Recensé : Yann Algan, Pierre Cahuc, La Société de défiance : comment le modèle social s’autodétruit, Éditions de la Rue d’Ulm, coll. CEPREMAP, 2007.
La crise globale, financière et économique, déclenchée au printemps 2007 a placé au centre du débat public mondial le thème de la confiance : confiance dans les relations interbancaires, confiance des ménages et des entreprises dans l’avenir, confiance des marchés dans la signature de la puissance publique [1]. De cette profusion verbale émergent deux problématiques générales : l’importance, qui paraît considérable, de la confiance dans les « démocraties de marché » [2] se manifeste par la disparition de celle-ci ; il semble en outre assez difficile de savoir ce que recouvre exactement cette notion, dont l’usage plastique paraît masquer une grande confusion. La confiance se signale par son absence et demeurerait insaisissable quand elle existe. L’importance accordée par une recherche de plus en plus volumineuse à la notion de confiance est d’ailleurs inversement proportionnelle à la précision, en moyenne, des conceptions théoriques et des instruments empiriques mobilisés.
La recherche contemporaine sur la confiance en Europe s’est surtout, pour diverses raisons dont la plus importante est sans doute la force des contrastes régionaux, concentrée sur le cas italien. La question de l’état de la confiance dans la société française, même si elle est très brièvement évoquée par Putnam (1993) [3], n’avait pas, jusqu’à l’ouvrage d’Algan et Cahuc, La Société de défiance : comment le modèle social s’autodétruit, fait l’objet d’un véritable traitement. Cet ouvrage est donc une première tentative pour éclairer cette question et, à ce titre, son ambition mérite d’être saluée, car le sujet est d’importance. Mais l’étude d’Algan et Cahuc souffre d’importants défauts théoriques et empiriques qui rendent sa portée scientifique incertaine. On rappellera rapidement pour commencer l’argument de ce texte concis (et gratuit dans sa version électronique [4]) avant d’examiner son cadre d’analyse et la méthodologie utilisée par les auteurs.
Les trois étapes de la démonstration d’Algan et Cahuc
1. La France se distinguerait des autres pays développés par un niveau élevé de « défiance mutuelle » et « d’incivisme » qui « persistent depuis plusieurs décennies » ; cependant ces deux caractéristiques sociales « ne constituent pas un trait culturel immuable », mais seraient historiquement datées, la situation s’étant dégradée « après la Seconde Guerre mondiale ».
2. La cause de ces deux maux serait institutionnelle : il faudrait la rechercher dans « le mélange de corporatisme et d’étatisme du modèle social français » institué dans l’après-guerre, qui, du fait de sa nature hybride, donnerait lieu à un fort sentiment d’injustice, à un « dialogue social » réduit à la portion congrue et à une intervention constante de l’État. Celle-ci, loin d’apaiser la méfiance des Français les uns envers les autres et envers leurs institutions, l’aggraverait au contraire.
3. Au total, le modèle social français serait pris dans un cercle vicieux et menacé d’autodestruction, la défiance induisant une peur de la concurrence, favorisant la corruption et entretenant des rentes qui empêcheraient les réformes sociales utiles à la population de voir le jour. Le coût économique et social de cette « défiance mutuelle » s’avèrerait considérable, « le déficit de confiance et de sens civique » réduisant « significativement et durablement l’emploi et le revenu par habitant » ; le modèle social français risquerait à terme « d’éroder inexorablement la capacité des Français à vivre heureux ensemble ».
Le sens des mots : l’absence de confiance n’est pas la défiance
Partons du premier constat posé par les auteurs. La société française se caractériserait par un niveau de « confiance mutuelle » et « d’incivisme » exceptionnellement faible, la confiance étant mesurée principalement par les taux de réponses positives [5] à la question de confiance généralisée dans la World Values Survey (WVS). « La France […] se classe au 58e rang sur 82 pays, dépassée uniquement par des pays beaucoup plus pauvres ou ayant connu des conflits armés », écrivent les auteurs. Cette réalité indéniable est cependant décrite de manière incomplète : certes, la France se situe à un niveau moyen faible de confiance généralisée, mais elle se trouve en réalité proche, en 2000, année retenue par les auteurs, de la moyenne mondiale, dont elle n’est séparée que par un écart de 25 % (28,4 % en moyenne pour les soixante-dix pays de la quatrième vague de la WVS, contre 21,4 % pour la France).
