Électron libre de la Nouvelle Vague, longtemps négligé par la critique, Louis Malle est mis à l’honneur dans un ouvrage collectif ambitieux qui varie les focales pour replacer l’œuvre du cinéaste au sein de contextes multiples et en souligner la profonde cohérence.
À propos de Louis Malle, près de trois décennies après sa mort, on peut affirmer que le compte n’y est pas : par rapport aux autres cinéastes ayant émergé à la même période (notamment Godard, Truffaut, Rohmer, Resnais, Marker), le déficit des études critiques et académiques est important, en particulier en France. Un changement se dessine peut-être : une monographie, signée Aurore Renaut (Gremese, 2022), analyse cette année le film le plus reconnu, Au revoir les enfants, et Pauline Guedj a étudié la partie américaine de sa carrière (Louis Malle. Regards sur l’Amérique, Ovadia, 2020). Rien de récent n’était paru en France sur l’œuvre globale, jusqu’à cet ample ouvrage, qui, dirigé par Philippe Met pour Les Impressions nouvelles, permet de combler en partie le retard.
Un livre de cinéma
Issu d’un colloque à l’Université de Pennsylvanie, l’ouvrage, comme l’indique son titre, cherche à déployer un panorama qui puisse donner une vision minutieuse et presque exhaustive de la carrière de Malle, pour en souligner à la fois l’éclectisme et la cohérence. Un copieux encart photographique nous montre Malle dans plusieurs lieux de tournage et de séjour et à différentes époques de sa vie. Plusieurs textes et documents viennent enrichir les contributions spécifiques pour composer un vrai livre de cinéma, et non pas seulement sur le cinéma. Tout d’abord, on remarque des témoignages d’artistes qui ont travaillé avec Malle. Dans son avant-propos, Volker Schlöndorff, qui fut son assistant, dépasse l’anecdote de tournage pour livrer un portrait nuancé de Malle, dont le « tact et la sensibilité faisaient en sorte qu’il n’abusa jamais de son pouvoir de séduction » et dont « la conscience sociale prononcée […] n’était jamais “idéologiqueˮ » (p. 6). Susan Sarandon, qui fut aussi la compagne du cinéaste, donne quelques indications sur sa manière de tourner : Malle n’aimait guère diriger par la parole et aimait le « truc » de laisser tourner la caméra sans prévenir les acteurs. Par pudeur sans doute, elle ne parle guère de sa relation à Malle, préférant évoquer le scénariste d’Atlantic City, John Guare et Burt Lancaster, la vedette à l’« égo d’icône du cinéma » (p. 341).
La postface revient à un cinéaste admiratif : Wes Anderson y raconte d’une manière personnelle l’expérience marquante de la découverte des films de Malle. Quinze ans plus tard, en surprenant le visage de Malle dans Place de la République, il reconnut en lui « le cinéaste qu’[il] avai[t] le plus rêvé d’être » (p. 428). Enfin, Philippe Met insère une pépite dans le volume : un film fantôme, un scénario non tourné d’une adaptation du roman de Joseph Conrad : Victory. Ce projet qui se cristallise plusieurs fois dans sa carrière témoigne d’une créativité continue et acharnée qui dément la réputation de dispersion du cinéaste. Malle est fasciné par la subtilité avec laquelle Conrad construit son roman pour révéler progressivement ses personnages et considère que les adaptations qui en ont été faites sont « grossières » y compris la sienne (p. 351). Cependant, le souci apparent de Malle de limiter la parole de Heyst, le protagoniste du roman, et de le filmer de manière behavioriste sans déterminer au stade du scénario ses intentions, participe d’une volonté de suspendre sa signification.
Un crible et des passerelles
Les contributions proprement critiques sont regroupées en deux ensembles qui visent à parcourir l’œuvre de Malle et ainsi offrir un quadrillage assez serré pour en offrir une vision globale et précise, sans pour autant la disposer « en forme de serrure », pour reprendre l’expression de Julien Gracq. Le dispositif est assez ouvert pour ne pas faire système, grâce à des perspectives variées et complémentaires. Le défi de l’ouvrage est considérable et nécessaire à l’égard d’un cinéaste attaché à sa liberté, précurseur de la Nouvelle Vague sans lui appartenir vraiment et cherchant à ne jamais refaire deux fois le même film, allant toujours ailleurs dans son film suivant (parfois au sens propre quand il se rend aux États-Unis ou en Inde), sans que ce soit une fuite : en menant toujours une quête de nouveauté et d’altérité, il reste lui-même, point commun de tous les films qui en font un véritable auteur. Philippe Met montre ainsi que Malle trouve dans Le voleur de Georges Darien (p. 191-209) ou dans le héros de Victory des alter ego qui le fascinent (p. 350).
