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Le terme de « classes populaires » agite régulièrement les débats politiques, alors que la légitimité de cette notion est contestée. Au terme d’un examen historique et sociologique, Olivier Schwartz en défend l’usage pour décrire une partie de la société française contemporaine, à condition de comprendre les nouvelles formes de domination auxquelles ces catégories sont soumises.

Avant-propos

Centré sur la notion de « classes populaires », le texte présenté ci-dessous est constitué d’un ensemble d’extraits tirés d’un mémoire que j’ai rédigé en 1997 en vue d’une habilitation à diriger des recherches soutenue en février 1998. Dans le cadre de la politique éditoriale qu’ils souhaitent développer cette année, les responsables de La vie des idées m’ont proposé de publier des extraits de ce mémoire. Je les remercie très vivement pour m’avoir offert cette possibilité. Je tiens à remercier tout particulièrement Nicolas Duvoux pour les suggestions très précises de découpage qu’il m’a faites, et pour l’aide irremplaçable qu’il m’a apportée dans la mise en œuvre de ce découpage [1]. Ce travail n’aurait en aucun cas pu être mené à bien sans son intervention. Je voudrais seulement apporter ici quelques précisions concernant les intentions qui étaient celles de ce mémoire et le contexte dans lequel il a été écrit.

Deux remarques tout d’abord sur la date et le contexte. Les extraits proposés ci-dessous sont pour l’essentiel tirés de la première partie du mémoire. À quelques reformulations près – généralement dictées par la nécessité de résoudre des problèmes de lisibilité liés aux découpages –, ces extraits sont reproduits ici tels qu’ils ont été rédigés en 1997, c’est-à-dire il y a près de quinze ans. On n’y trouvera donc aucune référence aux nombreux écrits, débats, événements qui, d’une manière ou d’une autre, ont concerné les classes populaires en France au cours des quinze dernières années ; un travail de mise à jour aurait sans nul doute rendu nécessaire une très profonde refonte du texte, j’ai donc accepté sans hésiter la proposition qui m’était faite d’en publier des extraits « tels quels », avec leurs limites et leurs imperfections. De cette manière déjà, ceux-ci portent donc la marque de la date à laquelle ils ont été écrits. Par ailleurs, il n’est guère besoin de le rappeler, les années 1980 et 1990 surtout ont été caractérisées, en France, par un net recul de la thématique des classes, et notamment de l’intérêt pour le monde ouvrier, dans la vie intellectuelle et politique. Le thème des classes populaires, certes, est loin d’être absent des travaux des sociologues de cette période. Il est présent notamment chez Bourdieu et chez les sociologues d’inspiration bourdieusienne ; il est au centre de l’ouvrage de Grignon et Passeron (« Le savant et le populaire », 1989), qui demeure, aujourd’hui encore, pour tous ceux qui s’intéressent à cette question, une référence majeure sur le plan épistémologique. Il n’en demeure pas moins qu’au moment où ce mémoire a été rédigé, les grilles de lecture de la société française en termes de classes sociales, le recours notamment à des catégories telles que celles de « classes populaires » ou de « milieux populaires » pour la décrire avaient fortement perdu en légitimité ; il faudra attendre la fin des années 1990 et les années 2000 pour que ces grilles et catégories retrouvent, chez les sociologues, dans le monde intellectuel, dans le monde politique, dans les medias, une certaine audience. Ce contexte contribue à expliquer le souci – central dans la première partie de ce mémoire, et donc dans les extraits présentés ici – de relégitimation du recours à la catégorie de « classes populaires » en sociologie, souci qui peut sembler excessif au lecteur d’aujourd’hui, pour lequel ce recours a davantage de chances d’aller de soi.

Les préoccupations qui ont été les miennes dans ce mémoire ont été les suivantes. La société française des années 1990 (et l’on pourrait évidemment en dire tout autant de celle d’aujourd’hui), en dépit des transformations de grande ampleur qu’elle avait connues depuis les années soixante – expansion des classes moyennes, consommation de masse, tertiarisation, explosion scolaire… –, n’avait manifestement pas mis fin à l’existence, en son sein, d’un vaste ensemble de populations présentant trois caractéristiques : petitesse du statut professionnel ou social, étroitesse des ressources économiques – sans que cela signifie nécessairement précarité –, éloignement par rapport au capital culturel, et d’abord par rapport à l’école, même s’il ne s’agit aujourd’hui que d’un éloignement relatif. Le chômage de masse, la remise en cause de la « société salariale », pour reprendre les mots de Robert Castel, avaient profondément déstabilisé une grande partie de ces populations. La notion de « classe ouvrière », dont on sait la place qu’elle avait occupée dans les écrits des sociologues du travail jusque dans les années 1970, ne suffisait à l’évidence plus pour désigner ces groupes, ne serait-ce que parce que ceux-ci étaient désormais composés en grande partie de salariés des services. Celle de « classes populaires », en revanche, telle qu’elle avait été fréquemment utilisée dans les sciences sociales de langue française, semblait plus adéquate, puisqu’elle présentait l’avantage de permettre de désigner, dans toute sa diversité, tout l’éventail des catégories les moins dotées d’une société. C’est pourquoi il me semblait, à moi-même comme à d’autres collègues, que par sa souplesse, elle pouvait constituer un outil opérant pour décrire certains aspects fondamentaux de l’actuelle société française. Mais il me semblait en même temps que, pour qu’un usage intellectuellement satisfaisant de cette catégorie soit possible, plusieurs questions méritaient d’être posées. Que voulait dire, tout d’abord, cette notion de « classes populaires » pour l’historien ou le sociologue ? À quel type de groupes, présentant quels types de propriétés sociales, renvoie-t-elle ? Que présuppose-t-on, en sciences sociales, quand on fait référence à des groupes ou des milieux « populaires » ? De quelle catégorie de pensée le sociologue hérite-t-il, use-t-il, lorsque, pour nommer son objet, il extrait cette notion du lexique des sciences sociales ? Et par ailleurs, quelles difficultés méthodologiques est-elle susceptible de soulever ? quelles précautions d’emploi suppose-t-elle ? Y a-t-il des conditions de pertinence auxquelles est soumis son usage ? Y a-t-il des limites à sa validité ? Et notamment, y a-t-il des conditions à sa validité pour qui veut la mobiliser à propos d’une société telle que la société française d’aujourd’hui ?

En ce qui concerne cette dernière question, il faut en souligner l’importance. Faire l’hypothèse que la société française demeure, aujourd’hui autant qu’hier, une société dont des pans importants continuent de relever de ce qu’il est convenu d’appeler les « classes populaires » est une chose ; le mémoire dont des extraits sont présentés ici fait sienne cette hypothèse. Mais celle-ci ne saurait en aucun cas dispenser de s’interroger sur les conditions auxquelles la mobilisation d’une telle catégorie à propos d’une société telle que la société française d’aujourd’hui est possible. Pour ne prendre que cet exemple, le moins que l’on puisse dire est que, dans cette société, la relégation sous diverses formes, aussi bien comme réalité que comme menace, continue, même si les formes ne sont pas nécessairement les mêmes qu’auparavant, à peser fortement sur la condition populaire. Si l’on considère les évolutions intervenues sur le terrain du travail et de l’emploi, les arguments ne manquent pas pour dire, que, pour toute une partie des membres des milieux populaires, les logiques ou les risques de relégation se sont même accrus depuis les années quatre-vingt. D’un autre côté pourtant, dans cette même société, chacun sait que, même dans les catégories modestes de la hiérarchie sociale, l’acculturation scolaire, la perméabilité à la culture de masse véhiculée par les medias, l’expérience de contacts diversifiés avec des « clients » dans des emplois tertiaires – une grande partie des membres des catégories populaires travaille aujourd’hui dans les services – ont atteint une réelle ampleur. C’est dire que les univers de vie de ces catégories ont aussi été affectés, au cours des dernières décennies, par des processus qui ont conduit sur certains plans, et ce dans une mesure qui est loin d’être négligeable, à les désenclaver, à les désenfermer, à intensifier les relations de leurs membres avec le monde extérieur. Pour qui s’intéresse aux classes populaires dans la France d’aujourd’hui, décrire les univers de vie des membres de ces groupes et les évolutions qui les ont affectés au cours des dernières décennies, c’est donc devoir prêter attention à la fois à la reproduction ou à l’aggravation de formes de relégation, et au développement de phénomènes de désenclavement, d’ouverture sur le monde extérieur ; c’est devoir penser à la fois en termes de relégation et en termes d’extraversion. Situation qui n’est certainement pas une nouveauté historique ; mais le degré auquel les deux types de logique sont actifs et s’interpénètrent est peut-être une caractéristique de la situation des classes populaires dans la société qui est la nôtre. C’est ce point que j’ai tenté de mettre en évidence – même si je ne le dirais plus tout à fait de la même manière aujourd’hui – dans la partie du mémoire où je développe l’idée que, pour aborder la condition des classes populaires dans la société française contemporaine, il faut sortir du modèle « hoggartien ».

Les préoccupations qui ont été les miennes dans ce mémoire ont donc été constituées par cet ensemble de questions.

Qu’il me soit ici permis, au moment de clore cette présentation, de terminer par un souhait, certes « décalé » par rapport au texte présenté ci-dessous. Les questions qui sont au centre des pages qui suivent sont des questions de sociologie ; si ces pages peuvent donner au lecteur le sentiment d’apporter une contribution à la réflexion sur celles-ci, elles auront atteint leur but. Mais on ne peut se dissimuler que, pour le citoyen ou le militant de gauche aujourd’hui, d’autres questions essentielles concernant les classes populaires se posent aussi, qui sont évidemment politiques. Comment faire face à l’ampleur atteinte par l’abstention, par la démobilisation électorale dans les milieux populaires ? Comment reconstruire des liens entre ceux-ci et la gauche ? Comment faire face à la tentation « Front National », même si l’identité souvent posée entre vote ouvrier et vote FN relève de la contrevérité et du racisme social pur et simple ? Comment faire face à l’état de division, d’éclatement dans lequel se trouvent les classes populaires aujourd’hui ? Quel discours politique construire pour pouvoir s’adresser à la fois aux classes populaires (à peu près) stables et à celles qui sont dans la précarité, aux classes populaires pavillonnaires/ périurbaines et à celles des « cités », aux classes populaires « françaises » et à celles de la « diversité » ? Il faudrait bien de l’arrogance ou de la mauvaise foi pour prétendre que ces questions sont simples. Mais compte tenu de leur importance pour les mois et les années à venir, tant du point de vue des chances pour la gauche de revenir au pouvoir que pour que les classes populaires puissent à nouveau être représentées par, et se reconnaître dans celle-ci, souhaitons que la période qui s’ouvre verra cette dernière acquérir les ressources à la fois intellectuelles, politiques et pratiques pour parvenir à les affronter.

Pour engager une discussion relative à la notion de « classes populaires », pour essayer de réfléchir aux difficultés qu’elle soulève et à ses conditions d’emploi, encore faut-il se demander d’abord à quoi elle fait référence pour l’historien ou le sociologue, et ce que l’on veut dire quand on en fait usage. Que présuppose-t-on, explicitement ou non, quand on parle de « classes populaires » ? Quel est le type d’objet sociologique que l’on considère ? Quel est l’outil linguistique que l’on se donne pour nommer des réalités sociales ? En d’autres termes, quel type d’entités sociales cette notion désigne-t-elle et comment les définit-elle ? À quoi fait référence la notion de « classes populaires » en tant que catégorie sociologique ? [2]

Une hypothèse

Pour aborder ces questions, je partirai d’une remarque de Marcel Maget. Dans la longue analyse qu’il consacre aux notions de « peuple » et de « populaire », Marcel Maget observe que ces notions, le plus souvent, sont définies par association de deux types de critères : des critères « culturologiques » et des critères « sociologiques » [3]. Les premiers, explique Marcel Maget, renvoient à des propriétés caractéristiques de certaines formes culturelles. Ces formes sont celles des cultures qui ne sont pas savantes ni « cultivées », qui ne reposent pas sur la primauté d’une tradition écrite et scolaire, dont les contenus sont élaborés principalement à partir d’une pratique non théorisée, non objectivée, et véhiculés par une transmission orale. Considéré sous l’angle des critères « culturologiques », le « populaire » désigne donc l’ensemble des attitudes caractéristiques d’une culture non « lettrée ». Mais par ailleurs, ce que l’on se représente aussi sous cette notion, ce sont des groupes au sein desquels ces attitudes ont de fortes chances d’être observées, notamment parce que des disparités sociales importantes les tiennent à distance de la culture la plus instruite, de la « culture supérieure du moment ». Marcel Maget cite, parmi d’autres exemples, les paysans ou les ouvriers dans les sociétés européennes modernes. Ici donc interviennent les critères sociologiques. Le « populaire » désigne ainsi à la fois des attitudes qui s’écartent de la culture la plus savante et la plus instruite, et des groupes qui développent préférentiellement ces attitudes, parce que leur position marginale ou inférieure dans la société les sépare plus ou moins de cette culture. Précisons que Maget ne prétend nullement délivrer ici « la » définition vraie de la catégorie de « populaire ». Sa démarche est autre. Ayant commencé par constater les difficultés auxquelles cette catégorie donne lieu, parce qu’elle suscite des définitions divergentes, il observe que le seul point commun entre celles-ci est d’appréhender le « populaire » par une conjonction de propriétés culturologiques et sociologiques. Je reformulerai librement le propos de Marcel Maget en disant qu’il y a là une sorte de « noyau dur » de la notion. Quand on emploie celle-ci, on fait virtuellement référence, d’une part, à des ensembles d’attitudes plus ou moins divergentes par rapport aux formes culturelles les plus savantes et les plus valorisées, d’autre part, à des groupes occupant des positions socialement subordonnées et vecteurs privilégiés de ces attitudes.