Mais le problème central de l’étude, qui apparaît dès ses premières pages, n’est pas là. Parce que leurs analyses, hypothèses et recommandations en dépendent de manière critique, on aurait souhaité que les auteurs procèdent, en ouverture de leur démonstration, à deux démarches préliminaires : la première visant à prévenir le lecteur de la fragilité théorique du concept de confiance généralisée ; la seconde, le mettant en garde quant à des interprétations trop généreuses de résultats lourdement dépendants de la subjectivité, variable dans l’espace et le temps, d’individus dont on ne recueille que l’opinion au sujet d’une question dont la précision et la signification mêmes sont contestables et contestées.
Or le traitement que font les auteurs de la question de confiance généralisée est bien plus problématique qu’une absence de mise en garde. Tout au long de l’étude est en effet reproduite une traduction erronée de la question de la WVS : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? » La question posée par la WVS [6] est en anglais la suivante : « Generally speaking, would you say that most people can be trusted, or that you can’t be too careful dealing with people ? » Une traduction possible est la suivante : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on n’est jamais trop prudent dans ses rapports avec autrui ? » La traduction des auteurs est donc tronquée. Mais elle est de plus fautive.
La clé de l’erreur est la traduction en français du terme « careful », qui ne peut raisonnablement pas être traduit par « méfiant ». « Prudent », « avisé », « réfléchi », voire « réservé » sont des possibilités acceptables. Mais « méfiant » est à l’évidence une erreur de traduction [7]. La traduction française officielle que propose le questionnaire de la WVS, c’est-à-dire dans les faits la question à laquelle ont répondu les Français interrogés, est donc logiquement la suivante : « D’une manière générale, diriez-vous qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? » Or cette méprise, entre « prudent » et « méfiant », imprègne toute l’étude. On la retrouve ainsi sous la forme du constat selon lequel « les Français sont plus méfiants, en moyenne, que la plupart des habitants des autres pays développés ». Parce que cette affirmation s’appuie sur une erreur de traduction, elle est elle-même entachée d’erreur, comme l’est chaque usage que les auteurs croient pouvoir faire des mots « méfiant », « défiant », « méfiance » ou « défiance », à commencer par le titre de leur ouvrage. Sauf à interpréter les opinions exprimées au-delà du sens des mots utilisés par les répondants.
Mais il semble qu’il est question là de plus que d’une simple erreur de traduction : il s’agit d’une erreur conceptuelle. Comme le soulignent de nombreux auteurs, et notamment ceux qui ont été engagés dans le projet de la Russell Sage Foundation sur le sujet, le contraire de la confiance n’est pas la défiance ou la méfiance : c’est l’absence de confiance. Et à supposer que la confiance généralisée soit un concept robuste et que la WVS puisse vraiment la mesurer (deux conditions discutables), l’interprétation correspondant à l’observation d’un faible taux de réponse positive à la question de confiance généralisée de la WVS est que la société étudiée se caractérise par une absence de confiance déclarée, ou une plus grande prudence. La France serait ainsi, éventuellement, à la lumière des réponses des Français, une « société de prudence », mais pas une « société de défiance », ce qui est sensiblement différent. Rien en tout cas dans les données portant sur la confiance des Français présentées par les auteurs ne soutient le constat de la « défiance ».
En outre, et toujours sur le thème du cadre analytique et de la rigueur conceptuelle, la confiance généralisée ne se confond pas avec la confiance dans les institutions. Or les auteurs rapprochent constamment les deux pour former le bloc de la « défiance mutuelle », auquel ils agrègent aussi à la fin de l’étude la défiance envers le marché ou la concurrence. « Il s’agit d’un phénomène global », écrivent-ils, mais ce phénomène de défiance sociale généralisée n’a jamais été repéré dans la littérature jusqu’à présent et il existe justement, en pratique, des nuances qu’il serait intéressant de décrire et d’analyser dans les réponses que font les Français aux questions des enquêtes de valeurs qui mettent en jeu la confiance. De plus, si la confiance dans les institutions, dans le Parlement, dans la justice et les syndicats est bien convoquée en introduction, elle s’efface ensuite au profit de corrélations bi-variées qui ne mobilisent pour la plupart que la confiance généralisée. La confiance généralisée est donc convoquée pour représenter tous les autres types de confiance, et notamment la confiance dans les institutions, alors même qu’elle s’en distingue théoriquement et empiriquement.
