour mieux en appréhender les interrelations ; « retracer l’histoire de l’interaction de l’homme avec le monde naturel au cours des millénaires » ; et inscrire cette histoire dans une perspective globale (p. 33-34).
Tant le cadre chronologique que l’approche globale impressionneront le lecteur tout au long des près de 1000 pages du volume, puisque P. Frankopan décline un récit qui s’ouvre sur les origines de la Terre, il y a 4,5 milliards d’années, et se poursuit au fil des 24 chapitres jusqu’aux temps présents et aux perspectives d’avenir pour la planète et l’espèce humaine, en conclusion. De tels choix impliquent une ampleur de vue et la plongée dans une bibliographie immense, dont l’imposant appareil de notes, en annexe, rend compte.
L’essor de l’histoire environnementale, notamment aux États-Unis et en Angleterre, en revisitant les liens entre l’espèce humaine et la « Nature », ainsi que l’émergence du concept d’Anthropocène au début de ce siècle, ont été déterminants dans la genèse d’un tel projet d’écriture. L’historien Dipesh Chakrabarty, dans Après le changement, penser l’histoire (2022), proposait déjà de mettre en tension l’histoire de l’espèce humaine et celle du système Terre, afin de mieux appréhender l’Anthropocène. C’est bien parce que « les changements profonds du climat mondial auxquels on assiste actuellement sont presque entièrement dus à l’action de l’homme sur l’environnement » (p. 25) que cette connexion entre ces deux histoires longtemps étanches l’une à l’autre doit être mise en œuvre. Et P. Frankopan revient tout au long de son ouvrage sur les nombreux débats quant aux origines de l’Anthropocène, que l’on opte pour une chronologie très ancienne, remontant à l’apparition de la riziculture en Asie, ou au contraire pour une datation plus contemporaine, liée à la Révolution industrielle ou à la « Grande accélération », après la 2e Guerre mondiale.
Dans l’introduction, P. Frankopan dresse le constat de l’urgence de la situation environnementale et de la nécessité de comprendre le passé pour mieux appréhender le présent et, aussi, l’avenir :
J’ai voulu comprendre pourquoi nous semblons être parvenus au bord d’un précipice, si près du bord que l’avenir même de notre espèce – tout comme celui d’une grande partie du monde animal et végétal – est en danger. De même qu’un médecin doit connaître parfaitement une maladie avant d’essayer de la guérir, il est essentiel de rechercher les causes des problèmes actuels si l’on veut proposer une solution aux crises auxquelles nous sommes tous confrontés. (p. 14)
Je reviendrai à la fin de ce compte rendu sur la dimension prospective de l’ouvrage. Pour en rester ici au diagnostic, il faut saluer la capacité de P. Frankopan à manier une bibliographie – pour l’essentiel anglophone – dont le caractère interdisciplinaire impressionne. Dès l’introduction, l’auteur souligne la profusion d’« archives climatiques » aujourd’hui à disposition des chercheurs, que l’on doit à des disciplines aussi diverses que la paléoclimatologie, la génétique, la vulcanologie, mais aussi bien sûr l’archéologie, la préhistoire et l’histoire. P. Frankopan mobilise tout particulièrement les travaux des climatologues, tant il est indispensable selon lui de « comprendre précisément comment le système climatique mondial et ses sous-systèmes sont reliés entre eux » (p. 19) pour appréhender les évolutions climatiques passées et contemporaines et leurs impacts sur les sociétés. La capacité de l’historien à se nourrir de ces travaux pour penser la relation entre l’histoire de l’espèce humaine et la nature exige une attention constante du lecteur peu familier de ces savoirs pluridisciplinaires ou de l’histoire des innombrables peuples, empires ou civilisations mentionnés dans l’ouvrage.
Puisqu’il serait vain de vouloir résumer un livre aussi ambitieux, qu’il me soit permis d’en révéler quelques-uns des principaux apports, non pas tant en termes de connaissances nouvelles qu’en termes d’analyses proposées, dont on trouve la trace dans plusieurs chapitres, car ce sont là des logiques d’interprétation qui semblent pouvoir s’appliquer à diverses époques et diverses régions du monde. Si ces lignes de force analytiques ne sont pas nécessairement nouvelles, puisque nourries par la bibliographie, leur mise en récit dans cet ouvrage de synthèse est remarquable.
