Dans l’Antiquité, les criminels mythologiques ou historiques n’étaient pas nécessairement inhumains. Ils nous montrent que nos évidences n’ont rien d’universel, surtout quand elles touchent à des catégories aussi essentielles que le bien et le mal.
Dans l’Antiquité, les criminels mythologiques ou historiques n’étaient pas nécessairement inhumains. Ils nous montrent que nos évidences n’ont rien d’universel, surtout quand elles touchent à des catégories aussi essentielles que le bien et le mal.
Notre fascination pour le mal et les « méchants » qui l’incarnent a fourni la matière d’innombrables fictions, mais aussi d’études historiques ou psychologiques. Le livre de Caroline Petit se place dans cette veine, avec l’ambition de déplacer l’enquête dans l’Antiquité grecque et romaine chère à la maison d’édition des Belles Lettres.
Éditeur spécialisé dans la publication des textes anciens – et référence pour toute la recherche francophone –, la maison d’édition publie les « Signets » depuis 2007. Cette collection destinée au grand public se propose de rassembler et de commenter des extraits de textes antiques, traduits en français, autour d’un thème « moderne » comme l’environnement, le paranormal, les loisirs, l’humour ou, ici, le mal.
Cette approche « étique » – comme disent les anthropologues – se fonde sur les catégories de l’observateur (ici, le lecteur moderne) et non sur celles des observés, les auteurs de ces textes et leurs contemporains. L’objectif n’est pas de proposer une étude savante de la notion en contexte antique – la bibliographie renvoie pour cela le lecteur à autant d’ouvrages spécialisés.
Il s’agit plutôt de confronter notre catégorie moderne à celles des Grecs et des Romains, dont les conceptions divergeaient souvent des nôtres, mais pas toujours. Mesurer l’écart entre notre vision et celle des Anciens, pour mieux réfléchir à leurs pertinences, voilà l’ambitieux programme que se donne la collection « Signets ».
Enseignante-chercheuse en histoire antique à l’université de Warwick, Caroline Petit signe le dernier-né de cette collection et le consacre à ceux qu’elle appelle les scelerati, terme latin pudiquement choisi pour désigner les « méchants ».
Comme tous les volumes des « Signets », celui-ci démarre avec un entretien. L’autrice interroge Daniel Mendelsohn, professeur de littérature classique, critique littéraire et spécialiste des tragédies d’Euripide, mais aussi écrivain et auteur des Disparus (2006), essai sur sa famille assassinée par les nazis. Caroline Petit et Daniel Mendelsohn tentent de circonscrire le sujet, depuis les figures littéraires anciennes comme la Médée infanticide d’Euripide, jusqu’aux génocidaires du XXe siècle, en passant par les tyrans, massacreurs et meurtriers, qu’ils soient historiques, fictifs ou les deux.
Plus que des réponses, ils proposent des questions à poser aux textes antiques : les méchants choisissent-ils de l’être, ou sont-ils persuadés de faire le bien ? Pourquoi sont-ils si souvent vaincus dans la fiction, alors que ce n’est pas le cas en histoire ? Pourquoi les femmes et les étrangers sont-ils si souvent associés au mal ? Quels rôles jouent les méchants dans la fiction, depuis les tyrans tragiques jusqu’aux Lannister de Game of Thrones ? Et que peuvent nous apprendre les textes antiques quant aux maux d’aujourd’hui ?
La définition du mal et des méchants interrogea les philosophes antiques. Ils se rejoignaient sur un point que le stoïcien Sénèque résume au Ier siècle de notre ère : le mal procède de la colère et de l’incapacité à se contrôler. Galien, médecin romain du IIe siècle de notre ère, y voyait une maladie qui pouvait se soigner par la tempérance, voire l’autoflagellation. Mais son diagnostic était terrible : depuis le maître qui frappe inutilement ses esclaves jusqu’à la foule qui massacre dans un élan d’indignation, nous sommes tous des méchants en puissance.
Par conséquent, les grands criminels mythiques n’étaient pas des absolus inhumains. Ils étaient au contraire sujets d’empathie et de réflexion : des contre-modèles utiles, parce qu’ils avaient basculé sans le vouloir dans le mal. Le héros homérique Ajax, aveuglé par la colère, avait ainsi massacré un troupeau de bœufs en croyant tuer ses rivaux, avant de se suicider de honte. L’infâme Médée, mère infanticide, était présentée par Sénèque comme une femme trahie, trompée, blessée et en proie au doute. Même Clytemnestre, épouse et meurtrière du roi Agamemnon, oscillait dans les tragédies d’Euripide entre monstre absolu, voué à la mort par son propre fils Oreste, et femme ordinaire, mère meurtrie pleurant à juste titre sa fille Iphigénie.
Cette omniprésence du mal lui donnait mille visages, et même ceux de ses ennemis déclarés. Les philosophes, qui prétendaient rechercher le bien, n’échappaient pas à l’accusation d’hypocrisie, notamment chez le satiriste Lucien, ennemi des cyniques (parmi d’autres) au IIe siècle de notre ère. Cupides, charlatans et incapables, comme les médecins antiques, que l’on soupçonnait de prospérer sur le malheur des malades, voire de s’adonner à des crimes infâmes : empoisonnement et vivisection, à l’époque des premiers traités anatomiques.