Civisme et confiance : distinguer les concepts
Supposons néanmoins, pour bien comprendre les auteurs, que le faible taux de réponse positive à la question de confiance généralisée de la WVS en France, qui est un fait, soit le signe d’une « défiance mutuelle » entre Français, d’où viendrait-elle ? La relation posée entre confiance (généralisée) et civisme paraît claire aux yeux d’Algan et Cahuc : « En toute logique, les informations disponibles indiquent donc que les Français se défient plus les uns des autres parce qu’ils respectent moins les règles de vie en société que les habitants des autres pays riches ». L’explication retenue pour justifier la faiblesse de la confiance généralisée en France est donc ici « l’incivisme » : les Français seraient moins civiques, donc moins confiants, au sens de la confiance généralisée. Cette relation est cependant d’emblée rendue floue par des formulations pour le coup prudentes : « La défiance constatée en France serait bien la contrepartie de comportements réellement moins civiques que dans les autres pays ». « Contrepartie » doit-il être compris au sens de « variable explicative » ?
Admettons cette imprécision pour en venir au fond : le cadre théorique retenu par l’étude. Dans la littérature qui porte sur la confiance généralisée, l’explication civique est la plus ancienne et la plus proche des travaux de Putnam (1993). Mais c’est aussi la moins assurée empiriquement, sans parler des critiques théoriques qui lui sont adressées, et d’abord par les partisans de la théorie de la confiance généralisée. Un examen rapide des corrélations multivariées des réponses faites dans la European Social Survey [8] en matière de confiance généralisée et de civisme indique que le civisme, en tout cas dans l’esprit des répondants, joue un rôle insignifiant par rapport à leur niveau de confiance [9]. Mais surtout, il n’existe pas aujourd’hui d’étude empirique globale, c’est-à-dire testant toutes les hypothèses en présence, de la confiance généralisée qui donne de l’importance ou de la significativité aux variables civiques. Pourtant, les auteurs affirment, à l’aide d’une seule corrélation bi-variée (figure 8) que « les personnes sont d’autant plus méfiantes envers les autres qu’elles vivent dans un pays où leurs concitoyens affichent un moindre sens civique » (on retrouve ici comme ailleurs l’erreur sur le terme careful) et que « la confiance est très fortement corrélée au sens civique ». Ce constat, qui repose sur des données très partielles, ne peut pas être compris comme impliquant que le civisme (ou l’incivisme) joue un rôle significatif dans le niveau de la confiance généralisée, en France ou ailleurs.
Il se peut que les Français soient moins civiques que d’autres, et les auteurs en rapportent des indices anecdotiques, mais, compte tenu des données présentées et en l’état actuel de la littérature, rien ne permet de dire qu’ils seront de ce fait moins confiants. Et pourtant, « défiance » et « incivisme » mêlés se voient rendus responsables de très graves maux : « La défiance et l’incivisme en France ne constituent pas une nouvelle donne. Ils persistent depuis au moins deux décennies. À ce titre, les déficits de confiance et de civisme accompagnent bien les médiocres performances de l’économie française depuis cette période ». Les auteurs laissent ici entendre qu’il y aurait un lien entre les « performances médiocres » de l’économie française et les « déficits de confiance et de civisme » qu’ils croient avoir identifié, mais ils ne proposent aucun dispositif empirique pour tester leur hypothèse et la confronter à des explications alternatives, hypothèse qui demeure du coup au stade de la pure spéculation. Le constat même de « performances médiocres » de l’économie française « depuis deux décennies » ne va pas du tout de soi.
L’histoire des variations de la confiance : l’incertitude de la mesure
Venons-en à présent à ce qui constitue sans doute l’innovation la plus grande de l’étude : l’analyse historique de la confiance française au long du XXe siècle. La thèse des auteurs est présentée sans conditionnel : « La confiance semblait beaucoup plus forte avant la Seconde Guerre mondiale ; elle s’est vraisemblablement dégradée depuis. La défaite française et le schisme de la collaboration ont sans doute favorisé cette évolution. Mais c’est surtout l’instauration d’un modèle social corporatiste et étatiste qui a sapé la confiance : en instaurant des inégalités statutaires, l’État français a œuvré à l’effritement de la solidarité et de la confiance mutuelle ».