L’intérêt de ces réflexions de Marcel Maget est d’attirer notre attention sur le fait que la catégorie du « populaire », de quelque façon qu’on la définisse, est fondamentalement bivalente. Elle désigne à la fois des spécificités culturelles et des positions sociales. Il est permis de supposer que cette bivalence caractérise toutes les notions à l’intérieur desquelles le « populaire » peut se décliner. C’est pourquoi je ferai l’hypothèse que la notion de « classes populaires » présente elle aussi cette « mixité » sémantique, ce qui veut dire qu’elle fait référence à des entités qui se caractérisent par une conjonction de propriétés « sociologiques » et de propriétés « culturologiques ». Pour essayer de la définir, je suivrai donc le fil directeur proposé par Marcel Maget, tout en inversant l’ordre des critères. Puisqu’il est question ici du « populaire » en tant que catégorie d’analyse de l’espace social, ce sont les critères sociologiques qui doivent servir de point de départ. Je propose donc de considérer que la notion de « classes populaires » en sciences sociales désigne des groupes qui se caractérisent par la conjonction de deux types de propriétés :

  • d’une part, des propriétés de position sociale : les classes populaires sont des groupes « dominés ». Afin que cette expression ne reste pas une formule vague, il nous faudra la préciser par la suite, en expliquant à quelles significations empiriques elle renvoie.
  • d’autre part, les classes populaires se définissent aussi à partir de propriétés de type « culturologique ». Elles se caractérisent par un ensemble de spécificités, portant sur les pratiques et les comportements culturels, qui tendent à les séparer des classes dominantes et des normes dominantes. Pour désigner cet écart, je parlerai de « formes de séparation culturelle ». Ce point aussi devra être précisé ultérieurement. Soulignons tout de suite néanmoins, pour éviter tout malentendu, que cette « séparation » ne peut évidemment être que partielle. Il est difficile de concevoir que des groupes dominés puissent être durablement, par rapport aux formes de légitimité établie, en situation de complète altérité culturelle.

Je propose donc de considérer que la notion de « classes populaires », prise en tant que catégorie sociologique, fait référence à des groupes qui se définissent par la conjonction d’une position sociale dominée et de formes de séparation culturelle. Il importera d’expliciter davantage chacun des deux aspects de cette définition. Je voudrais préalablement citer quelques textes d’histoire ou de sociologie qui font bien ressortir ce contenu sémantique de la notion.

Usages historiques et sociologiques

Si, pour commencer, on se remémore la superbe analyse que Le Roy Ladurie a donnée du carnaval de Romans, on y trouvera à l’œuvre une représentation du « populaire » qui correspond assez bien à celle qui vient d’être exposée [4]. Deux camps s’opposent finalement au cours des événements de 1580. D’un côté l’oligarchie de notables, propriétaires et riches marchands, qui dirigent la ville. De l’autre, ceux que Le Roy Ladurie nomme constamment les « populaires » (ils constituent le « parti populaire », les « classes populaires », ils habitent les « quartiers populaires », etc.). Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici. Quelles sont leurs caractéristiques essentielles dans l’ordre social de la cité ? Le texte de Le Roy Ladurie fait clairement apparaître deux propriétés majeures. D’une part, ils appartiennent aux classes dominées de la ville. Pour une bonne partie d’entre eux, cela signifie d’abord indigence ou pauvreté. Tous certes ne sont pas dans ce cas : Le Roy Ladurie observe que les leaders du carnaval de Romans disposaient souvent d’une (très relative) aisance économique. Mais cela ne change rien au fait qu’ils sont le « menu peuple » : artisans, boutiquiers, laboureurs, ils constituent les états inférieurs de la ville, ceux qui sont « copieusement arrosés par la cascade locale du mépris » (1979, Ch. I) et qui n’ont aucune vocation à participer au pouvoir. D’où la violence de la répression qui s’abattra sur eux lorsque leur carnaval se fera subversif. La condition dominée peut donc se traduire par le manque de ressources, mais aussi par l’assignation à des statuts bas et subordonnés, qui affecte même les strates du « menu peuple » qui ne sont pas trop économiquement démunies.

L’appartenance aux groupes inférieurs de la ville est donc la première caractéristique essentielle des classes populaires. Quant à la seconde, ce sont les événements du carnaval qui la révèlent : à travers ceux-ci se donne à voir une forme d’altérité culturelle des « populaires » par rapport aux normes de l’ordre établi. Cette altérité s’exprime d’abord à travers les manifestations d’hostilité à l’égard des privilèges fiscaux et du pouvoir des notables qui se multiplient au cours du carnaval, ainsi que par une propension à la contestation sociale et à la rébellion dont Le Roy Ladurie souligne qu’elles peuvent être très hardies [5]. Mais les parades et les mascarades des artisans de Romans comportent aussi, de façon symbolique et jouée, des éléments plus nettement transgressifs. Lorsque ceux-ci défilent dans la ville en costumes et en armes au cours de la fête de 1580, il semble que leurs processions abondent en allusions insistantes au thème du meurtre et de l’anthropophagie [6]. Cette référence imaginaire, théâtrale, à une possible sauvagerie participe d’une aspiration à renverser l’ordre du monde dont Le Roy Ladurie explique qu’elle s’exprime de façon puissante et multiforme parmi les classes populaires de ce temps. Il y a comme un désir d’inversion, de protestation, de dire son désaccord avec le monde, dont certains rituels de fêtes et de carnavals, de même que les épisodes de sabbat et de sorcellerie, témoignent sur le mode du fantastique. Ils sont la face onirique d’une tendance à la rébellion dont les révoltes populaires sont la réalisation en acte [7].

On le voit, c’est par la conjonction d’une position dominée et de formes d’altérité culturelle – par rapport aux classes et aux normes dominantes – que se caractérisent les classes populaires dans le texte de Le Roy Ladurie. C’est aussi cette combinaison de propriétés que l’on trouve chez Daniel Roche dans l’étude qu’il consacre au « peuple de Paris » au XVIIIe siècle. Les « classes populaires » – Daniel Roche emploie fréquemment l’expression – se définissent et elles s’opposent aux classes dirigeantes « par leur pauvreté, la précarité plus ou moins contraignante de leurs manières de vivre, par leur culture différente » [8]. Et l’analyse de Daniel Roche décline sous leurs multiples aspects le thème de la fragilité de la condition économique – qui, là encore, n’affecte pas également les diverses composantes de ce « peuple » – et celui de la différence culturelle, « cette différence qui est celle même du populaire » [9]. Et puisqu’il est ici question du « peuple de Paris » au XVIIIe siècle, on ne s’étonnera pas que nous fassions référence aux travaux de Soboul, dont les analyses bien connues sur la Révolution française accordent une place privilégiée au thème des « mouvements populaires ». Comment Soboul caractérise-t-il la sans-culotterie parisienne en tant que groupe social et composante spécifiquement « populaire » de la Révolution ? D’une part, par une expérience de l’insécurité économique, du manque de subsistances, de la faim qui est commune à l’artisan, au boutiquier, au compagnon, au journalier ; d’autre part, par un comportement politique d’esprit égalitaire, partageur, affichant hautement son hostilité à l’aristocratie et son radicalisme révolutionnaire. Par delà la diversité sociale des éléments qui le composent, le groupe populaire de la Révolution se constitue autour de « l’exigence du pain quotidien » et du « comportement terroriste » : « ce double facteur fonde l’unité de la sans-culotterie parisienne » [10]. Nous retrouvons à nouveau ici, pour définir le « populaire » en tant que catégorie sociologique, cette association des effets d’une condition économique et sociale dominée et d’une forme –ici politique – d’altérité culturelle.

De même encore, c’est cet « ensemble de critères culturels autant qu’économiques qui définissent une certaine manière d’exister » que Michelle Perrot introduit au départ d’une étude consacrée aux « classes populaires urbaines » à la Belle Époque [11]. Critères économiques : médiocrité des revenus et du logement, insécurité de l’existence pour le plus grand nombre. Critères culturels : Michelle Perrot souligne d’emblée l’importance du « quartier » dans les modes de vie populaires, ainsi que le modeste niveau d’instruction. Vulnérabilité des conditions d’existence et spécificités culturelles (dans l’ordre des pratiques, du rapport au savoir, etc.) : lorsque l’historienne des classes populaires veut situer sociologiquement son objet, ce sont à nouveau ces traits caractéristiques qu’elle évoque comme relativement unificateurs et distinctifs. Ces classes populaires du XIXe siècle, Gérard Noiriel les « rencontre » lui aussi dans les premiers chapitres de son livre sur les ouvriers dans la société française [12]. Nous verrons tout à l’heure comment, parti « à la recherche du prolétariat », pour reprendre les mots de Gérard Noiriel, celui qui veut étudier l’histoire de la classe ouvrière découvre en fait des ouvriers qui, au moins pour les trois premiers quarts du XIXe siècle, sont souvent difficiles à distinguer des paysans d’un côté, des compagnons et artisans de l’autre : la condition ouvrière n’est pas toujours bien dégagée de celle de l’artisan, et elle peut n’être qu’une occupation temporaire ou limitée dans le cadre de la polyactivité des familles rurales. Dans ces conditions, plutôt qu’à un « prolétariat », l’historien se trouve dans bien des cas confronté à l’ensemble divers et mouvant des « classes populaires ». C’est vers celles-ci que nous conduit Gérard Noiriel au début de son histoire ouvrière. Et les traits par lesquels il caractérise leurs conditions d’existence et leurs modes de vie sont de même nature que ceux que nous avons rencontrés dans les exemples précédents. D’une part insécurité et précarité des ressources sont au cœur des soucis quotidiens des classes populaires de ce temps, et c’est de là qu’il faut partir si l’on veut comprendre l’attachement de celles-ci à leurs formes traditionnelles de pluriactivité familiale [13]. Les modes de vie populaires sont de ce point de vue une réponse aux effets d’une condition économique dominée. Mais d’autre part, ils participent aussi, explique Gérard Noiriel, de « toute une culture populaire à laquelle chacun est très attaché » [14]. Culture très spécifique et dont on comprend bien, en lisant l’auteur, en quoi elle constitue une ressource décisive pour ses membres. Un trait caractéristique de cette culture est la valeur qu’on y accorde aux diverses formes de sociabilité locale, et particulièrement aux conduites dépensières que celle-ci implique (au cabaret, pour les fêtes, etc.). Les membres des classes dominantes, même philanthropes, ont le plus grand mal à comprendre ces conduites. Autre spécificité : l’importance de certains types de savoirs et de maîtrise qui continuent de se transmettre par des médiations largement étrangères au discours et à l’écrit. Il s’agit des savoirs de métier, de ces capacités professionnelles qui constituent pour l’ouvrier un atout essentiel sur le marché du travail. Ces savoir-faire s’apprennent d’abord par la pratique, l’imitation et la répétition, beaucoup plus que par le discours et l’explication. Cette permanence de modes d’apprentissage professionnel extérieurs à l’école et reposant sur la primauté du geste nous renvoie à des univers culturels sans doute bien différents de ceux des classes « supérieures ». On voit que chez Gérard Noiriel aussi les classes populaires se caractérisent et se distinguent des autres groupes sociaux tant par une condition dominée, qui les expose à une insécurité récurrente, que par des spécificités culturelles qui impriment profondément leurs marques dans leurs pratiques et leurs modes de vie.Que conclure de ces quelques citations ? Je n’en surestime évidemment pas la vertu démonstrative. Mais elles font apparaître qu’il existe, dans la littérature historiographique, des exemples d’emploi de la notion de « classes populaires » qui illustrent assez bien la définition de cette notion dont j’ai fait l’hypothèse au départ. Je ne prétends pas que ces exemples « vérifient » cette hypothèse, mais ils apportent au moins des présomptions en sa faveur. Ils montrent qu’elle correspond à des usages réels dans la pratique des historiens. Pouvons-nous trouver des indices de même nature dans la littérature estampillée comme sociologique ?

