Dans l’État de Rio de Janeiro, les milices, descendantes des “Escadrons de la mort” et soutenues par Jair Bolsonaro, font régner la terreur sur la moitié du territoire ainsi que sur la vie politique et nationale.
À propos de : Bruno Paes Manso, A República das Milícias. Dos Esquadrões da Morte à Era Bolsonaro, Todavia
Dans l’État de Rio de Janeiro, les milices, descendantes des “Escadrons de la mort” et soutenues par Jair Bolsonaro, font régner la terreur sur la moitié du territoire ainsi que sur la vie politique et nationale.
Parmi les ouvrages qui s’interrogent sur le naufrage du pacte démocratique au Brésil, symbolisé par l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro en 2018, le livre du journaliste et politiste Bruno Paes Manso, La République des milices [1], apporte une profondeur historique et un éclairage original.
Bruno Paes Manso étudie les raisons de l’apparition et de l’ascension d’une nouvelle forme de criminalité organisée, celle des « milices », et analyse leur modèle économique et leur expansion territoriale. Malgré des discussions récurrentes sur sa pertinence, le terme « milices » a été consacré par l’usage. C’est la journaliste Vera Araújo qui l’a lancé en révélant au grand public les agissements criminels de celles-ci dans le quotidien O Globo [2] en 2005. Elle a aussi consacré un livre à l’assassinat de la députée municipale Marielle Franco, perpétré par un milicien de haut rang en 2018 [3].
La « République des milices » désigne l’État de Rio de Janeiro et principalement sa capitale éponyme, l’ancien District fédéral détrôné par Brasilia en 1960. Ce sont, en effet, des policiers militaires, des policiers civils [4], les pompiers, des agents pénitentiaires ayant fait carrière au service de l’État de Rio de Janeiro (et non du gouvernement fédéral), qui ont formé ces organisations criminelles. D’après une étude [5], l’emprise du narcotrafic a nettement décliné à Rio de Janeiro au profit de la criminalité paramilitaire. En 2019, les milices contrôlaient 57% du territoire municipal et un tiers de la population, tandis que les trois grandes factions de trafiquants de drogue n’imposaient plus leur loi qu’à 15 % de l’immense superficie de la commune de Rio de Janeiro [6].
L’expansion des milices n’est pas seulement territoriale et économique. Elle s’accompagne également d’une emprise accrue sur les institutions et la vie politique locale, voire nationale. Le clan Bolsonaro [7] est lié, personnellement, idéologiquement et politiquement, aux paramilitaires auxquels il doit son fief électoral et dont il s’est fait le défenseur et le porte-parole au sein des assemblées de Rio de Janeiro et du Congrès national depuis plus de vingt ans [8]. Aussi l’histoire des milices, qui remonte aux années de la dictature militaire (1964-1985), contribue-t-elle à la compréhension du phénomène Bolsonaro, plus complexe qu’une simple réplique tropicale de Donald Trump ou qu’un variant brésilien du virus populiste.
Bruno Paes Manso propose une généalogie des « milices », qui s’affirment au début des années 2000, mais descendent en droite ligne des « Escadrons de la mort » nés dans les années 1960. La dictature militaire (1964-1985), imbue de la doctrine de la guerre révolutionnaire, ne distingue pas la chasse aux « subversifs » et aux « terroristes », de la lutte contre le banditisme. Elle associe policiers et militaires, systématise la torture et ne s’embarrasse pas de procédure quand il s’agit d’exterminer les marginais. « Marginal » est en effet (toujours) synonyme de délinquant ou criminel. Aucun agent de la répression au service du régime militaire n’a jamais eu de compte à rendre en vertu de la loi d’amnistie, absolument intangible depuis sa promulgation par la dictature en 1979.
Les groupes d’extermination cultivent la mémoire de leur événement-fondateur. En 1964, au cours d’un affrontement, un jeune délinquant noir Manuel Moreira dit Cara de Cavalo (tête de cheval) tue Milton Le Cocq, chef de la principale institution de lutte contre le banditisme. Un mois plus tard, Cara de Cavalo est tué à bout portant de 62 coups de feu et la photo de son corps criblé de balles fait la une. En forme d’épitaphe, l’un des vengeurs de Le Cocq énonce ce qui devient un slogan au succès durable : « Un bon bandit est un bandit mort ». Un an plus tard, un groupe de tueurs, issus de la police, prend le nom, en français d’opérette, de « Scuderie Le Cocq » et se dote d’un écusson orné d’une tête de mort et des initiales « E.M. », officiellement pour « escadron motorisé ». La Scuderie Le Cocq, qui fera de nombreux émules, procède à des descentes dans les quartiers pauvres, habités majoritairement par les populations noires, et éliminent de supposés voyous. Les cadavres sont exhibés de manière démonstrative, comme une leçon de morale censée terroriser les « marginaux » et rassurer les honnêtes gens. Longtemps tolérée et active, la Scuderie Le Cocq a assassiné quelque 1 500 personnes [9]. Son souvenir est toujours cultivé par les sympathisants des actuelles milices et l’un de ses anciens membres a trouvé une place dans l’administration Bolsonaro [10].