Sur le plan historiographique, comme l’a noté Delalande, la thèse d’Algan et Cahuc s’oppose à la mémoire de la Libération comme « moment de reconstruction de la société » en le dépeignant au contraire comme d’un « épisode de destruction des relations sociales supposées “harmonieuses” de l’entre-deux-guerres ». Il est en effet tout à fait étonnant d’être invité à se représenter l’instauration des lois sur la Sécurité sociale, davantage inspirées d’ailleurs, contrairement à ce que soutiennent les auteurs, par le programme du CNR que par le régime de Vichy, comme plus néfastes pour la confiance mutuelle entre Français que, d’un côté, le marasme économique et politique des années 1930, et de l’autre, la défaite militaire et l’occupation allemande, marquée, faut-il le rappeler, par l’exclusion, la persécution et la déportation d’une partie de la population et des divisions civiles violentes et profondes. Et pourtant les auteurs soutiennent que la Libération et l’instauration des lois sur la Sécurité sociale auraient « surtout » sapé la confiance entre Français, là où « la défaite » et « la collaboration » auraient seulement « favorisé cette évolution ». Le retournement historique est sidérant. Ne faut-il pas plutôt abonder dans le sens de Delalande lorsqu’il écrit que « par le caractère consensuel qu’elles ont revêtu, les réformes de la Libération (nationalisations, Sécurité sociale, comités d’entreprises, etc.) ont permis à la France de “refaire société” ? »
Mais admettons encore. Comment les auteurs justifient-ils leur audace historiographique ? Ils utilisent pour ce faire une propriété déjà identifiée par Putnam, et qui paraît assurée à long terme : la relative stabilité des niveaux de confiance dans le temps qui serait due à leurs déterminants culturels et à leurs profondes racines historiques. Sans cette hypothèse, en effet, l’étude des niveaux de confiance généralisée dans le temps s’arrêterait pour la France là où commence la première vague de la WVS, c’est-à-dire au début des années 1980. Mais la General Social Survey (GSS) américaine permet de remonter plus loin, à la fin des années 1950. Ce qui permet aux auteurs d’avancer une interprétation des résultats de cette dernière étude qui les autorise à formuler des conjectures sur le niveau de confiance généralisée des Français depuis les années 1930.
Précisons donc bien d’emblée qu’au-delà des années 1980, on ne dispose d’aucune donnée d’enquête sur la confiance généralisée des Français, pas plus que sur la confiance généralisée des Américains au-delà des années 1950. Précisons également que les auteurs utilisent les données de la GSS sur la seule période 1977-2004. Mais que, selon eux, « il est possible de retracer l’évolution des attitudes sociales en France grâce à celles des descendants d’immigrés aux États-Unis originaires de différents pays ». « Si l’on trouve que les Français descendants d’immigrés arrivés au début du XXe siècle ont un niveau de confiance mutuelle plus élevé que les descendants d’immigrés provenant de pays différents à la même époque » écrivent-ils, « c’est vraisemblablement parce que les Français arrivés au début du XXe siècle étaient plus confiants que ceux d’autres pays ». Le procédé, baptisé « approche épidémiologique » de la confiance généralisée, paraît à première vue très improbable : il consiste à inférer du niveau de confiance généralisée d’Américains de la fin des années 1970 le niveau de confiance généralisée de Français des années 1930 pour en tirer des conclusions historiques sur l’évolution de la confiance en France au cours du XXe siècle. Le double brouillage du temps et de l’espace s’agissant de données aussi incertaines ne semble pas décourager les auteurs, bien au contraire.
Ils précisent d’ailleurs, au sujet de la GSS, que « cette enquête présente l’avantage de poser exactement les mêmes questions sur le civisme et la confiance mutuelle que celles que nous avons utilisées jusqu’à présent » [les données de la WVS]. Or cela n’est pas le cas pour ce qui concerne la confiance généralisée, la question de la GSS étant formulée différemment de la question posée lors de la dernière vague de la WVS [10] (la même approximation est d’ailleurs répétée dans les autres papiers des auteurs développant leur « approche épidémiologique » de la confiance généralisée ou du civisme [11]). La nuance peut paraître mineure voire négligeable, mais, dès lors que les données dont il s’agit ici sont des opinions empreintes de la subjectivité de la personne interrogée, « il faut être très prudent dans ses rapports avec autrui » et « on n’est jamais trop prudent dans ses rapports avec autrui » n’ont objectivement ni le même sens en français, ni en anglais, ni, on peut le supposer, dans les différentes langues [12] des pays où la WVS est conduite [13]. Ce qui veut dire que s’ajoute à tous les bruits déjà identifiés une différence de formulation dans la question posée.