L’ouvrage commence par des « études transversales », qui établissent des passerelles thématiques ou esthétiques entre plusieurs films ; suivent onze « études monographiques » consacrées chacune à l’analyse approfondie d’un film.
Les mêmes thèmes reviennent et s’appliquent à des œuvres différentes ou selon d’autres perspectives. Ainsi, deux articles s’intéressent de manière centrale au son, parfois négligé dans les analyses de films. Jean-Louis Pautrot étudie la présence non illustrative du jazz dans trois films, pour montrer que si, dans Petite, il est en apparence un « indice culturel […], [un] marqueur historique de l’époque », il revêt une fonction plus affective dans Le Souffle au cœur (p. 154). La musique de Miles Davis dans Ascenseur pour l’échafaud serait surtout un moyen « ontologique » de révéler « une vérité, inaccessible autrement, sur le monde représenté dans le film » (p. 161). L’étude menée par Francesca Cinelli sur la bande-son d’Atlantic City révèle que la musique renvoie tantôt à la situation réelle des personnages, tantôt à leurs aspirations utopiques. Dans le dernier article signé par Sébastien Rongier, le jazz revient : comme dans Atlantic City, la musique de Vanya, 42e rue, semble jouer des frontières entre son interne à la fiction et musique de fosse. Le jazz y serait mobilisé pour travailler l’improvisation, comme semblent le faire les comédiens filant la pièce de Tchekhov.
La relation de Malle à l’écriture est envisagée deux fois. Michel Ciment évoque l’ambiguïté et le pessimisme communs au cinéaste et à trois écrivains qu’il adapte ou avec qui il a travaillé : Roger Nimier pour Ascenseur pour l’échafaud, Drieu la Rochelle pour Le Feu follet, et Patrick Modiano pour Lacombe Lucien. Sébastien Rongier s’appuie sur Adorno pour montrer comment Malle n’adapte pas Tchekhov mais cherche à « écrire cinématographiquement une expérience communautaire », qui met en « tension » le cinéma avec le théâtre (p. 331).
L’ouvrage propose un ensemble capital sur l’importante partie documentaire de l’œuvre, notamment au début de l’ouvrage. Guillaume Soulez étudie comment le travail avec Cousteau a permis à Malle de s’interroger sur son medium, notamment à propos des limites du spectaculaire dans le film d’aventures. Le jeune cinéaste a été aussi conduit à préciser l’usage de formes filmiques, préférant au panoramique gratuit le travelling avant qui « mime le déplacement du plongeur et favorise l’identification du spectateur au filmeur » (p. 30). Cette expérience lui permet d’affirmer des choix esthétiques, étant intéressé autant, voire plus que Cousteau par les personnalités humaines dans leur travail singulier ou collectif que par la beauté inédite des fonds marins (p. 35). Pour montrer la cohérence de l’œuvre, Caroline Eades souligne à juste titre qu’il n’y a pas de séparation entre les films de fiction et les films documentaires : on y retrouve les mêmes descriptions détaillées de gestes minutieux et précis (la focalisation sur les mains et les yeux), le même intérêt pour le medium photographique dans Le Monde du silence et dans Ascenseur pour l’échafaud. Derek Schilling s’intéresse quant à lui à deux essais de cinéma direct accusés d’être réactionnaires par la critique de gauche à l’époque, pour montrer que Malle cherche au contraire un regard ethnologique sur les corps au travail en le libérant de toute visée idéologique. L’ensemble sur l’œuvre documentaire se termine par un article plus général signé par Alan Williams, qui souligne le besoin de Malle de revenir régulièrement (à quatre reprises) à cette forme quand son cinéma de fiction prenait un tournant qui ne le satisfaisait pas. Le documentaire est un moyen de partir ailleurs, à la fois littéralement dans l’espace et esthétiquement, en trouvant un genre de cinéma qui le conduit à réfléchir à sa position et à sa distance de cinéaste par rapport à une représentation de la nature humaine qu’il cherche à rationnaliser, là où dans ses fictions, il laisse une place plus grande à l’irrationnel (p. 86).