Une observation s’impose d’abord avant d’aller plus loin. Si l’on admet la délimitation conventionnelle, il est vrai bien fragile, qui sépare le territoire de l’historien de celui du sociologue – au premier les sociétés du « passé », au second les sociétés « contemporaines » –, il n’est pas interdit de se demander si la notion même de « classes populaires » possède vraiment une pertinence à l’intérieur des frontières de la sociologie. Reconsidérons dans leur ensemble les principales propriétés concrètes sous lesquelles les « classes populaires » nous sont apparues jusqu’ici. Insécurité des conditions d’existence, statuts bas et explicitement réputés inférieurs, altérité culturelle par rapport aux classes dominantes... Pour le dire de façon très schématique, de telles propriétés évoquent plutôt « l’Ancien Régime », le XIXe siècle ou même l’entre-deux-guerres que les sociétés urbaines et industrielles les plus contemporaines. Ce n’est pas que celles-ci ignorent les inégalités, l’exploitation, l’intensité de certains contrastes économiques et sociaux. Mais, d’une part, elles sont souvent égalitaires et démocratiques quant à leurs normes, ce qui, nous le savons depuis Tocqueville, n’est pas rien. D’autre part, la diffusion de l’instruction et des moyens de communication de masse y a pris une telle ampleur que l’on peut légitimement s’interroger sur la permanence d’une altérité culturelle des groupes dominés. N’oublions pas, enfin, que les sociétés occidentales contemporaines se sont montrées capables, au cours des années soixante, de diminuer sensiblement le niveau d’insécurité des « classes laborieuses », et d’assurer à celles-ci une participation beaucoup plus large que par le passé à leurs normes de consommation. Il existe bien, dans ces sociétés, des ouvriers, des employés, des catégories privées de l’accès à toutes sortes de biens qui ne sont accessibles qu’à d’autres. Mais peut-on encore parler à leur sujet de « classes populaires » ? La notion de « classes populaires » peut-elle si facilement franchir le seuil qui sépare l’histoire de la sociologie ?

Ces questions ne me semblent pas vaines. Elles signifient que la sociologie ne peut s’autoriser à présupposer sur son terrain l’existence de « classes populaires » comme si celle-ci allait de soi. Il lui faut donc justifier l’emploi de cette notion, en montrant empiriquement que les sujets qu’elle étudie sont effectivement placés dans des conditions économiques et sociales dominées, et que leurs modes de vie, leurs manières d’être révèlent des formes de séparation culturelle. Une « sociologie des classes populaires » doit s’expliquer et argumenter sur le programme qu’elle se donne. Mais d’un autre côté, elle est aussi en droit de formuler une demande à celui qui la presse de questions sur le bien-fondé de ce programme : que tout en reconnaissant l’importance des transformations sociales et culturelles liées à la « modernité », on ne se laisse pas piéger par le discours que celle-ci tient si souvent sur elle-même. Que l’on accepte d’y regarder de près. L’exigence de mise à l’épreuve empirique vaut donc dans les deux sens : pour le sociologue des « classes populaires », comme pour celui qui jugerait cette notion aujourd’hui obsolète.

Or il me semble que le premier ne manque pas d’arguments sérieux pour justifier son programme. En dépit de tout ce qui les sépare des sociétés antérieures, les sociétés contemporaines les plus développées n’ont pas mis fin aux faits de domination ni aux formes de séparation culturelle qui caractérisent typiquement les groupes sociaux que l’on désigne sous le nom de « classes populaires ». Sans doute ont-elles rendu ces phénomènes moins visibles, c’est pourquoi seul un travail empirique précis peut mettre ceux-ci en évidence. Prenons donc l’ouvrage consacré par Bernard Lahire à une population d’ouvriers et d’employées travaillant comme agents de service dans des écoles maternelles et des cantines scolaires [15]. Les entretiens réalisés avec eux par Lahire, dont l’auteur publie de nombreux extraits, font ressortir des situations de travail, des modes d’apprentissage professionnel, des rapports à la lecture et à l’écriture qui nous renvoient sans ambiguïté à des « milieux populaires » [16]. Dans la sphère du travail par exemple, il apparaît clairement que les enquêtés de Lahire font le plus souvent l’expérience de la subordination et de la petitesse sociale, que les rapports hiérarchiques dans lesquels ils sont pris les ramènent régulièrement à des statuts bas de personnels subalternes et peu « compétents ». D’autre part, le chapitre du livre sur les « modes d’entrée dans le poste » montre aussi que la plupart des ouvriers et employées interviewés par Lahire ont dû apprendre leur travail sur le tas, sans aucune explication préalable de qui que ce soit, en imitant les autres, en « se débrouillant » pour faire comme eux [17]. Leurs compétences professionnelles ont donc été acquises par le geste, la pratique, la mimesis, sans passage par le discours ou l’écrit. L’univers culturel des enquêtés de Bernard Lahire, même s’il est réellement pénétré par des pratiques de lecture et d’écriture sur lesquelles l’auteur apporte beaucoup, ne l’est pourtant que très partiellement et pour une partie seulement de ses membres. Pour toute une autre partie d’entre eux, l’acquisition des savoirs et le déroulement de la vie quotidienne sont largement étrangers à la forme écrite et discursive. On le voit : tant par les statuts dans lesquels ils sont maintenus que par leur distance, certes variable, à la culture écrite et scolaire, les milieux ouvriers et employés décrits par Bernard Lahire peuvent à juste titre être considérés comme des milieux « populaires ». Et si l’on ajoute – mais tel n’était pas l’objet du livre – que ce sont ces milieux qui sont aujourd’hui les plus exposés au chômage et au retour d’une très forte insécurité économique, il devient difficile d’échapper à la conclusion que les sociétés modernes les plus développées n’ont nullement mis fin à l’existence de groupes sociaux présentant les caractéristiques les plus fondamentales des classes populaires « traditionnelles ».

Tout cela ne signifie certes pas que celles-ci pourraient être étudiées de manière intemporelle, et que, solidement retranché derrière la conviction confortable que rien ne change, le sociologue des classes populaires pourrait appréhender son objet sans tenir compte des caractéristiques spécifiques qui sont celles d’une société contemporaine. Je m’efforcerai au contraire de montrer, dans la suite de ce travail, que l’on ne peut pas décrire correctement les milieux populaires d’« aujourd’hui » si l’on n’est pas attentif aux conditions sociales et culturelles particulières dans lesquelles ils sont situés, aux effets de ces conditions sur la constitution de leurs univers de vie, et aux conséquences que tout cela implique quant à la manière de les étudier. Une sociologie des milieux populaires qui traiterait ceux-ci comme des totalités closes et autistes à l’égard des changements qui affectent la société globale se condamnerait à l’échec. Tous ces points seront repris ultérieurement. Mais pour l’heure, l’important était de souligner que la notion de « classes populaires », à condition d’en faire un usage interrogatif et critique, conserve sa pertinence pour une approche des mondes sociaux contemporains. Elle intéresse donc tout autant la sociologie que l’histoire.

Domination sociale et séparation culturelle

Les expressions par lesquelles j’ai défini le double aspect du terme « classes populaires » sont demeurées jusqu’ici très floues. Il n’est pas possible de parler de « position dominée » et de « formes de séparation culturelle » sans expliciter davantage la signification de ces deux idées. Si vraiment leur association définit la notion de « classes populaires » en sciences sociales, leur contenu doit être précisé. À quoi renvoient-elles pour le sociologue et l’historien ? À quoi font‑elles référence pour eux ? Quel est leur sens empirique ?

Des classes « dominées »

Plusieurs expressions attestent que, pour le sociologue ou l’historien qui s’y réfèrent, la position dominée est bien la caractéristique première des « classes populaires ». Bourdieu, Grignon et Passeron désignent couramment celles-ci sous l’expression « classes dominées ». Les historiens ont eu recours à l’expression « classes inférieures », que l’on trouve chez F. Furet, chez E. Le Roy Ladurie, chez D. Roche [18]. Carlo Ginzburg préfère le terme de « classes subalternes », qu’il reprend à Gramsci [19]. Et l’on a la surprise de trouver l’expression « les basses classes » couramment employée dans Les héritiers par Bourdieu et Passeron [20]. Signe qu’à cette époque, une telle désignation n’était pas considérée comme politiquement incorrecte.... Aucune de ces formulations n’est satisfaisante. Parler de « classes inférieures » ou de « basses classes », c’est évidemment risquer de stigmatiser ce que l’on désigne. « Classes subalternes » n’échappe pas non plus à ce danger. Quant à l’expression « classes dominées » que j’adopterai dans ce texte, elle incite au misérabilisme. Or il faut se souvenir que des milieux populaires ne sont pas nécessairement pauvres ni opprimés. Quelle que soit la formule que l’on emploie, il importe de la préciser, si l’on veut éviter qu’elle demeure vague ou sujette à dérive. À quoi fait donc référence l’idée de condition dominée ? Quelles peuvent être les significations empiriques de cette idée pour l’historien ou le sociologue ?

Première caractéristique à laquelle elle est régulièrement associée : la dépendance ou l’assujettissement économique. La position dominée prend ici l’aspect de la soumission de celui qui ne possède rien ou trop peu aux formes de travail ou aux modes de répartition des biens imposés par des groupes plus riches ou des forces plus puissantes. Pour le XIXe siècle par exemple, on peut parler de sujétion économique à propos de l’ouvrier, du travailleur à domicile ou de l’artisan dépendant, de la petite paysannerie parcellaire, etc. Cette sujétion peut donc être liée à des situations économiques diverses, qui sont elles-mêmes à l’image de la variété des classes populaires. Elle se traduit néanmoins par une caractéristique qui est assez largement commune à celles-ci, et que soulignent de nombreux auteurs : une certaine vulnérabilité des conditions d’existence, qui n’est pas nécessairement la misère, mais qui signifie assurément l’exposition récurrente au manque de ressources ou à l’insécurité. Cette vulnérabilité semble constituer à la fois un signe, une dimension essentielle de l’appartenance aux classes populaires, et comme un trait d’union entre leurs membres. Yves Lequin par exemple, soulignant la lenteur avec laquelle émerge en France la classe ouvrière industrielle, explique qu’au XIXe siècle, celle-ci « se distingue donc souvent mal de l’ensemble des classes populaires que définit toujours la précarité de condition » [21]. Les classes populaires se caractérisent donc essentiellement ici comme des classes sujettes à la précarité. Fragilité économique et incertitude sur les ressources apparaissent comme une expérience commune à leurs membres et comme une dimension centrale de leur existence. Gérard Noiriel insiste lui aussi sur ce thème dans le texte cité plus haut [22]. Et quand Adeline Daumard veut indiquer ce qui rattache le monde des petits artisans et boutiquiers du XIXe siècle à l’ensemble des couches populaires – elle parle à leur sujet de « bourgeoisie populaire » –, elle souligne notamment leur fragilité économique [23]. J’observerai enfin que c’est encore cette vulnérabilité économique, et plus largement sociale, que Robert Castel met en évidence à propos des conditions d’existence populaires dans la société d’Ancien Régime. Dans son analyse du vagabondage, il montre ainsi que celui-ci était largement « alimenté par la précarité du rapport au travail et par la fragilité des réseaux de sociabilité qui sont le lot commun d’une part importante du petit peuple des campagnes comme des villes » [24]. Et la marginalité, le vagabondage dans cette société n’étaient souvent pas autre chose que les « formes les plus fragiles de la vulnérabilité populaire » [25]. On le voit : insécurité et précarité sont étroitement associées aux conditions d’existence des classes populaires. Elles résultent de la sujétion ou de la dépendance économique qui constituent l’une des formes majeures que peut prendre la position dominée [26].