L’analyse de la transmission intergénérationnelle des attitudes sociales par Algan et Cahuc
Au moyen de leur dispositif empirique, les auteurs entreprennent de mesurer « la transmission intergénérationnelle des attitudes sociales » en examinant « l’influence du pays d’origine sur les réponses aux questions : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? » (on retrouve ici encore le problème de traduction). Ils se focalisent alors sur les « personnes qui sont nées aux États-Unis mais dont les parents ont émigré du pays d’origine » et tiennent compte pour ce faire des « caractéristiques individuelles observables » pour « comparer le rôle du pays d’origine ». « Les attitudes sociales des immigrés » sont alors par eux « comparées avec celles en cours dans les pays d’origine, en exploitant les enquêtes du World Values Survey de 1980 à 2000 » (avec entre autres le problème de comparabilité des questions posées). Les résultats présentés montrent selon les auteurs « que les attitudes des personnes nées aux États-Unis sont influencées par leur pays d’origine » : ils relèvent ainsi une « corrélation systématique entre les attitudes des personnes nées aux États-Unis et celles des personnes vivant dans leur pays d’origine » qui « tend à démontrer qu’il existe bien une transmission intergénérationnelle des attitudes sociales et que les émigrés ont transplanté aux États-Unis une partie des attitudes en cours dans leur pays d’origine ». Ce constat a déjà été établi par d’autres études de manière plus rigoureuse. Mais l’innovation des auteurs n’est pas là.
Algan et Cahuc comparent ensuite les réponses des « Américains de la deuxième et de la quatrième génération » pour éclairer « l’évolution historique de la confiance mutuelle » et montrent que « la confiance héritée a significativement changé entre les vagues d’immigration. ». Les résultats indiqueraient en effet que « les Américains de la quatrième génération d’origine française ou allemande font beaucoup plus confiance à leurs concitoyens que les Américains de la quatrième génération d’origine suédoise ». Et les auteurs de conclure : « De telles évolutions suggèrent que la confiance mutuelle était plus développée en France au début du XXe siècle ». Ces résultats suggèrent peut-être quelque chose comme le disent les auteurs, mais il est très difficile de penser qu’ils démontrent quoi que ce soit : ils reposent sur une comparaison entre des réponses données par des Américains à la fin des années 1970 à une question de confiance généralisée à d’autres réponses données par des Français dans les années 1980 à une question différente de confiance généralisée, le tout étant censé nous renseigner sur le niveau de confiance entre Français dans les années 1930.
Après avoir conclu à l’évolution historique de la confiance mutuelle en France au XXe siècle, les auteurs s’interrogent : « À quand remonte précisément ce renversement des attitudes ? » Or l’affaire se corse un peu plus sur le plan méthodologique, car « l’enquête du General Social Survey n’indique pas l’année d’arrivée des parents des Américains de la deuxième génération ». Qu’à cela ne tienne, « il est possible d’identifier des périodes de rupture dans l’évolution des attitudes sociales en les mettant en relation avec des événements historiques », par exemple la Seconde Guerre mondiale. Mais rien ne précise sur quels travaux historiques s’appuient les choix des auteurs, qui à ce stade sont purement arbitraires. « Pour corroborer cette hypothèse », les auteurs comparent « les attitudes sociales des Américains de la deuxième génération nés avant la Seconde Guerre mondiale ou nés après la guerre » et affirment être ainsi en mesure de « reconstituer une grande partie de la confiance mutuelle qui prévalait dans le pays d’origine avant et après la guerre, et qui a été transmise par les parents en fonction de leur vague d’immigration ». Le moment charnière dans l’analyse est donc la « Seconde Guerre mondiale », sans autre forme de précision.
Le résultat fondamental des auteurs est alors dévoilé : « Une telle étude comparative fait apparaître une différence saisissante entre les deux vagues d’immigration d’avant et d’après la guerre ». En effet, « toute chose égale par ailleurs, les Américains dont les parents ont émigré avant la guerre ont une probabilité supérieure de 8 % de faire confiance à autrui lorsqu’ils sont originaires de France plutôt que de Suède. L’image s’inverse complètement pour les Américains dont les parents ont émigré après la guerre, le niveau de confiance mutuelle des Américains d’origine française étant de 13 % inférieur à celui des Américains d’origine suédoise ».