L’impact des changements climatiques sur l’environnement et le vivant est l’objet d’une attention constante, et ce dès le premier chapitre, dans lequel l’historien retrace les origines de la planète Terre, afin de comprendre comment les conditions naturelles ont déterminé l’apparition de la vie et la diversification des espèces, phénomènes que diverses catastrophes viennent interrompre ou bouleverser, à l’instar de la Grande extinction, il y a 252 millions d’années, après un « épisode volcanique extraordinaire » (p. 45) en Sibérie. En effet, les éruptions, les variations de l’activité solaire et les astéroïdes sont les évènements les plus déterminants pour l’essor de la vie et l’évolution du climat, comme il en va pour l’origine de l’espèce humaine, dont l’histoire, retracée à partir du chapitre 2, est étroitement liée à « la recherche de zones écologiquement favorables » (p. 68).
Si le climat est déterminant, c’est cependant la capacité de Sapiens à s’adapter et à innover qui permet à ces premières communautés humaines d’affronter la dureté ou la variation des conditions environnementales. L’expansion de l’espèce humaine est ainsi « une succession de tentatives et d’échecs, de réussites et de succès », de « chance » aussi (p. 85). Le rôle de la technique, des inventions est un facteur clé de cette histoire selon P. Frankopan, notamment lorsqu’il s’agit de transformer un environnement pour le rendre utile et profitable, sans pour autant que les sociétés et les premiers « empires » soient exempts de vulnérabilités qui peuvent précipiter leur fin. C’est aussi au prisme de la nature que P. Frankopan revient longuement sur l’apparition des premières grandes religions polythéistes et monothéistes, et les hiérarchies qui s’élaborent concomitamment entre les espèces, plaçant l’homme, le plus souvent, au-dessus des autres et en position de domination vis-à-vis de la nature.
P. Frankopan prend soin au fil des chapitres de mesurer aussi finement que possible, à la lumière des sources et des connaissances disponibles, la part des facteurs environnementaux dans les grandes histoires et tragédies relatées. Il en va ainsi de la compréhension de l’effondrement de l’Empire akkadien vers 2200 av. J.-C., en Mésopotamie, ou de celui des Mayas au IXe siècle après J.-C., en Mésoamérique. Les épisodes de sécheresse, récurrents dans l’histoire, sont ici analysés au regard des déterminants politiques, économiques ou sociaux qui, le plus souvent, expliquent l’ampleur d’une crise, la chute d’une civilisation ou, au contraire, la résilience d’une société :
Au lieu de tenter d’identifier une cause primaire unique d’effondrements multiples, mieux vaut donc évoquer un principe de contagion : la défaillance d’une partie d’un réseau, qu’elle soit due à de mauvaises récoltes, à un tremblement de terre ou à des luttes intestines entre parents, peut entraîner l’interruption, la dislocation et même la destruction de l’ensemble du réseau. (p. 166)
C’est à la lumière de cette pluralité de facteurs, en ce qu’ils déterminent des gradients de vulnérabilité, qu’il est possible d’évaluer l’impact différencié, par exemple, des éruptions volcaniques sur les sociétés de l’Antiquité tardive, comme l’auteur le fait au chapitre 10.
L’approche globale a également le mérite de mettre en exergue l’importance de la « connectivité » dans les processus de transformation des environnements. C’est là un phénomène très ancien, dont le premier âge remonte au deuxième millénaire av. J.-C., lorsque le monde méditerranéen entre en contact avec l’océan Indien. L’intensification des échanges entre les grandes zones écologiques passe par la mer mais aussi par la terre, notamment lorsque l’équitation s’impose comme un savoir clé pour de nombreux peuples nomades, en particulier dans les steppes asiatiques. C’est à cette aune que l’auteur analyse la propagation de la peste au Moyen-Âge, dont le facteur principal reste selon lui « le monde hyperconnecté produit par les expansions mongoles » (p. 383). Les découvertes de nouvelles voies maritimes dans les océans Indien et Atlantique à partir du XIVe siècle sont à l’origine d’une première économie mondiale capitaliste, dont l’impact environnemental est étudié en détail, comme il en va par exemple de « l’échange colombien » et de la circulation des virus et autres maladies comme la variole, la fièvre jaune ou le paludisme au sein des populations autochtones et esclaves d’Amérique.