On sait bien néanmoins que celle-ci ne se traduit pas seulement par la vulnérabilité sur le plan des ressources. Elle renvoie aussi à des déterminations plus spécifiquement sociales, dont j’évoquerai très rapidement quelques figures possibles. Rappelons d’abord ce qui avait été signalé à propos des « populaires » du carnaval de Romans. Beaucoup d’entre eux sans doute étaient pauvres, mais si l’on suit Le Roy Ladurie, ce n’était pas toujours le cas. Certains pouvaient même s’approcher d’une relative aisance. Mais tous sans conteste faisaient partie du « menu peuple », de ces strates inférieures de la cité qui occupaient les positions les plus basses dans la hiérarchie des statuts sociaux et qui devaient être tenues à l’écart du pouvoir. L’expression « menu peuple », dans la France d’Ancien Régime, désignait un ensemble de catégories manifestement très diverses, aux situations économiques assez dissemblables, mais le fait qu’elle les regroupait sous un même terme signifie que celles-ci étaient vues (notamment par les classes dominantes) et se voyaient sans doute elles-mêmes comme partageant une condition fondamentalement commune, faite de petitesse sociale, et d’exclusion de la richesse et du pouvoir. « Menu peuple » dit si crûment cette assignation à la petitesse et à la subordination, et exprime par là si clairement des réalités sociologiquement si essentielles, que certains historiens anglo-saxons des classes populaires françaises reprennent telle quelle l’expression pour désigner leur objet. On la retrouve constamment sous la plume de Natalie Z. Davis à propos de la France du XVIe siècle, et de George Rudé sur les foules dans la révolution française [27]. Elle donne à voir, et presque à « entendre, une dimension caractéristique de la position dominée : subalternité et subordination dans la division du travail et dans les rapports politiques et sociaux.

Les degrés de cette subordination peuvent être évidemment très divers. Il existe toute une stratification interne aux « classes populaires » et l’on sait bien que celles-ci ne sont pas systématiquement opprimées ni démunies [28]. Mais on sait aussi que la domination peut aller jusqu’à des formes dures et englobantes de sujétion ou de dépossession sociale, qui finissent par s’étendre à l’ensemble des aspects du processus de vie. On repère nettement cette situation, par exemple, dans le cas des classes populaires de Hoggart [29]. La force des livres de Hoggart réside, pour partie, dans cette image particulièrement claire et vive qu’ils nous livrent de ce que peut être une condition globalement marquée par la dépossession : fermeture des possibles, verrouillage des existences, soumission au destin, relégation des individus sur des territoires, dans des métiers, dans des statuts dont ils n’ont quasiment aucune chance ni espérance de sortir. Hoggart, on le sait, eut aussi le souci de montrer que ces univers ne sont pas nécessairement générateurs de malheur, qu’ils peuvent même être habités de façon relativement positive grâce à l’action de plusieurs mécanismes protecteurs : une intériorisation de la position dominée qui entraîne, pour reprendre les mots de Bourdieu, un quasi ajustement des espérances subjectives aux chances objectives, des formes de vie collective sécurisantes (la famille, le quartier), une division fondamentale du monde en deux (« eux et nous ») qui permet de se défendre face aux autres groupes sociaux... Hoggart ne cherche nullement à noircir le tableau. Sa description a une portée qui dépasse de loin le cadre purement monographique, et nous permet de comprendre de l’intérieur ce qui peut caractériser une condition globale de dépossession sociale, et quelques-unes des formes typiques d’adaptation des classes populaires à cette condition.

Des formes de séparation culturelle

Je l’ai proposé dès le départ de cette étude : la notion de « classes populaires » contient, comme un élément constitutif de son noyau sémantique, l’idée d’une discontinuité culturelle avec les classes et les normes dominantes. Cette différence « est celle même du populaire », pour reprendre l’expression de Daniel Roche [30]. Le « populaire » est ce qui s’oppose au savant, au cultivé, aux usages reconnus comme « légitimes » parmi les membres des classes plus élevées, dans les institutions, dans les lieux de pouvoir. Certes, il n’y aurait aucun sens à imaginer des classes populaires qui mèneraient leur vie dans une situation de complet isolement culturel. Les formes culturelles dominantes sont toujours partiellement apprises, assimilées, intériorisées par les membres des groupes dominés. Mais entre ceux-ci et celles-là, jouent des mécanismes de séparation culturelle. Cette idée fait intrinsèquement partie de la notion de « classes populaires ». La question est de savoir à quelles réalités empiriques plus précises elle renvoie [31].

On peut, me semble-t-il, donner une double signification à l’idée de séparation culturelle.

En premier lieu, celle-ci renvoie au phénomène fondamental de la dépossession. Entendons par là le fait qu’une fraction importante des milieux populaires est démunie de tout un ensemble d’éléments de culture qui font partie des instruments symboliques dominants, c’est-à-dire socialement décisifs. Bernard Lahire en a donné un excellent exemple dans son travail sur les liens entre culture écrite et inégalités scolaires [32]. Les « compétences scripturaires », l’aptitude à s’installer dans la logique de l’écrit et de ses exigences et à manier le langage selon celles-ci sont au centre de l’univers scolaire et constituent des conditions déterminantes pour y réussir. Or l’acquisition de ces compétences est fortement problématique pour beaucoup d’enfants d’ouvriers et d’employés, parce que leur univers culturel est caractérisé par un tout autre type de rapport au langage, où prédominent les pratiques de la communication orale et auquel la familiarité, l’attention, l’intérêt pour la forme écrite, pour le texte écrit peuvent être largement étrangers. C’est la privation, ou la trop faible maîtrise des postures de l’écrit qui constitue la raison décisive des échecs précoces d’enfants d’ouvriers et d’employés à l’école. En déroulant les mécanismes de ces échecs avec Bernard Lahire, on comprend comment toute une partie des milieux populaires, par suite de conditions d’existence spécifiques et des habitus liés à celles-ci, peut être objectivement séparée de certaines formes de culture décisives socialement, de certains éléments-clés de la culture dominante. Il y a bien ici dépossession culturelle. Bernard Lahire peut l’établir, avec précision et dans le détail, sans alimenter pour autant une représentation misérabiliste ou stigmatisante de la culture des classes dominées. D’une part, en effet, la dépossession culturelle n’a rien à voir avec le thème rebattu du « handicap culturel ». Manquer de certaines compétences décisives de la culture dominante (comme le sont les compétences scripturaires) n’est pas un signe de pauvreté culturelle, et il serait facile de montrer la présence, dans les modes de vie populaires, de savoirs, même si ceux-ci, le plus souvent, restent étrangers aux réquisits de la culture scolaire [33]. D’autre part, la dépossession de compétences scripturaires n’est elle-même que très relative, et Bernard Lahire peut ainsi mettre en évidence l’existence de pratiques de lecture et d’écriture tout à fait consistantes chez certains membres des milieux populaires, notamment chez les femmes [34].

L’idée de séparation culturelle nous renvoie donc d’abord à des phénomènes de dépossession. Mais elle ne s’y réduit pas et doit aussi être entendue autrement. Les membres des milieux populaires ne sont pas seulement séparés des modalités culturelles dominantes par des processus d’exclusion, ils sont aussi capables de s’en séparer activement pour produire leurs formes de vie propres, celles qui s’accordent le mieux à leurs conditions d’existence, à leurs expériences, à leur(s) point (s) de vue sur le monde. L’expression de ces expériences et de ces points de vue ne se fait évidemment pas dans l’extériorité pure aux normes établies, mais elle ne peut pas ne pas se traduire, au moins de façon intermittente, par une tendance à s’écarter, à différer activement de ces normes. Les comportements populaires peuvent s’opposer à celles-ci par le jeu de ce que l’on pourrait nommer une altérité positive, une forme de relative autonomie grâce auxquelles une appropriation des conditions populaires d’existence du point de vue des milieux populaires eux-mêmes est possible. Les processus de séparation culturelle qui nous intéressent ici doivent donc être pensés aussi comme des manifestations de cette puissance d’altérité, qui semble pouvoir s’exprimer, dans certaines circonstances, sous des formes très radicales [35]. C’est donc de celle-ci, aussi bien que de la dépossession, que se nourrit la différence caractéristique du « populaire », et l’on peut fort bien concevoir que les mêmes traits culturels relèvent à la fois des deux ordres de phénomènes.

Problèmes d’emploi d’une catégorie

Telle qu’elle vient d’être définie, et indépendamment de la question – qui sera au centre de la suite de ce mémoire – de savoir à quelles conditions elle peut être mise en œuvre à propos d’une société telle que la société française contemporaine, la notion de « classes populaires » soulève d’évidentes difficultés d’emploi, qui sont inhérentes à sa nature de catégorie classificatoire, et que l’on retrouverait sous d’autres formes à propos de quelque catégorie que ce soit relevant du lexique des « classes sociales ». Avant toute autre discussion, l’examen de ces difficultés, et des précautions d’emploi qu’elles impliquent, s’impose donc. Je voudrais donc proposer maintenant quelques remarques pour contribuer à cet examen, remarques qui, on va le voir, tout en formulant d’indispensables conditions de prudence pour un emploi réfléchi de cette notion, font aussi apparaître à quel point celle-ci peut se révéler « opératoire » pour le sociologue ou l’historien.

La notion de « classes populaires » appartient à l’ensemble de ce que l’on pourrait appeler les « grandes catégories classificatoires » des sciences sociales. Classes, structures, cultures, vastes entités unificatrices et englobantes ont été largement utilisées en sociologie, en anthropologie, en histoire sociale, sans que l’on soit toujours suffisamment attentif aux problèmes que soulevait leur emploi. La discussion est aujourd’hui bien ouverte à ce sujet, notamment à l’initiative des historiens [36], et a d’ores et déjà conduit à une saine remise en cause de tout un usage intempérant et incontrôlé de ces catégories totalisantes, dont la philosophie implicite était souvent étroitement objectiviste et déterministe. Faut-il décider pour autant de renoncer à celles-ci ? Je ne me serais pas aventuré dans cette réflexion si j’avais adopté cette position. Je ne puis me reconnaître dans une perspective qui finit par ne plus « voir » que des « acteurs » intervenant souplement dans des contextes particuliers, sans prendre véritablement au sérieux la force des contraintes et des déterminations macrosociales qui pèsent sur eux. La sociologie n’a pas à renoncer, me semble-t-il, à produire des outils pour appréhender les entités globales dans lesquelles les individus sont inscrits, et les effets qui en résultent pour eux. Elle doit maintenir son droit à penser, au moins partiellement, en termes de structures et de catégories totalisantes. Mais d’un autre côté, les critiques qui se sont accumulées depuis trente ans contre ce type de catégories, et plus largement contre le caractère objectiviste et souvent très réducteur des modes de pensée holistiques en sciences sociales, doivent elles-mêmes être considérées avec attention. Elles nous obligent à prendre acte du statut d’artefact irrémédiablement contingent qui est celui de tout concept classificateur intervenant dans des opérations de catégorisation sociologique. Elles mettent en lumière les risques de réification et de schématisme inhérents à ce type de concepts, et pour quiconque prétend continuer à se servir de ceux-ci, elles constituent une incitation à se pencher sérieusement sur leurs limites et leurs difficultés. Il m’apparaît donc nécessaire, en ce qui concerne la notion de « classes populaires », d’examiner, même brièvement, quelques-unes des difficultés qu’elle doit à sa nature de catégorie classificatoire.

Je vais m’arrêter sur deux points.

En premier lieu, on sait que toute notion classificatoire n’est jamais qu’un élément dans un appareil catégoriel, même très sommaire, dont la fonction est de représenter les principales séparations et divisions entre les êtres du monde empirique et de répartir ceux-ci par grands types. La notion de « classes populaires » ne fait évidemment pas exception. Elle est généralement couplée et opposée à celle de « classes moyennes » ou de « classes supérieures », et l’on a vu plus haut que certains sociologues ont assez volontiers recouru à une tripartition de l’espace social fondée sur une division de celui-ci entre ces trois types de classes. L’intérêt de cette tripartition, en dépit de son schématisme, est de mettre en lumière des oppositions et des clivages fondamentaux du monde social. Mais la difficulté bien connue que soulève une division de ce type est que sa mise en œuvre empirique, dans une foule de cas, est hautement incertaine. Bien des situations sont beaucoup trop mouvantes, ambiguës, contradictoires pour se laisser rattacher de manière univoque à telle appartenance de classe plutôt qu’à telle autre, et s’agissant de la question qui nous intéresse ici, on pourrait assez facilement montrer qu’il existe toute une gamme d’être sociaux pour lesquels l’appartenance aux « classes populaires » est tout à fait équivoque et indécidable. La mise en œuvre de cette notion se heurte donc très vite à des obstacles, et son extension empirique est impossible à déterminer de façon précise.

Tout aussi classique est la difficulté liée au caractère fortement « générique » de la notion. Des catégories classificatoires sont toujours agrégées. Elles rapprochent, mettent ensemble, synthétisent toute une série de groupes et de sous-groupes qui peuvent être très différents par certaines de leurs propriétés. Elles vont loin dans le sens de l’unification de l’hétérogène, et exposent inévitablement au risque de traiter celui-ci comme un bloc indifférencié. C’est ainsi que la notion de « classes populaires » repose implicitement sur le présupposé selon lequel il est possible d’unifier l’ensemble des groupes dominés sous une dénomination commune. Ce présupposé ne va nullement de soi et comporte un évident danger d’homogénéisation. Je reviendrai sur ce point, tout en m’efforçant de montrer que paradoxalement, ce postulat d’unité peut aussi être considéré, sous certains aspects, comme une propriété féconde de la notion de « classes populaires ».