Analyse institutionnelle ou culturelle de la confiance ?
« Le manque de confiance et de civisme des Français n’est donc pas immuable », concluent Algan et Cahuc qui entreprennent dans la suite de l’ouvrage d’étayer leur théorie par l’analyse de « certaines caractéristiques des institutions françaises mises en place après la guerre » qui « ont vraisemblablement contribué à l’émergence et à la perpétuation de cet état de fait ». Ici les auteurs ont opté pour une interprétation qui ne doit rien à leur analyse économique ou à leur appareillage statistique, mais tout à leur intuition ou à leurs croyances, aucun des travaux historiques abondants sur la période des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale n’étant mobilisé pour faire de la Libération et des lois sur la Sécurité sociale le moment de la rupture dans la confiance des Français de préférence à un autre.
Le résultat présenté comme celui sur lequel repose tout l’édifice construit par les auteurs dans leur tentative de reconstituer l’évolution historique de la confiance généralisée en France au cours du XXe siècle se formule donc de la manière suivante : un différentiel de 21 % [14] entre deux groupes différents d’Américains de la fin des années 1970, dont les parents sont arrivés respectivement de France et de Suède avant et après-guerre, dans la probabilité de réponse positive à la question : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on n’est jamais trop prudent dans ses rapports avec autrui ? » Tout le reste de l’argumentation des auteurs découle de ce résultat, puisque c’est en son nom qu’ils entreprennent dans la suite de l’étude de comprendre la « rupture » de confiance qui date, selon eux, de la Libération (le choix de cette date, qu’ils s’efforcent de justifier a posteriori, étant purement discrétionnaire au moment de l’étude où il est formulé, sauf à inverser l’ordre logique de la démonstration). Dire que la solidité de leur hypothèse n’est guère assurée est en-dessous de la vérité.
Ceci ne signifie pas pour autant que l’idée de transmission intergénérationnelle du capital social, et plus précisément de la confiance, et plus précisément encore de la confiance généralisée, n’ait pas de fondement, pour peu que l’on adhère à l’approche culturelle de la théorie de la confiance généralisée. L’idée centrale de cette approche est que la confiance généralisée est une valeur stable dans le temps, qui varie peu. Uslaner soutient, dans la lignée de Putnam, que lorsque des « immigrants d’un pays où la confiance est forte arrivent dans leur nouveau pays, ils transportent avec eux leurs traditions culturelles et notamment leur rapport à la confiance plutôt que de s’adapter simplement aux nouvelles réalités de l’environnement qu’ils ont choisi » [15]. Mais l’ambition d’Uslaner est beaucoup plus modeste que celle d’Algan et Cahuc, même si, comme eux, il cherche à déterminer « ce qui compte le plus [dans la détermination du niveau de confiance généralisée des individus] : le fait que vos ancêtres venaient d’une société confiante ou le fait que vous viviez parmi des individus confiants ».
Il s’arrête en effet net devant l’obstacle de la disponibilité des données : « Il serait agréable de pouvoir rapprocher les niveaux de confiance dans les pays d’origine lorsque les grands-parents ont immigré aux États-Unis avec les estimations contemporaines de la confiance […] mais nous ne pouvons pas le faire car il n’y a pas d’enquêtes d’opinion dans les années 1890 ou 1920, il n’y a donc pas de moyen d’établir un lien direct entre l’expérience des grands-parents et les croyances de leurs successeurs aux États-Unis ». Et c’est le plus ardent partisan et le meilleur représentant de l’approche culturelle de la confiance généralisée qui s’exprime ainsi. Ce que Uslaner compare, et ce qui paraît en effet à première vue comparable, est l’influence de l’origine ethnique et celle du milieu social dans lequel les immigrants sont plongés à leur arrivée. En aucun cas il ne s’essaye à en inférer des conclusions socio-historiques sur un siècle d’histoire des pays d’origine des nouveaux Américains. Un des résultats d’Uslaner nous intéresse cependant ici : selon lui, l’examen des données de la GSS montre qu’il n’y a, contrairement à d’autres origines ethniques, pas d’effet significatif attaché à l’origine russe, italienne ou française. Autrement dit, selon son examen économétrique, les données de la GSS ne permettent pas de repérer le moindre effet sur le niveau de confiance généralisée de l’origine ethnique pour les Américains d’origine française. Ce qui affaiblirait un peu plus encore la thèse d’Algan et Cahuc.