Adjuvant de la colère, le pouvoir était aussi soupçonné de conduire au mal. Les Anciens dénoncèrent ces incarnations d’un mal devenu absolu, depuis le roi mythique Atrée, qui tua les enfants de son frère et les lui servit à table, jusqu’aux empereurs romains aussi cruels que fous, comme Néron, Commode ou Héliogabale, affublés de tous les vices connus.
Néanmoins, l’autre était toujours plus suspect de porter en lui le mal. Les femmes en furent les victimes, depuis Pandore, la première d’entre elles – que les Grecs jugeaient responsable de tous les maux – jusqu’aux exemples historiques les plus variés.
Roxane, épouse d’Alexandre le Grand, incarnait la femme jalouse prête à assassiner ses rivales. Xanthippe, femme de Socrate, devint la mégère proverbiale, poison quotidien de son mari. Fulvia, qui épousa Marc Antoine, était accusée de le dominer – façon de conspuer les deux époux à la fois. Agrippine, épouse et meurtrière de l’empereur Claude, puis mère, tutrice et victime de Néron, portait à des sommets l’exercice féminin du pouvoir et du mal. Caroline Petit n’oublie pas de rappeler que ces portraits alimentaient un discours misogyne qui justifiait l’infériorité sociale des femmes et qui était produit par les hommes, comme la totalité de la littérature ancienne.
L’autre et donc le mal étaient aussi, pour les Grecs puis les Romains, le barbare, l’étranger. Aux Perses revenaient la cruauté et les tortures raffinées que se plaisait à raconter l’historien Plutarque au IIe siècle de notre ère. Aux Celtes, la brutalité et le sacrilège, voire le sacrifice humain, jusqu’à justifier les massacres commis par Jules César lors de la guerre des Gaules. Aux Carthaginois, ennemis mortels de Rome, le mépris pour les lois, l’honneur et le respect des dieux, c’est-à-dire les valeurs cardinales romaines.
L’altérité et le mal associé pouvaient encore se cacher dans les mœurs sexuelles. Adultère, sexualité libre, pédophilie et zoophilie étaient mêlées dans une réprobation commune par les philosophes, qui semblaient néanmoins peu écoutés par leurs contemporains sur ce point. Mais chez les biographes comme Suétone, ou les orateurs comme Cicéron, le procès en débauche était aussi une arme pour salir un mauvais empereur, un rival politique et bien sûr une femme, dont la liberté sexuelle était encore plus condamnable, puisque jugée contraire à sa nature soumise.
Avec l’émergence du christianisme à la fin de l’Antiquité, le mal s’incarne et prend un nom : Satan. Il cherche à s’immiscer en chacun et partout, y compris là où les Grecs et les Romains ne l’auraient jamais soupçonné : jusque dans leur propre culture littéraire, philosophique et artistique, que saint Jérôme admire, mais à laquelle il jure de renoncer comme au mal, appelant tous les chrétiens à l’imiter. L’accusation de barbarie se retourne alors contre cette culture, désormais classique, au nom de laquelle empereurs et apologistes polythéistes appellent à combattre les chrétiens.
Mais l’innovation chrétienne a ses limites. Les premiers suspects restent des suspectes, et Ève remplace Pandore comme mère de tous les maux et justification de la soumission de ses descendantes. L’épineuse question de la juste punition des méchants prolonge plus qu’elle ne rompt avec la pensée classique. Pour Platon, le mal était sa propre punition et le méchant souffrait de son crime plus encore que sa victime. Pour Plutarque, historien et philosophe platonicien, la responsabilité ultime de sanctionner le mal revenait aux dieux, dont la justice pouvait se faire attendre, parfois jusqu’à la mort des méchants, voire dans leurs vies suivantes. Pour les chrétiens, ce sera dans l’au-delà que les méchants seront enfin démasqués et punis à la hauteur de leurs méfaits.
Caroline Petit ne propose pas une étude systématique et exhaustive, mais plutôt une anthologie des réflexions anciennes sur le mal et ses scelerati. Autant de matière à réflexion pour le lecteur moderne, invité à mettre en perspective ses catégories et ses certitudes. Elle propose ainsi un exemple de ce qu’est aujourd’hui pour nous l’Antiquité gréco-romaine.
Non plus seulement un « miracle », comme le disait Renan, pour qui presque tout ce qui ferait la culture occidentale était déjà en germe dans l’Athènes de Périclès. Mais aussi une civilisation autre, comme l’a montré Jean-Pierre Vernant et comme l’entendent les anthropologues : un miroir où nous observer nous-mêmes, et constater que nos évidences n’ont rien d’universel, même (ou surtout ?) quand elles touchent à des catégories aussi essentielles que le bien et le mal.
par , le 1er décembre 2023
Kevin Bouillot, « La bande à Néron », La Vie des idées , 1er décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Petit-Scelerati-Antiques-sadiques-diaboliques
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