Problèmes d’indécidabilité, difficultés du postulat d’unité des groupes dominés : j’examinerai successivement ces deux points.

La notion de « classes populaires » ne peut être déterminée empiriquement avec précision.

Pour comprendre les difficultés d’emploi auxquelles nous allons nous intéresser maintenant, il faut se souvenir que l’un des éléments à partir desquels nous avons défini la notion de classes populaires est l’idée de position dominée. Ce sont les ambiguïtés de cette idée qui vont introduire le trouble et l’incertitude dans la mise en œuvre empirique de la notion.

Il y a bien des degrés, en effet, dans la domination, bien des « niveaux » intermédiaires entre les « dominants » et les plus dominés des dominés, bien des statuts sociaux qui, tout en participant plus ou moins d’une position dominée, sont loin d’être démunis de toute ressource. L’opposition dominants-dominés, même si elle correspond bel et bien à des réalités qui ont la vie dure, est néanmoins trop simple pour s’appliquer à une multitude de situations empiriques nuancées. Des populations dominées peuvent être à un haut degré assujetties, fragiles, démunies. Mais au-dessus d’elles nous attendent des situations plus équivoques. Il y a ceux, par exemple, qui occupent des positions subordonnées, qui sont assignés à des statuts inférieurs dans les rapports sociaux, mais qui disposent d’une assise économique suffisante pour échapper à la précarité et accéder même peut-être à un relatif bien-être, même s’ils demeurent inscrits dans une condition d’exécutants dépendants. On pourrait évoquer ici bien des ouvriers et employés qui ont été intégrés, à partir des années 1960, à ce que Robert Castel a nommé « la société salariale », avant que celle-ci ne connaisse le processus de profonde déstabilisation que l’on sait [37]. Et pour la France du XIXe siècle, il y aurait aussi ceux que Christophe Charle appelle les « petits » (petits indépendants, petits employés ou fonctionnaires), ceux qui sont parvenus à s’élever au-dessus du « prolétariat », mais dont les revenus et le statut peuvent demeurer médiocres, et l’ascension sociale fragile [38]. On pourrait parler, à propos d’eux tous, de groupes subalternes mais non démunis. Dans la France du XIXe siècle, eux aussi, on le sait, peuvent se penser et se revendiquer comme étant le « peuple », au sens hérité de la Révolution.La question est de savoir si l’on peut sociologiquement considérer qu’ils appartiennent aux classes populaires. Pour une partie d’entre eux sans doute, une réponse affirmative pourrait s’imposer nettement : ce n’est pas parce que l’on est un « ouvrier de l’abondance » que l’on s’intègre ou que l’on s’identifie aux classes moyennes [39]. Mais pour d’autres, il se pourrait que les choses soient moins simples. Dès que l’on passe des dominés les plus dominés à des groupes subalternes non démunis, on doit s’attendre à rencontrer des conditions d’existence et des modes de vie intermédiaires, présentant une certaine forme de mixité sociale, combinant des attaches qui peuvent demeurer très fortes avec les milieux populaires à des traits qui, inversement, se rapprochent davantage des classes moyennes. Dès lors, la question de l’appartenance sociale des individus, ou plutôt des familles, devient fort difficile à trancher de manière univoque. Milieux populaires intégrés ? Franges modestes de classes moyennes ? Il n’y aurait pas grand sens à vouloir absolument arbitrer. Sans doute faut-il, ici plus que jamais, prendre en compte la manière dont les individus se définissent eux-mêmes, mais outre que cette appartenance subjective n’est pas toujours très explicite ni stabilisée, on ne peut considérer qu’elle suffise à clarifier des situations qui se caractérisent par une grande mixité d’attitudes et de pratiques culturelles. La question des « petits », pour reprendre l’expression de Christophe Charle, c’est-à-dire de ceux qui sont au-dessus des prolétaires sans en être vraiment coupés, et sans être protégés contre le risque de chute sociale, introduit nécessairement un élément essentiel d’indécision dans l’extension empirique de la notion de « classes populaires ». Tel est évidemment le point qui fait difficulté pour celle-ci, tout autant que pour celle de « classes moyennes ». Tant que l’on considère les positions les plus dominées, elle peut sans doute s’appliquer sans problème. Mais sitôt que l’on se tourne vers des groupes subalternes non démunis, on rencontre une multitude de situations mixtes, intermédiaires, indécidables, pour lesquelles il est impossible de tracer une frontière nette entre les « classes populaires » et les « autres ». Impossible, en d’autres termes, d’énoncer de manière claire et univoque que telle situation empirique (telle famille, tel mode de vie...) relève plutôt du « populaire » ou plutôt des « classes moyennes ». L’incertitude qui affecte le contenu empirique de la notion n’est certes pas une raison suffisante pour la récuser. On sait bien qu’elle est inhérente à toute opération de catégorisation sociologique, et que pour mettre en évidence des clivages, des écarts, des discontinuités dans l’espace social, nous avons besoin de mots qui désignent clairement les grands types de positions qui s’opposent, ce qui n’est évidemment possible qu’en ignorant délibérément une multitude de situations empiriques équivoques. Mais il s’agit au moins de se contraindre à la prudence, et quand on emploie la notion, de veiller à ne pas la réifier. Les « classes populaires » ne sont pas des données brutes de l’observation. Elles résultent, pour une part, de notre propre travail de catégorisation des données, et ce travail passe par des opérations qui ont nécessairement leur part de contingence.

Le problème de l’unité des groupes dominés

La seconde difficulté sur laquelle je voudrais maintenant m’arrêter tient, ainsi qu’il a été annoncé plus haut, tient au caractère hautement générique de la notion.

Comme toute catégorie classificatoire, la notion de « classes populaires » réunit sous une même dénomination tout un ensemble de groupes et de situations qui peuvent être très hétérogènes. Peuvent ainsi être réputés appartenir aujourd’hui aux classes populaires des paysans, des ouvriers, des employés, des agents de maîtrise, de petits artisans ou commerçants, des salariés d’une entreprise à statut, des jeunes marginalisés, etc. Pour unifier ceux-ci sous la catégorie « classes populaires », il faut admettre que quelles que soient les différences et inégalités entre eux, ils font partie de la même famille de groupes sociaux. Il faut donc supposer qu’il existe une certaine unité des groupes dominés. C’est là s’engager loin dans la voie toujours périlleuse de l’unification de l’hétérogène. Tel est pourtant le présupposé implicite de la notion de « classes populaires », dont il est clair qu’il ne va pas de soi.

Je commencerai donc, dans les pages qui suivent, par évoquer brièvement les difficultés que soulève un tel postulat d’unité. J’essaierai néanmoins, dans un deuxième temps, de montrer en quoi ce postulat peut aussi constituer une propriété intéressante et féconde de la notion, à condition d’en faire un usage raisonné.

1 / Le risque majeur auquel nous expose le présupposé d’unité des groupes dominés est de nous conduire à penser ceux-ci sous la forme d’un ensemble homogène, ou même à la limite comme un bloc indifférencié. Contre cette pente inhérente à la notion même de « classes populaires », il convient évidemment de rappeler – mais le point est suffisamment connu pour qu’il ne soit guère besoin de s ’y arrêter longuement – que l’idée d’une homogénéité des classes dominées constitue une illusion, qui doit être radicalement critiquée si l’on veut se donner les moyens d’étudier celles-ci sérieusement.

Les classes dominées sont d’abord segmentées par le simple fait que les divers groupes qui les composent peuvent présenter entre eux de grandes différences touchant à de multiples aspects de leurs processus de vie. Ils sont différenciés par leurs conditions d’existence et leurs situations de travail, les expériences et les trajectoires sociales les plus typiques de leurs membres, les contraintes auxquelles ceux-ci sont soumis, les pratiques et les savoirs qu’ils développent pour y faire face etc. De cet ensemble de déterminations résultent des traits culturels et des formes de vie que peuvent séparer bien plus que des nuances.

D’une manière générale, on n’en finirait pas d’énumérer les sources possibles d’hétérogénéité et de clivage, tant dans les conditions d’existence que dans les conduites, au sein des classes dominées. Le sexe, la génération, l’appartenance plutôt rurale ou citadine, le degré d’instruction, les diverses caractéristiques du travail, les trajectoires sociales constituent autant de principes de différenciation qui peuvent être extrêmement importants. Artisans urbains et paysans de la société d’Ancien Régime ne constituaient évidemment pas le même type de classes populaires. Ouvriers de l’artisanat et de l’industrie, d’origine ouvrière ou agricole ne forment pas le même type de classe ouvrière. Des ruptures générationnelles peuvent aussi intervenir, comme ce fut le cas pour le monde ouvrier en France au cours des années soixante, ou comme on l’observe aujourd’hui avec l’accès massif de la jeunesse des familles populaires aux études longues [40]. Et si l’on considère le rapport à l’école, à la lecture, à l’écriture, ce sont les pôles féminins et masculins des classes populaires qui peuvent se mettre à diverger profondément [41]. On n’a donc jamais affaire à un ensemble homogène, encore moins à un bloc indifférencié que l’on pourrait traiter comme un seul être. Il n’y a guère d’originalité à souligner ce point, mais sans doute est-il important de le faire, dans la mesure où la notion de « classes populaires », précisément parce qu’elle est unificatrice, nous expose inévitablement à la tentation de présupposer l’homogénéité des groupes qu’elle désigne. On est alors conduit vers une représentation essentialiste du « peuple » et du « populaire », qui ne résiste guère à une prise en considération sérieuse des multiples principes de segmentation évoqués ci-dessus [42].

Les classes dominées ne sont d’ailleurs pas seulement différenciées ou segmentées culturellement, elles peuvent aussi être fortement stratifiées socialement. Il y a, comme on l’a vu plus haut, bien des degrés dans la domination, et tous les groupes dominés ne sont pas également démunis. Le journalier sans métier ni statut du peuple parisien selon Daniel Roche est sensiblement plus dominé et démuni que le compagnon intégré au système corporatif, et un écart encore bien plus important le sépare de certains domestiques enrichis vivant dans la proximité de leurs maîtres [43]. L’O.S. d’origine rurale ou immigrée, nouveau venu dans la classe ouvrière des années soixante, occupe en celle-ci une position bien inférieure à celle des ouvriers les plus qualifiés, les plus enracinés, propriétaires (parfois jaloux) de leur capital de fierté collective. Parfois les écarts peuvent paraître minces, vus depuis le haut de la hiérarchie sociale, mais ce serait une illusion de perspective (« dominocentrique » selon Grignon et Passeron) que de négliger ces « petites différences » qui permettent l’amélioration, même très limitée, d’une condition dominée. Dans le monde si fortement opprimé de son enfance, il y avait ceux, nous dit Richard Hoggart, qui appartenaient malgré tout à la « classe ouvrière respectable » [44] : la différence avec les « autres » devait être ténue, mais il est visible qu’elle correspondait néanmoins à un peu plus d’honorabilité et de satisfaction matérielle, et qu’elle permettait d’échapper au rang le plus bas parmi les classes pauvres : petite mais décisive distinction [45].

Il y a donc toute une stratification interne aux groupes dominés, et pour pouvoir appréhender la situation et les comportements de chacun d’entre eux, il faut pouvoir le situer avec précision dans cette gradation. Dès lors, on ne peut plus exclure que se présente une situation dans laquelle l’écart entre les plus démunis et les mieux intégrés serait tel que l’on ne pourrait plus concevoir les uns et les autres comme des fractions inégales d’un même ensemble. Des clivages sociaux si déterminants passeraient au sein même des groupes dominés qu’il faudrait renoncer à penser ceux-ci sous une catégorie unifiée, et considérer qu’ils sont eux-mêmes traversés par une véritable frontière de classe. Sans entrer dans la discussion qui s’est développée autour de ses positions, on rappellera simplement ici que c’est cette analyse qui a conduit William J. Wilson à défendre la thèse de l’ « underclass » à propos des habitants des ghettos noirs dans les grandes villes américaines. L’« isolement social » (pour reprendre l’expression de Wilson) dans lequel ceux-ci se trouvent tant par rapport au marché du travail que dans l’ensemble de la société américaine – leurs territoires ont été désertés par les classes moyennes noires, et concentrent désormais les fractions les plus déshéritées de la population – les met dans une situation foncièrement différente de la classe ouvrière intégrée. Celle-ci participe, au moins dans une certaine mesure, au monde des emplois et aux normes de la société américaine, alors que les habitants des ghettos en sont coupés et sont renvoyés à un isolement social généralisé. La fracture entre les deux « blocs » interdit de les unifier sous la même catégorie de « lower class » [46]. L’infériorité radicale dans laquelle se trouve la population des ghettos par rapport à tous les autres groupes sociaux, y compris la classe ouvrière intégrée, oblige à la penser comme une « underclass ». Dans ces conditions, c’est l’idée même d’une unité des groupes dominés, de quelque manière qu’on la conçoive, qui est remise en cause sur le fond.