Outre la grande incertitude qui entoure le dispositif empirique des auteurs pour estimer l’évolution de la confiance généralisée déclarée par les Français au cours du temps, leurs développements recèlent une contradiction interne : pourquoi, si la confiance entre Français est foncièrement stable, aurait-elle brusquement chuté pour ensuite se stabiliser à nouveau pendant cinq décennies à un niveau faible ? Deux approches de la confiance généralisée sont ici mélangées : l’approche culturelle (la transmission de la confiance se fait par la famille et les institutions ne jouent qu’un rôle limité, voire inexistant) et l’approche institutionnelle (la puissance publique au sens large a les moyens de faire varier le niveau de confiance généralisée dans la société, soit en l’augmentant, soit en la diminuant). Ce mélange théorique paraît ad hoc.
Il existe bien un parallèle historique dans la littérature qui a peut-être servi de référence aux auteurs : celui de l’Union soviétique. On ne sait rien du niveau de confiance généralisée antérieur à l’annexion par l’URSS dans certains pays d’Europe centrale et orientale, mais on sait que le niveau de confiance généralisée est particulièrement faible dans ces pays aujourd’hui encore et certains auteurs rapprochent cette situation des effets socialement destructeurs et persistants dans le temps du régime communiste. Mais, justement, ce rapprochement souligne l’invraisemblance de la thèse d’Algan et Cahuc : comment mettre sur un même plan quarante années de totalitarisme et les Trente Glorieuses françaises, période qui devrait être le point haut de la « société de défiance » si l’on suit la thèse des auteurs, le modèle social s’étant hybridé, en intégrant notamment des éléments universalistes ou en tout cas « béveridgiens », dans les années 1980, 1990 et 2000 ? Comment surtout expliquer les performances économiques et sociales de la France par exemple par rapport aux pays du modèle nordique au cours de cette période, alors que le modèle français était alors encore plus corporatiste et étatiste qu’il ne l’est aujourd’hui ? Ici, l’explication donnée par les auteurs s’altère : les Trente Glorieuses auraient « occulté » le coût social et économique de la défiance française, coût qui ne serait apparu qu’à partir du milieu des années 1970. Le recours bien tardif à l’idée convenue de la fin du « modèle fordiste » paraît très peu convaincant et surtout très loin du schéma d’analyse des auteurs.
De même, la description du modèle conservateur-corporatiste comme créateur de segmentations sociales et plus inégalitaire que le modèle universel béveridgien des pays nordiques et celle de l’État-providence français comme produit d’une logique hybride, où l’État et les partenaires sociaux sont dans une relation mal définie et à géométrie variable qui nuit à la qualité du dialogue social, est en conformité avec les travaux existants sur le sujet, mais le rôle joué par la confiance généralisée, à la fois en amont et en aval de ce processus, est tout à fait incertain.
Autrement dit, entre le début et la fin de l’étude, le modèle théorique des auteurs paraît avoir changé : si l’incivisme des Français était rendu responsable de leur défiance au début de l’ouvrage, c’est à son terme le modèle social français mis en place dans l’après-guerre qui explique cette défiance (« ce déficit de confiance est intimement lié au fonctionnement de l’État et du modèle social »). Sauf à considérer que le fonctionnement de l’État et du modèle social engendre l’incivisme des Français (ce que ne permet pas de déterminer les données présentées dans l’étude), il semble qu’il s’agisse d’une nouvelle contradiction interne. D’autant plus que, encore une fois, ces deux explications empruntent à deux modèles qui ne se recoupent pas dans la typologie de la littérature existante sur la confiance généralisée : l’explication par le civisme et l’explication institutionnelle. Si on ajoute le fait que le passage, entre les années 1930 et la Libération, à une « société de défiance » en France semble également mobiliser une explication culturelle, c’est le cadre de l’étude dans son ensemble qui devient douteux.