Pourtant l’ouvrage n’en a pas fini avec le documentaire qui revient dans la seconde partie pour évoquer avec plus de précision le rapport à l’ethnographie. Ludovic Cortade se penche sur l’ambiguïté de L’Inde fantôme. Ce film magistral donne d’une part libre cours à sa caméra pour enregistrer la réalité indienne jusqu’à même que le cinéaste se laisse absorber, et d’autre part, il est, grâce à la voix-off de Malle « une œuvre hantée par le spectre de la subjectivité » (p. 212).Même à l’autre bout du monde, le cinéaste reste lui-même, c’est-à-dire un cinéaste occidental, susceptible d’ethnocentrisme. Quand l’épisode « La caméra impossible » montre la dévoration d’un bovin par des vautours, Malle oppose dans le commentaire deux jugements : l’équipe occidentale de tournage a cru y voir un cruel sacrifice imprégné de mythologie, alors que les autochtones sont habitués à ces scènes du quotidien dans un pays où les hommes n’ont pas le droit de tuer les bovins.
Réexaminer
Les films les plus célèbres sont revisités de manière originale. Dans les études transversales, Zazie dans le métro est mis en parallèle par Ian Fleischmann avec le méconnu Black Moon (1975), car ils sont tous deux conçus à partir d’une proposition impossible : le premier film tente de traduire les jeux verbaux de Queneau dans un exercice de maîtrise du langage cinématographique, tandis que le second essaie de donner une forme filmique à l’écriture automatique surréaliste, dans une tentative de lâcher-prise.
Parmi les études monographiques, se distingue une étude du Feu follet par Elisabeth Cardonne-Arlyck à partir d’une perspective nouvelle et particulière : le sens du toucher, qui se manifeste à la fois dans le dialogue, dans les gestes du héros et dans la mise en scène du film. Dans cette partie de l’ouvrage, les films sont, pour chaque article, différents, mais d’autres thèmes transversaux sont malgré tout mis en lumière, toujours révéler l’unité de l’œuvre. Le rapport à la mémoire et à l’Histoire revient ainsi pour définir l’importance de plusieurs films qui ont marqué leur époque. Sandy Flitterman-Lewis étudie la manière dont les souvenirs s’imbriquent dans la création d’Au revoir les enfants à travers plusieurs motifs qui permettent au récit de se charger du thème de la judéité et de l’Holocauste : les mères, les bougies utilisées pendant la prière du Sabbat, par exemple. La fonction de la mémoire dans l’œuvre revient dans une contribution sur Le Souffle au cœur. Hugo Frey met en lumière la profondeur du film, qui mêle autobiographie et fiction, soit en en les fusionnant, soit en les mettant en parallèle, soit encore sur le mode de la métaphore ou de l’ironie (p. 230).
L’ensemble des articles est de haute tenue, si bien qu’il forme un ouvrage qui fera date dans les études malliennes et, au-delà, dans le regard sur le pan du cinéma français qui, contemporain de la Nouvelle Vague, a creusé un sillon divergent. Ainsi est rendue justice à l’importance de Louis Malle. En restant indépendant à tous les mouvements, les modes et les idéologies, il a su proposer une œuvre marquée par des lignes de force et des échappées qu’il a tracées durant toute sa carrière.
Philippe Met (dir.), Louis Malle dans tous ses états, Les Impressions nouvelles, 2022, 501 p., 28 €.
– Paul Bacharach, « “La première nuit d’amour du cinéma françaisˮ : Les Amants de Louis Malle et ses réceptions », mémoire de master en sciences de l’information et des bibliothèques, 2017, 147 p.
– Pierre Billard, Louis Malle : le rebelle solitaire, Paris, Plon, 2002.
– Alain Ferrari, « Le Feu follet », Chatou, Éditions de la Transparence, 2006.
– Philip French, Conversations avec Louis Malle, Paris, Denoël, 1993.
– Pauline Guedj, Louis Malle. Regards sur l’Amérique, Nice, Éditions Ovadia, 2020.
– Nicolas Hatzfeld, Gwenaële Rot, Alain P. Michel, « Quand Louis Malle filmait le travail à la chaîne : Humain, trop humain, et les débats sur la représentation du travail », Le Temps des médias, 2006/2, n° 7, p. 218-227.
– Louis Malle, Louis Malle par Louis Malle, Paris, Éditions de l’Athanor, 1979.
– Louis Malle, L’Inde fantôme : carnet de voyage, Paris, Gallimard, 2005.
– René Prédal, Louis Malle, Paris, Édilig, 1989.
– Aurore Renaut, Au revoir les enfants, Paris, Gremese, 2022.
– Nathan Southern, The films of Louis Malle : a critical analysis, Jefferson, N.C., Mc Farland and Co., 2006.
Pour citer cet article :
Philippe De Vita, « Louis Malle, lui-même ailleurs »,
La Vie des idées
, 30 novembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Philippe-Met-Louis-Malle-dans-tous-ses-etats
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