À lire la littérature sur le sujet, il semble que la thèse de Wilson offre largement matière à débat. Si j’y fais référence ici, c’est parce que, en raison du caractère extrême et peut-être trop schématique qui est le sien, elle donne une forme particulièrement claire à l’impossibilité de présupposer un bloc unifié des « lower classes ». Celles-ci sont segmentées, stratifiées, travaillées par de multiples processus de différenciation dont on ne peut exclure qu’ils aillent jusqu’à l’éclatement. Il n’y a pas d’homogénéité des groupes dominés. Cette homogénéité n’est que l’illusion à laquelle nous expose inévitablement l’habitude de penser ceux-ci par grandes catégories génériques, comme c’est évidemment le cas de la notion de « classes populaires ».

2 / Faut-il conclure de tout ceci qu’une telle notion doit être récusée, ou limitée à un emploi minimal et purement nominaliste ? Telle n’est pas ma position. On peut en effet aussi plaider pour le maintien de cette notion dans le vocabulaire des sciences sociales, sous condition d’en faire un usage critique, attentif aux dérapages qu’elle peut induire. C’est le point de vue que je défendrai ici.

Il me semble en effet que l’historien ou le sociologue auraient beaucoup à perdre à se priver d’une catégorie de pensée qui, précisément parce qu’elle est unificatrice et générique, peut aussi se révéler tout à fait opérante pour l’étude de certaines réalités empiriques. Récuser l’homogénéité entre des groupes ne doit pas empêcher pour autant de reconnaître les proximités, les transitions, les continuités qui peuvent exister entre eux. S’il est vrai que la catégorie du « populaire » porte facilement vers les illusions essentialistes, elle constitue aussi une incitation précieuse à se pencher sur les formes de continuum qui peuvent relier entre eux divers types de groupes dominés. Et il se peut dès lors qu’elle offre le cadre catégoriel le plus pertinent pour étudier ceux-ci. Je voudrais m’arrêter quelques instants sur ce point.

Il peut certes sembler paradoxal de soutenir qu’une catégorie fortement générique puisse, précisément en raison de ce caractère, se révéler la plus adéquate pour décrire correctement certaines réalités empiriques particulières. Le paradoxe se résout néanmoins si l’on considère que bien souvent, l’historien ou le sociologue à la recherche de groupes ou d’acteurs sociaux aux contours nets et bien délimités rencontrent en réalité plutôt des continuums de formes et de situations sociales à la fois différentes et proches, reliées entre elles par de multiples transitions. Donc, moins des formes « pures » que des complexes de formes voisines et enchevêtrées, dont aucune n’existe à l’état séparé. Pour appréhender cette pluralité d’états hétérogènes et contigus qui fait l’impureté de la matière empirique, la catégorie générique peut se révéler très opérante, précisément parce qu’elle est construite à partir de l’unification du multiple.

En ce qui concerne les classes dominées, l’histoire sociale est familière de ce type de situation. George Rudé a clairement formulé le problème à propos des mouvements sociaux parisiens de la fin de l’Ancien Régime et de la période révolutionnaire [47]. On ne peut, explique-t-il en substance, caractériser ces mouvements comme des actions d’ouvriers ou de salariés, et ce pour des raisons multiples. Les quartiers parisiens les plus engagés dans le mouvement sans-culotte n’étaient pas les plus ouvriers de la capitale, les motifs des émeutes n’étaient pas spécifiquement ouvriers (c’est la question des subsistances qui était au centre, non celle des salaires), et la figure de l’ouvrier comme travailleur salarié porteur d’intérêts propres était encore à peine dégagée en tant que telle à ce moment. Les véritables acteurs sociaux de la « foule révolutionnaire » de 1789 et des années suivantes étaient des artisans, des boutiquiers, de petits maîtres d’atelier, des compagnons, des journaliers. Entre eux passaient sans doute certaines divergences de position et d’intérêts, mais une large communauté de situations, d’expériences et de vie contribuait aussi à les rapprocher et à les souder dans une identité commune. Ils partageaient notamment une même exposition chronique au manque de ressources et de pain, une même appartenance aux ordres sociaux inférieurs. On a donc affaire ici à un ensemble d’acteurs à la fois différents et proches, qui constituent ce que l’on pourrait appeler le continuum des groupes urbains dominés de la société d’Ancien Régime. Et il est aisé de comprendre que seule peut les désigner adéquatement une catégorie qui soit suffisamment générique pour représenter ce continuum lui-même et les caractéristiques communes qui le fondent. George Rudé, comme on l’a vu plus haut, choisit de reprendre la vieille expression de « menu peuple », à laquelle il confère quasiment dans son livre le statut d’une catégorie sociologique [48]. Sans doute « menu peuple » et « classes populaires » n’appartiennent-ils pas au même registre sémantique. La notion de « classes populaires » est objectivante, l’expression « menu peuple », au contraire, est directement indexée sur la manière dont les moins riches et les moins forts étaient nommés dans la société d’Ancien Régime. Mais les deux désignations sont proches, et renvoient, sous des formes certes différentes, à des significations semblables. On se trouve bien dans une situation où la notion de « classes populaires » se révélerait particulièrement opérante, précisément parce qu’elle est une catégorie générique et qu’en tant que telle, elle est l’outil le plus adéquat pour représenter le continuum de groupes dominés auquel l’historien est ici confronté.

Et comme on le sait, c’est aussi ce continuum que découvrent ceux qui s’intéressent à la formation de la classe ouvrière. En ce qui concerne l’Angleterre, E. Thompson a brillamment montré le rôle immense des artisans dans l’élaboration des traditions politiques et culturelles qui ont permis la constitution d’une conscience ouvrière, et donc d’une classe ouvrière en tant que telle. Les ouvriers d’usine, dit Thompson, ne sont que les « derniers nés » d’un processus de radicalisation et de prise de conscience qui a commencé bien avant eux dans les petits ateliers urbains, notamment londoniens [49]. Ce processus fut l’œuvre d’un ensemble diversifié de travailleurs qualifiés où des compagnons voisinaient avec des artisans indépendants ou de petits maîtres d’ateliers, et l’élément spécifiquement « prolétarien » ne fit, pour une part, que se fondre dans cet éventail d’acteurs plus anciens. C’est à nouveau le continuum des groupes dominés qui se présente ici à travers un monde du travail aux figures multiples, et l’historien de la formation de la classe ouvrière a beaucoup plus affaire à celui-ci qu’à des éléments ouvriers ou prolétariens à l’état pur. Citant George Rudé, Thompson reprend lui aussi l’expression « menu peuple » pour désigner ce continuum [50]. C’est à partir de ce « menu peuple » que s’est formée politiquement et culturellement la classe ouvrière anglaise, et Thompson indique, par exemple, que les premières associations politiques porteuses d’une pensée ouvrière étaient sociologiquement plutôt « radicales populaires » que proprement « ouvrières » [51]. Ici, comme on le voit, c’est bien la catégorie du « populaire » qui est la plus adéquate, parce que la plus générique, pour désigner l’entrecroisement de figures sociales à la fois différentes et contiguës auxquelles l’historien de la classe ouvrière se trouve confronté.

Il n’est pas surprenant que ce thème de l’imbrication de l’ « ouvrier » dans le « populaire » apparaisse fortement aussi chez les historiens de la classe ouvrière française, compte tenu de la lenteur avec laquelle celle-ci s’est formée. On sait que dans le cas français, il faut concevoir cette émergence non comme une rupture dramatique mais comme un processus très progressif, et que pendant longtemps la condition ouvrière est demeurée imbriquée dans tout un ensemble d’autres appartenances sociales antérieures [52]. C’est ainsi que l’historien parti « à la recherche du prolétariat », selon l’expression de Gérard Noiriel, découvre en fait tout un complexe de conditions sociales – ouvrière, paysanne, artisanale, et même petit patronale – enchevêtrées les unes dans les autres.

En dépit des risques d’homogénéisation qu’elle comporte comme toute catégorie générique, la notion de « classes populaires » peut donc aussi constituer un outil tout à fait adéquat pour représenter la complexité de certaines situations empiriques. Dès lors que l’historien se trouve confronté non à des groupes bien spécifiques, aux contours clairement délimités, mais à toute une variété de figures à la fois différentes et proches formant ce que j’ai appelé le continuum des groupes dominés, c’est cette notion qui s’impose comme la plus adaptée et la plus opérante. Et c’est elle que l’on voit effectivement apparaître sous la plume de l’historien de la classe ouvrière pour décrire la lente et progressive émergence de celle-ci à partir de l’ensemble plus vaste et plus ancien du « menu peuple ». L’intérêt de la notion de « classes populaires » tient ici à une double caractéristique qui explique qu’elle soit particulièrement bien faite pour représenter un continuum. D’un côté, on l’a suffisamment dit, elle est une catégorie générique, c’est-à-dire unifiante. Mais d’autre part, elle a la forme non pas d’un singulier mais d’un pluriel. À la différence de la « classe ouvrière », dont le singulier n’a de sens que si l’on présuppose de puissants processus d’unification collective, l’expression les « classes populaires » indique, par sa forme même, l’existence d’une pluralité et d’une diversité de groupes sociaux. La notion de « classes populaires » souligne donc immédiatement que son objet est à la fois un et multiple, hétérogène mais continu. On comprend qu’elle soit particulièrement bien adaptée à des situations dans lesquelles on a affaire moins à des groupes relativement unifiés et homogènes, comme ont pu l’être de nombreux groupes ouvriers, qu’à des ensembles de figures à la fois proches et différentes, étroitement reliées entre elles mais irréductibles à l’unicité. C’est à ce type de situation que se trouve confronté l’historien de la formation de la classe ouvrière, et il me semble que tel est aussi le cas – mais il faudrait le montrer de manière détaillée – du sociologue qui s’intéresse aux classes dominées dans la société française contemporaine.

Je conclurai donc cet ensemble de remarques en soutenant que malgré les difficultés qu’elle soulève comme toutes les grandes catégories classificatoires des sciences sociales, la notion de « classes populaires » peut aussi se révéler tout à fait opérante comme outil de description des situations empiriques, et que son usage mérite donc d’être préservé et défendu. Mais cet usage ne peut être que critique.

Sortir du modèle des univers ségrégés

Je voudrais poursuivre maintenant cette discussion des conditions d’emploi de la notion en abordant la question d’une autre manière. Les développements qui précèdent ont mené cette discussion sur un plan général. Ils n’ont pas soulevé la question des conditions auxquelles une notion comme celle de « classes populaires » peut être « appliquée » à la société qui est présentement la « nôtre » ; or, cette question est évidemment essentielle pour le sociologue. Je voudrais proposer quelques réflexions sur la question des conditions d’utilisation, de pertinence, de validité de cette notion pour qui voudrait la mobiliser et la mettre en œuvre à propos de cette société bien particulière et spécifique qu’est la société française d’aujourd’hui. Une telle réflexion ne me paraît pas vaine. Considérer que la notion de « classes populaires » demeure potentiellement pertinente pour désigner tout un ensemble de groupes appartenant à la société française d’aujourd’hui est une chose ; c’est le présupposé sur lequel repose le présent travail. Mais cela ne peut dispenser de s’interroger sur les conditions auxquelles elle le peut, ni sur les limites éventuelles de sa validité.

La littérature sociologique nous a légué, pour décrire les univers de vie des membres des groupes populaires, un modèle qui constitue, pour les sociologues de ces groupes, un véritable modèle de référence. Ce modèle repose sur ce que l’on peut appeler le principe des « univers ségrégés », sur lequel je reviendrai d’ici quelques instants. La valeur référentielle de ce modèle tient, pour une part essentielle, au fait qu’il a correspondu à des aspects tout à fait fondamentaux de la condition des classes dominées, et il ne fait guère de doute qu’il demeure aujourd’hui pertinent pour décrire une partie d’entre elles. Il faut ajouter par ailleurs que ce modèle a trouvé une expression particulièrement forte et aboutie dans un livre qui constitue un « classique » de la sociologie des classes populaires : il s’agit de La culture du pauvre de Richard Hoggart. Cela a contribué à lui conférer l’autorité qui est la sienne dans ce champ de la sociologie. Or il me semble que pour qui veut étudier les classes populaires « contemporaines » (en prenant au sérieux cet adjectif), il n’est plus possible de se satisfaire d’un tel modèle. Ce que l’on peut appeler la représentation « hoggartienne » des univers de vie populaires me paraît être devenu, pour penser l’ « aujourd’hui », une représentation largement inadéquate, et le problème d’une sociologie des classes populaires contemporaines est de lui substituer des modes plus pertinents de description de son objet. Je ne suis nullement en mesure et n’ai nullement l’ambition de proposer ici de nouveaux principes d’analyse. Mais je souhaiterais au moins m’efforcer de montrer pourquoi il m’apparaît nécessaire de sortir d’un tel modèle.