Les Français et le marché : sophismes et « moralisme économique »
La partie de l’ouvrage qui porte sur la difficulté des relations sociales françaises est sans doute la plus convaincante, mais on est tenté de la relier à des travaux existants, comme ceux de Thomas Philippon. Il s’agit là d’un sujet distinct, théoriquement et empiriquement, de celui de la confiance généralisée dans la société française. Mais un point au moins dans l’argumentation mérite discussion : celui de la nécessaire évolution du modèle social français vers le « modèle nordique », qui ici, comme dans nombre d’études, est affirmée. Indiquons simplement que celle-ci n’a rien d’évident et suppose notamment que soient prises en considération la taille des pays en question et la stratégie de croissance correspondante. En outre, Rothstein montre qu’à l’origine du « mystère » de l’adoption par les sociétés nordiques d’un modèle universel de protection sociale se trouve peut-être un modèle « néo-corporatiste », mélange d’étatisme et de corporatisme, le mélange même rendu responsable par Algan et Cahuc de tous les maux sociaux et économiques français [16].
Le passage consacré à la « peur du marché » et de « la concurrence » tombe dans les travers déjà identifiés d’affirmations fortes étayées par des éléments empiriques faibles et une grande indétermination théorique. Ainsi, l’idée que « l’efficacité du marché repose largement sur la confiance mutuelle » procède de la conception limitée ou particulière de la confiance, mais les auteurs tentent de la soutenir à l’aide de données sur la confiance généralisée. Les raccourcis théoriques des auteurs confinent parfois au sophisme, notamment lorsqu’ils écrivent : « La confiance mutuelle et sa contrepartie, la capacité à respecter ses engagements, semblent jouer un rôle décisif dans l’efficacité du marché. Il est donc logique que la défiance envers le marché soit plus forte dans les pays où la confiance mutuelle est peu développée. De ce point de vue, la défiance des Français envers le marché et la concurrence peut être reliée à la faible confiance des Français envers autrui ». En réalité, la logique du raisonnement est spécieuse et aucun des enchaînements de cette phrase n’est assuré, car confiance limitée et généralisée sont mélangées, et la défiance est interprétée comme le contraire de la confiance. Les auteurs semblent en effet dire que parce que le niveau mesuré de la confiance généralisée est faible en France, la défiance à l’égard du marché y serait forte, ce qui expliquerait que les transactions économiques interpersonnelles, qui justement reposent sur une confiance limitée, soient rendues plus difficiles. L’interprétation des réponses des Français au sujet du caractère bénéfique ou néfaste de la concurrence comme dénotant une « peur du marché » est également contestable.
Compte tenu des réserves exprimées jusqu’ici, les affirmations qui viennent clore l’étude, elles aussi fondées sur « l’approche épidémiologique » de la confiance généralisée à laquelle s’ajoute pour la circonstance l’incertitude d’une approche contrefactuelle du développement économique (de « l’économie-fiction » en quelque sorte) paraissent hyperboliques : « Ainsi, notre déficit de confiance explique 66 % de notre écart de revenu par habitant par rapport à la Suède. Le PIB français se serait accru de 5 % en France, soit une hausse de près de 1 500 euros par personne si les Français avaient la même confiance envers leurs concitoyens que les Suédois ». Il n’existe pas, à la connaissance de l’auteur, une seule étude empirique fondée sur un modèle de croissance attribuant les deux tiers d’un écart de développement à une seule variable identifiée (et non résiduelle), a fortiori pas à un écart du niveau de la confiance généralisée.
Le thème de l’étude d’Algan et Cahuc est sans aucun doute intéressant, mais l’application qu’ils font de méthodes empiriques partielles à des données incertaines dans un cadre théorique indéterminé pour en tirer des conclusions radicales amoindrit considérablement sa portée scientifique. Le sentiment tenace que les auteurs parlent en fait d’autres choses – au demeurant disparates – que de la confiance en France ne quitte pas le lecteur. Quoi qu’il en soit, au terme de cet examen, l’idée d’une société française rongée par la défiance généralisée, de Français méfiants de tout et de tous, ne semble avoir ni de sens théorique précis, ni de fondement empirique solide. Elle recèle en revanche un arrière-plan moralisateur paradoxal : la morale dont il s’agit ici de suivre le commandement a pour ultima ratio l’efficacité économique [17]. Il y a sans doute un mystère de la confiance française [18], mais il demeure largement entier une fois l’ouvrage de Algan et Cahuc refermé.