Les six derniers chapitres consacrés à l’époque contemporaine documentent de façon très précise une histoire mieux connue, soit l’accélération progressive des transformations et des destructions environnementales liées à l’essor des économies capitalistes modernes. La perspective de temps long permet à P. Frankopan de souligner le caractère singulier du XXe siècle, marqué par une « succession de catastrophes qui n’ont pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité comme dans celle du monde naturel » (p. 639). Outre l’exploitation toujours plus intensive des énergies renouvelables et celle, plus récente, des énergies fossiles, l’historien souligne avec force le poids des imaginaires de la nature, l’hubris qui caractérise les mots et les actes des puissants, persuadés de la légitimité et de la nécessité de transformer la nature en profondeur. Le contexte singulier de la guerre froide accentue plus encore ces logiques prédatrices, de part et d’autre du rideau de fer. Loin d’infléchir cette course en avant mortifère, l’après 1989 marque au contraire une intensification de ces logiques, sur fond de rivalité économique et de mondialisation toujours plus poussée des échanges. Si les scientifiques et ingénieurs ont leur part de responsabilité, à l’heure de concevoir et accompagner les grands projets d’aménagement ou de transformation du climat, P. Frankopan souligne aussi la prise de conscience précoce dans ces milieux des dangers liés au réchauffement climatique ou à l’effondrement de la biodiversité, et la façon dont le monde politique a manœuvré pour verdir son discours plutôt que ses actes.
Un métarécit comme celui que nous offre P. Frankopan avec cette « nouvelle histoire du monde » se confronte nécessairement aux limites propres à un projet d’une telle ambition. Si l’ensemble impressionne par son ampleur de vue inédite et par son érudition, le lecteur peine parfois à suivre une argumentation qui nous fait passer d’une société, d’un peuple ou d’un continent à un autre sans réelle transition, au risque de nous perdre dans l’exercice de l’histoire comparée – et les quelques cartes figurant en annexe ne suffisent pas à mieux se repérer dans l’espace. En outre, on pourra s’étonner du peu de place accordée à certaines disciplines comme l’anthropologie pour comprendre la mise en place et l’évolution historique des rapports homme/nature sous l’angle des ontologies – une réflexion étrangement absente dans l’ouvrage. Surtout, la prolixité de l’auteur aurait probablement gagné à être contenue, tant le souci de contextualisation ou les considérations annexes par rapport au sujet tendent à diluer un propos qui aurait gagné en force s’il avait été plus resserré.
Cela étant dit, c’est dans la longue conclusion de l’ouvrage que le propos de l’historien semble le plus sujet à caution. Certes, P. Frankopan expose à nouveau et clairement l’ampleur de la catastrophe environnementale et climatique. Certes, il concède d’une phrase ce qui est aux yeux de beaucoup de scientifiques la clé pour un futur désirable et soutenable : « Il ne fait cependant aucun doute qu’une réduction drastique des émissions de dioxyde de carbone reste à ce stade la meilleure solution » (p. 820). Pour autant, loin d’en préciser les implications ou les possibles scénarios, P. Frankopan préfère consacrer de longues pages afin d’exposer les raisons de son « optimisme » (p. 805), soit les « merveilles que peuvent produire parfois la science et la recherche scientifique » (p. 809). Le lecteur familier de l’écologie politique sera sans doute dérouté par cet élan techno-solutionniste qui inspire l’historien, lorsqu’il évoque chacune des propositions « créatives » susceptibles d’aider à résoudre la crise climatique, à l’instar des opérations d’ensemencement de nuages, des miroirs spatiaux à déployer autour de la Terre ou du fer qu’il faudrait injecter dans les océans. Est-il urgent et sérieux d’« explorer ces pistes », au risque de laisser croire que des solutions de géo-ingénierie seraient l’instrument principal pour sortir le monde de l’impasse dans laquelle il se trouve, au risque aussi de retarder les prises de décision urgentes qui devraient pourtant s’imposer pour respecter les Accords de Paris ? Sans doute, l’histoire de l’humanité est « une histoire d’ingéniosité, de résilience et d’adaptation » (p. 822), mais cela ne saurait justifier ici la croyance en une solution d’abord technique aux immenses défis environnementaux auxquels l’humanité se trouve aujourd’hui confrontée.
Ces quelques réserves n’enlèvent rien à la qualité remarquable d’un ouvrage qui permet de saisir l’ampleur des défis posés par l’Anthropocène à l’aune d’une très longue histoire des relations des sociétés à leur environnement.
par , le 10 mars
– Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
– Dipesh Chakrabarty, Après le changement, penser l’histoire, Paris, Gallimard, 2023.
Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2020.
– Stéphane Frioux et Renaud Bécot (dir.), Écrire l’histoire environnementale au XXIe siècle : sources, méthodes, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
– Jérôme Lamy et Romain Roy (dir.), Pour une anthropologie historique de la nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
– Grégory Quenet, « L’anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2, p. 267-299.
Sébastien Rozeaux, « Une histoire globale du climat », La Vie des idées , 10 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Peter-Frankopan-Les-Metamorphoses-de-la-terre
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