Par modèle des univers ségrégés, j’entends un mode de représentation des univers de vie des classes dominées qui repose sur deux idées essentielles :

  • d’une part, il s’agit d’univers ségrégés, c’est-à-dire étroitement circonscrits aux territoires, aux expériences, aux « horizons » (notamment aux anticipations de l’avenir) qui sont en continuité immédiate avec la condition dominée, donc immédiatement accessibles et disponibles. La famille et le quartier sont au centre du réseau social et les formes de sociabilité locale tiennent une place décisive dans la vie quotidienne. Les espérances d’échapper à la condition commune par l’accès à d’autres statuts sont faibles. Le monde extérieur, c’est-à-dire les territoires, les institutions et les groupes qui le composent, apparaît comme hors de portée, il est perçu comme opaque, impénétrable, ou hostile. Les relations au sein du groupe d’appartenance (notamment le quartier) sont denses, mais elles s’accompagnent d’un isolement (évidemment relatif) par rapport à la société environnante. Pour caractériser ce mode d’établissement dans le monde, on peut parler, avec Guy Barbichon, d’une « condition de confinement » [53] ;
  • d’autre part, s’il est vrai que ces univers ségrégés sont d’abord et principalement le produit d’une ségrégation subie, celle-ci est aussi relayée par des formes d’auto-exclusions consenties. Ce ne sont pas seulement les chances d’accès au monde extérieur (à ses territoires, ses biens, ses formes de vie) qui sont limitées, les tentatives d’y pénétrer ou d’y participer le sont aussi, et peuvent même faire l’objet d’un refus. On quitte difficilement son quartier, on accuse de fierté ceux qui veulent s’élever socialement, on valorise l’entre-soi sous ses différents modes (famille, copains de travail, groupe local...), on refuse de se mêler ou de s’assimiler aux « autres »... La faible ouverture du monde extérieur est renforcée par une faible ouverture à ce monde, par ce que l’on pourrait nommer les formes d’insularité collective des groupes dominés.

Il n’est pas difficile de repérer, dans la littérature sociologique, des manifestations concrètes de ce modèle considéré dans son ensemble ou sous tel ou tel de ses traits fondamentaux. Il est évidemment au centre de l’œuvre de Hoggart, qui en a donné une expression particulièrement éclairante et achevée. Avec l’opposition du « eux » et du « nous » notamment, Hoggart a mis en lumière un déterminant tout à fait central de ce type d’univers et de sa reproduction. Les développements qu’il consacre à ce sujet nous permettent de comprendre que l’opposition eux/nous est tout d’abord au principe d’une vision du monde (il y a « nous » d’un côté, et il y a tous les « autres », dont nous ne serons jamais et dont nous n’avons pas grand chose à attendre), mais qu’elle fonctionne aussi comme un mécanisme de défense contre la domination subie. À celle-ci le groupe répond non seulement par le développement de sa cohésion interne, mais aussi par son propre pouvoir d’exclure. Le maintien de la distance avec les « autres », le refus de se mêler à eux, ou d’essayer de leur ressembler ou de leur demander quelque chose, le scepticisme affiché à l’égard de ce qui vient d’ « eux » et de ce qu’ « ils » peuvent dire ou faire, toutes ces attitudes si bien décrites par Hoggart expriment un même refus de renoncer à soi, un même sens de soi, une même revendication de dignité. Le groupe participe donc activement à la production de sa propre insularité, et même si celle-ci est pour lui une manière de résister, elle contribue aussi au confinement dans lequel l’ont d’abord installé les mécanismes de domination.

Le modèle des univers ségrégés est aussi nettement repérable chez Bourdieu, même s’il est possible de montrer que celui-ci développe aussi sur ce sujet des idées qui vont dans une tout autre direction. Il est inutile de rappeler en détail les analyses bien connues du chapitre 7 de La Distinction. L’univers de vie des classes populaires se caractérise d’abord par sa clôture (il est homogène, et sans ouverture sur d’autres styles de vie), et par le verrouillage du champ des possibles [54]. Le monde extérieur, celui des autres conditions sociales, lui est quasi fermé. Et d’un autre côté, on ne cherche pas à pénétrer dans celui-ci. L’apprentissage de la domination se traduit en effet par l’acceptation de celle-ci, par le renoncement à des ambitions plus élevées, par le « choix du nécessaire », et l’une des normes les plus explicites du goût populaire, selon Bourdieu, est le « principe de conformité », qui condamne sévèrement les tentatives d’accéder à autre chose qu’à la condition commune, et qui peut entraîner de vifs rappels à l’ordre (« pour qui il se prend » ?) [55]. Les univers de vie des classes dominées présentent donc effectivement ici un caractère ségrégé, au double sens d’un confinement dans un champ de possibilités étroites et d’une impossibilité en même temps que d’un refus d’en sortir.

Il est à peine besoin de souligner que ce qui fait la force du modèle des univers ségrégés, c’est d’abord le fait qu’il exprime, dans ses traits les plus essentiels, un certain type d’état de la condition des classes dominées, qui fut sans doute prévalent dans une large partie de la classe ouvrière jusqu’aux années soixante. Les multiples changements qui ont affecté celle-ci dans ses conditions d’existence au cours des dernières décennies ne signifient d’ailleurs pas, insistons-y, que ce type d’état soit aujourd’hui révolu. La société ouvrière à laquelle je me suis trouvé confronté lors de mes propres travaux sur la région minière du Nord-Pas-de-Calais fonctionnait, pour une bonne part, comme un univers ségrégé, et ne cessait de me rappeler Hoggart [56]. Il me semble que Guy Barbichon a très clairement défini ce type de condition dominée en proposant de le caractériser comme une « condition de confinement » [57]. Le confinement est ici à la fois territorial, social, culturel, et il faut le considérer comme la forme que prennent les univers de vie des membres des classes dominées lorsque ceux-ci sont soumis à des mécanismes francs et massifs de ségrégation sociale – notamment sur le terrain du travail et de l’école –, et assignés à une condition fortement verrouillée dont ils savent qu’ils n’ont que peu de chances de sortir. Et dans le texte – fort éclairant – qu’il consacre explicitement au thème des cultures populaires, Guy Barbichon explique que c’est à partir de ce principe que deviennent intelligibles trois des modes d’être qui sont si fortement valorisés par les membres des classes populaires : le localisme, le familialisme, et la sociabilité « directe », cette dernière se caractérisant par le refus des formes, et par la préférence pour l’entre-soi et les relations entre proches. On voit ici à nouveau comment la figure du confinement induit des formes d’insularité – dont on sait qu’elles peuvent être heureuses –, qui le renforcent en retour.

Il faut donc insister sur le fait que si le modèle des univers ségrégés doit aujourd’hui faire l’objet d’une remise en cause sur le fond, cela n’autorise nullement à sous-estimer la pertinence qui fut, et qui demeure encore en partie la sienne. Comment ne pas reconnaître, par exemple, l’immense importance de la sociabilité locale dans les modes de vie des classes populaires, qui constitue peut-être l’une de leurs spécificités les plus incontestables ? Les enquêtes, les monographies surtout, ne cessent de souligner la place centrale de l’univers local, aujourd’hui comme hier, dans les sociétés ouvrières et dans les quartiers populaires, et la multiplicité de ses dimensions. À travers elles celui-ci nous apparaît tout à la fois comme une réserve d’informations et de ressources pour vivre ; comme un espace connu et familier, où l’on est inséré et en sécurité ; comme un lieu d’entraide, d’échanges et de solidarité ; mais aussi comme un territoire sur lequel peuvent s’édifier, dans la durée, d’authentiques positions et réputations locales, où l’on peut être reconnu [58]. C’est ainsi que Jean-Noël Retière, étudiant la constitution d’une hégémonie ouvrière municipale de longue durée dans une commune bretonne, a pu montrer comment les familles ouvrières les plus anciennement enracinées s’étaient acquis un véritable « capital social d’autochtonie » [59]. Et cette importance multiforme de l’univers local nous apparaît aussi à travers les enquêtes sur la jeunesse des quartiers pauvres. On ne peut qu’être frappé, de ce point de vue, par la continuité entre les observations de Whyte à propos du Boston des années 1930, et ce que les enquêtes les plus récentes nous apprennent concernant les jeunes chômeurs qui « galèrent » dans la France d’aujourd’hui (J.-C. Lagrée), les adolescents de la cité des Quatre-mille à La Courneuve (D. Lepoutre), ou les étudiants de premier cycle originaires des cités populaires (S. Beaud) : constamment revient la place centrale du quartier dans la structuration des univers de vie [60]. Certes, bien des différences existent entre eux tous, et les adolescents de La Courneuve ne sont que très partiellement comparables aux habitants d’un ancien quartier ouvrier. Mais à des degrés divers, les mêmes figures sont récurrentes : poids des mécanismes d’exclusion sociale, difficulté d’accès au monde extérieur (à ses territoires, ses institutions, ses statuts sociaux, aux formes symboliques qui y dominent), et dès lors évitement de celui-ci, repli sur l’entre-soi, le groupe immédiat, le territoire local, auto-ségrégation et insularité...On demandera dès lors pourquoi contester une représentation si solide des classes populaires, si étayée empiriquement, et qui a le mérite de prendre au sérieux des logiques aussi puissantes et fondamentales.

Certes, il ne saurait être ici question de récuser un modèle dont tout indique qu’il conserve aujourd’hui encore une part réelle de pertinence. Mais il serait encore moins concevable de s’en contenter. Des transformations décisives sont intervenues au cours des dernières décennies dans l’ensemble des conditions d’existence des classes populaires, qui pour celles-ci se sont traduites par un élargissement considérable des univers de vie. Des franges sans cesse croissantes des classes dominées participent à des segments de plus en plus larges de la culture dominante, notamment par le biais de l’école. Cette « participation » est une acculturation dont les aspects, comme dans tout processus de cette nature, sont multiformes : les individus pour une part assimilent des éléments de cette culture en « l’acclimatant » à leur propre univers, pour une part ils s’assimilent à elle, ce qui peut les conduire à des formes partielles de déculturation, et pour une part ils développent aussi contre elle des formes de résistance. Les travaux relatifs à la pénétration de l’enjeu scolaire dans les milieux populaires soulignent l’importance des transformations, heureuses ou douloureuses, que génère ce processus. Il faut aussi accorder une attention particulière aux changements intervenus dans la structure socioprofessionnelle, qui conduisent une fraction croissante des classes populaires à occuper des emplois de service, et à développer dès lors, dans les situations de travail, des habitudes d’interactions diversifiées avec le monde extérieur, qui les éloignent sensiblement du repli sur le groupe immédiat et du confinement dans l’entre-soi. Tous ces points seront repris dans la suite de ce mémoire.

Le point essentiel ici, qui sera au centre des développements qui suivent, est donc qu’une sociologie des classes populaires ne peut pas faire l’économie d’une interrogation globale sur la manière dont divers processus en jeu dans les sociétés contemporaines transforment les univers de vie populaires. Elle ne peut pas ne pas placer au centre de ses préoccupations la question de savoir ce qu’il advient de ceux-ci lorsqu’ils sont travaillés par des phénomènes acculturatifs puissants et par une nette tendance à l’ouverture et au désenclavement. Je voudrais montrer, dans les pages qui viennent, qu’il n’est plus possible de se contenter de l’image classique des univers de vie populaires confinés, insulaires, ségrégés, et qu’il faut se décider, au contraire, pour une bonne part d’entre eux, à se les représenter comme « extravertis », c’est-à-dire ouverts sur le monde extérieur et reliés à des segments de plus en plus larges de ce qui constitue les formes culturelles dominantes. On doit bien sûr éviter la naïveté qui consisterait à croire que ces processus ont fait passer les classes populaires de l’ombre à la lumière. Certes, la pénétration massive de celles-ci dans l’univers scolaire présente une dimension émancipatrice qu’il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour nier, mais elle est source aussi de bien des échecs et des souffrances, et l’on peut admettre que la « culture anti-école » des ouvriers de Willis devait être à sa manière, lorsqu’elle était encore possible, une solide protection [61]. Le passage des classes populaires « hoggartiennes » aux classes populaires « extraverties » devrait sans doute être apprécié en termes contradictoires. Je ne propose ici que de le prendre au sérieux, de le décrire et de se résoudre à en tirer les conséquences.

Deux brèves remarques me paraissent encore nécessaires pour éviter des malentendus sur ce point.

a/ Je ne prétends nullement que les processus de désenclavement et d’acculturation aux formes symboliques dominantes auxquels je fais ici référence soient une nouveauté historique. Mon insistance à leur sujet s’explique sans doute pour une part par l’ampleur particulière qu’ils prennent aujourd’hui, mais aussi et surtout par le souci de contribuer à une révision critique des schémas mentaux avec lesquels la sociologie des classes populaires étudie habituellement son objet.

Mais des phénomènes analogues à ceux que je souligne ici sont bien connus des historiens. Le second XIXe siècle, par exemple, fut une période décisive d’élargissement de l’univers culturel des couches paysannes [62]. Et une illustration particulièrement frappante de l’importance des faits de circulation culturelle nous est offerte par la manière dont Maurice Agulhon analyse le passage du « peuple » varois à la République dans la première moitié du XIXe siècle [63]. D’un côté, certes, La République au village contient de multiples manifestations de pratiques de sociabilité et d’affirmation collective proprement populaires, et Maurice Agulhon souligne la très grande vitalité de celles-ci dans la période qu’il étudie. Mais d’autre part, le passage des classes populaires varoises à la République ne peut s’expliquer si l’on ne tient pas compte de la pénétration continue en celles-ci d’instruments de pensée et de formes politiques qui provenaient manifestement des classes supérieures. Certes, les paysans de Maurice Agulhon se caractérisent par des conditions d’existence spécifiques – notamment par des contacts étroits avec les classes urbaines – qui les rendent perméables à des formes de culture venues des « élites sociales » de la ville. Leur exemple n’a pas à être généralisé. Mais il est instructif pour nous par les questions qu’il conduit Maurice Agulhon à poser. Dans le cas des paysans et des ouvriers varois, en effet, la perméabilité culturelle aux « idées » venues d’autres groupes sociaux est d’une telle importance que dans les pages finales de son livre où il revient sur les ressorts les plus essentiels de cette radicalisation politique populaire, Agulhon soulève finalement cette question : « radicalisation par la lutte sociale ou radicalisation par l’influence intersociale  ? » Le peuple varois a-t-il été gagné à la démocratie contre les notables, ou bien à leur suite » ? [64] On ne peut souligner plus clairement la place des processus acculturatifs dans la structuration des univers de vie populaires et la nécessité de les prendre véritablement au sérieux. Pour le sociologue qui étudie aujourd’hui les classes populaires, cette prise au sérieux s’impose, à mon sens, de la même manière.

b/ Souligner l’importance des tendances au désenclavement culturel et à la participation élargie aux formes symboliques dominantes n’implique nullement de croire, si peu que ce soit, à la réduction des inégalités de capital culturel ou à l’effacement des spécificités culturelles caractéristiques des classes populaires. On sait bien que lorsque des écarts sociaux ne passent plus par l’exclusion pure et simple de telle ou telle catégorie de biens ou de pratiques, ils peuvent tout à fait se reproduire autrement, plus subtilement mais aussi efficacement, à travers les écarts de niveau ou de modalités d’accès à ces biens et à ces pratiques. De puissants processus acculturatifs n’empêchent nullement les mécanismes de la dépossession et de la différence culturelles de continuer à produire intensément leurs effets. Je n’ai pas l’intention d’annoncer que l’heure de la fin de la domination culturelle des classes populaires a sonné. Mais pour qui veut étudier correctement les formes que prend aujourd’hui celle-ci, il faut se placer à l’intérieur d’un cadre analytique qui sache tenir compte aussi des tendances au désenclavement, à l’ouverture sur le monde extérieur, à la participation élargie aux formes symboliques dominantes. L’une des principales difficultés pour qui s’intéresse sociologiquement aux classes populaires contemporaines est de parvenir à produire une description de leurs univers de vie qui restitue à la fois la force des césures culturelles, celle de la dépossession culturelle, et celle de l’assimilation culturelle. La construction d’un tel cadre de pensée reste encore largement à opérer.

par Olivier Schwartz, le 13 septembre 2011

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Références bibliographiques

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Pour citer cet article :

Olivier Schwartz, « Peut-on parler des classes populaires ? », La Vie des idées , 13 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Peut-on-parler-des-classes

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Il va de soi que le contenu des textes présentés ici ne l’engage aucunement.

[2J’utiliserai indifféremment dans ce texte les expressions «  classes populaires  » et «  milieux populaires  ». Ce n’est pas la notion de «  classe  » en elle-même qui fait l’objet de cette étude, et je ne cherche pas à lui donner un sens précis. «  Classes  », «  milieux  », «  couches populaires «   : ce qui m’intéresse ici n’est pas le substantif, mais l’attribut «  populaire  » en tant que catégorie d’analyse de l’espace social.

[3Cf. Marcel Maget (1968).

[4Le Roy Ladurie (1969, 2e partie et 1979).

[5Cf. Le Roy Ladurie (1969, 2e partie, Chapitre IV).

[6Avant trois jours, disent-ils, on vendra à six deniers la chair du chrétien... (Le Roy Ladurie, 1979, Chapitre VII).

[7Sur ce point cf. Le Roy Ladurie (1969, 2e partie, Chapitre V).

[8Cf. Daniel Roche (1981, p. 39).

[9D. Roche (1981, p. 267).

[10Cf. A. Soboul (1968, Chapitre I).

[11Cf. Michelle Perrot (1979).

[12Cf. Gérard Noiriel (1986, Chapitres 1 et 2).

[13Cf. Gérard. Noiriel (1986, Chapitre 2).

[14Cf. G. Noiriel (1986, p. 61).

[15Cf. Bernard Lahire (1993 - 2).

[16Le thème des «  milieux populaires  » est d’ailleurs très explicitement au centre des travaux de Bernard Lahire.

[17Cf. B. Lahire (op. cit., chapitre 3).

[18Cf. F. Furet (1963), E. Le Roy Ladurie (1969, 2e partie, chapitre 4), D. Roche (1981, p. 67).

[19Cf. Carlo Ginzburg (1980, p. 23).

[20Cf. Bourdieu-Passeron (1964, p. 31, 151, 152, 158...).

[21Cf. Yves Lequin (1977, tome 1, p. 44).

[22Cf. Gérard Noiriel (1986, chapitre 2).

[23Cf. Adeline Daumard (1991, notamment p. 119 et 152).

[24Cf. Robert Castel (1995, p. 97).

[25Cf. Robert Castel (1996, p. 37).

[26Je n’ignore pas la difficulté que soulève l’idée de précarité. Celle-ci peut nous conduire à penser trop vite en termes négatifs des situations qui n’ont pas nécessairement été vécues comme telles. Dans un monde du travail qui, comme c’est le cas pour une bonne part du XIXe siècle, ne connaît pas les notions de «  chômage  » ou d’emploi salarié «  stable  », – cf. Christian Topalov (1994, chapitres 1 et 2) –, l’absence d’ouvrage ou l’irrégularité des ressources peuvent ne pas avoir été vécues comme des situations anormales. Si l’on veut se servir de la notion de «  précarité  », il faut donc sans doute se méfier des usages misérabilistes auxquels elle peut donner lieu.

[27Cf. Natalie Z. Davis (1975 et 1979), George Rudé (1959, et 1982).

[28Cf. sur ce point l’étude de Jean Noël Retière (1994) sur Lanester, un fief communiste de Bretagne, qui montre de façon très éclairante comment un groupe ouvrier peut parvenir à construire une véritable hégémonie locale.

[29Cf. Richard Hoggart (1970 et 1991).

[30Cf. Daniel Roche (1981, p. 267).

[31Pour éviter les malentendus, précisons le sens qui sera donné ici à la notion de «  formes culturelles dominantes  ». Celles-ci ne sont évidemment pas à comprendre au sens de formes culturelles largement partagées. Il se peut qu’elles soient effectivement très répandues, mais cela ne va nullement de soi.Les formes culturelles dominantes, telles que je les entendrai ici, sont celles dont la maîtrise est une condition décisive d’accès aux diverses espèces de pouvoirs, de bien rares, d’inscriptions sociales valorisées. La non-maîtrise de ces formes se paie d’un certain prix social : elle peut notamment entraîner le maintien dans des positions dominées. En ce sens, comme le dit Bourdieu, des locuteurs de classes populaires peuvent fort bien ne jamais s’exprimer selon la norme linguistique dominante. Même si celle-ci ne règne pas parmi eux, elle les domine néanmoins, par le prix social dont ils paient le fait de ne pas savoir la maîtriser. Cf. Pierre Bourdieu (1982, p. 67).

[32Cf. Bernard Lahire (1993-1).

[33Cf. par exemple B. Lahire (1993-2). Citons aussi, sur le terrain directement linguistique, W. Labov (1978, Chapitre 8), et plus récemment D. Lepoutre (1997), qui ont amplement montré la remarquable habileté verbale dont peuvent faire preuve les jeunes des quartiers populaires dans les échanges internes aux groupes de pairs.

[34Cf. Bernard Lahire (1993-2, chapitres 6-7-8).

[35Cf. par exemple les éléments de «  radicalisme paysan  » découverts par Carlo Ginzburg (1980) dans l’univers mental du meunier Menocchio (notamment p. 189-190).

[36Cf. l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Revel (1996).

[37Sur la notion de «  société salariale  », cf. Robert Castel (1995, chapitre 7).

[38Christophe Charle (1991, chapitre 5).

[39Cf. sur ce point les analyses connues de J. Goldhorpe et alii (1972).

[40Sur le tournant des années soixante, cf. J.-P. Terrail (1995, chapitre 1). Sur la rupture liée à l’accès aux études longues, cf. S. Beaud (1995).

[41Sur la réussite scolaire des filles de classes populaires, cf. C. Baudelot-R. Establet (1992, chapitre 7) et J.-P. Terrail (1995, chapitre 3). Sur les différences de rapport à la lecture et à l’écriture selon le sexe, cf. B. Lahire (1993-2, chapitre 8).

[42De ce point de vue, le chapitre de La Distinction consacré aux classes populaires n’est pas le plus convaincant de l’œuvre de Bourdieu (1979, chapitre 7). Les critiques que lui adressent implicitement Grignon et Passeron (1989) paraissent assez légitimes.

[43Cf. Daniel Roche (1981, chapitre 3).

[44Cf. Richard Hoggart (1991, p. 41).

[45Cf. Anne-Marie Arborio (1996, chapitre IV).

[46Cf. William J. Wilson (1994, p. 33).

[47Cf. George Rudé (1959 et 1982).

[48L’expression revient fréquemment dans le texte. Cf. G. Rudé (1959, p. 15, 22, 179, 190... et 1982, p. 28, 206, 224, 227, 231...).

[49Cf. E. Thompson (1988, notamment p. 172-174).

[50Cf. E. Thompson (1965, p. 24 et 156, et 1988, p. 27 et 141).

[51Cf. E. Thompson (1965, p. 20 et 1988, p. 23).

[52Cf. sur ce point Alain Dewerpe (1989, chapitre 1), Yves Lequin (1977, tome 1), Gérard Noiriel (1986, chapitres 1 et 2). Sur la nécessité de ne pas «  dramatiser  » l’émergence du prolétariat, cf. Yves Lequin (1976).

[53Cf. Guy Barbichon (1987).

[54Cf. La Distinction (1979, p. 443-444, où les formulations de Bourdieu sont tout à fait explicites).

[55Cf. Bourdieu (1979, p. 443.

[56Cf. O. Schwartz (1990).

[57Cf. Guy Barbichon (1987).

[58Sur cette importance du quartier et de la société locale et sur la multiplicité de leurs enjeux dans les sociétés ouvrières, il faut citer notamment P.H. Chombart de Lauwe (1956, chapitre 3), H. Coing (1966, première partie), M. Pinson (1987), J.N. Retière (1994), P. Willmott et M. Young (1957, chapitre 7), F. Weber (1989).

[59Cf. J.-N. Retière (1994, p. 209).

[60Cf. William F. Whyte (1943), J.C. Lagrée et P. Lew-Fai (1989, chapitre 3), D. Lepoutre (1997, 1re partie), S. Beaud (1997).

[61Cf. Paul Willis (1978).

[62Cf. Christophe Charle (1991, chapitre 4).

[63Cf. Maurice Agulhon (1979).

[64Cf. M. Agulhon (1979, p. 473-474. C’est l’auteur qui souligne).

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