L’héritage des années 1960 ne consiste pas seulement en la multiplication et la perpétuation de groupes de policiers autoproclamés justiciers, de fonctionnaires qui s’affranchissent de tout cadre légal et accomplissent des basses œuvres pour le compte de commerçants, de patrons ou d’un politicien local. Il comprend bien d’autres aspects, comme la porosité entre les organes de répression et des organisations criminelles, ou les connivences idéologiques entre l’extrême-droite, civile et militaire et les escadrons de la mort, qui rejettent les principes fondamentaux de l’État de droit. Les plus radicaux des partisans de la dictature ont refusé jusqu’au bout « l’ouverture » amorcée en 1974 et les étapes graduelles de la longue « transition démocratique » brésilienne. Ils ont toujours estimé que le régime militaire s’était arrêté à mi-chemin, qu’il n’avait pas extirpé les racines de la subversion ni ébranlé son hégémonie culturelle. Pire, selon eux, l’armée, après avoir gagné la « guerre », avait bradé sa victoire et laissé les perdants revanchards s’installer au pouvoir et imposer leur hégémonie culturelle et leur version de l’histoire. Cette position est toujours celle que défend Jair Bolsonaro.
La démocratie rétablie, plusieurs anciens tortionnaires de la dictature ont mis leurs compétences au service de la pègre traditionnelle, celle des jeux clandestins (jogo do bicho) et des bandits-manchots, comme gardes du corps et tueurs à gages. Les groupes paramilitaires d’extermination ont surtout légué leur rhétorique légitimatrice. Ils mettent en avant leur engagement au péril de leur vie pour la défense des honnêtes citoyens et de leurs biens contre les menaces intérieures, et justifient ainsi qu’ils s’attribuent un permis de tuer. Cette rhétorique est réactivée dans les années 1980 et 1990, quand le trafiquant de drogue des favelas de Rio remplace le terroriste communiste comme ennemi public n°1.
La croissance démographique de Rio de Janeiro, alimentée par l’arrivée continue de migrants venus des campagnes de tout le Brésil, et son urbanisation, conditionnée par sa topographie si particulière faite de mornes abrupts et de vastes zones rurales, façonnent en partie les nouvelles formes de criminalité, tant celle des trafiquants que celle des milices. Dans les années 1980, des gangs, bientôt fédérés en factions rivales, s’emparent de nombreuses favelas et y organisent le commerce de détail de la marijuana et de la cocaïne. La violence fait rage, d’une colline à l’autre, entre bandes qui règlent leurs comptes entre elles, et entre les trafiquants et la police. La recrudescence des affrontements suscite chez les trafiquants une course folle à l’armement. Les atrocités perpétrées par le narcotrafic sont répercutées par les médias [11] et amplifient la terreur. Le taux d’homicides s’affole, les affrontements débordent hors des favelas et des quartiers pauvres. Des balles perdues frappent les passants des rues bourgeoises, des rixes se produisent sur la célèbre plage d’Ipanema en plein dimanche d’été. Dans les années 1990, l’insécurité devient le thème central du débat public et le refrain « nous sommes en guerre », ainsi que les comparaisons avec les conflits contemporains du Moyen-Orient, rythment les conversations.
Bruno Paes Manso souligne l’importance de l’imaginaire de la guerre, exploité de manière paroxystique, dans les politiques de sécurité publique et le dévoiement des forces de l’ordre. La « guerre » justifie les opérations spectaculaires dites de « pacification » à grand renfort de blindés et d’hélicoptères, la létalité de la police, les très nombreuses victimes collatérales, l’héroïsation des hommes qui opèrent sur la « ligne de front », leur impunité totale et la diabolisation d’un « ennemi » exhibant fusil d’assaut M16 et kalachnikov dernier cri. La « guerre » n’empêche pas la police militaire de l’État de Rio de Janeiro, principalement chargée du maintien de l’ordre, de continuer à racketter les trafiquants, à monnayer des trêves et surtout à leur vendre des armes. Plus la puissance de « l’ennemi » paraît terrifiante, plus la rhétorique de la « guerre » se trouve confortée et, avec elle, les quasi pleins pouvoirs accordés à la police.
Dans ce contexte, le marché de la sécurité connaît une croissance exponentielle. Les sociétés de vigiles, dirigées par d’anciens militaires, prolifèrent sans beaucoup de contrôle de la part des autorités. De nombreux professionnels — policiers, pompiers, agents pénitentiaires — trouvent dans cette occupation une source de revenus complémentaires. Dans la zone Ouest de Rio de Janeiro, des groupes informels de policiers font évoluer le modèle de la corruption traditionnelle et des escadrons de la mort vers une domination territoriale, en proposant leur protection à des quartiers entiers. L’expérience initiale a commencé dans les années 1980 à Rio das Pedras, un bidonville qui s’est urbanisé (actuellement 60 000 habitants) en même temps qu’il devenait le creuset du modèle milicien. Sous la coupe de ses protecteurs, Rio das Pedras est devenu une sorte de contre-favela. La drogue, les bailes funk — événement culturel typique de la jeunesse favelada— y sont strictement interdits et malheur aux contrevenants.
Si l’activité économique et la croissance de Rio das Pedras profitent de cet ordre apparent, celui-ci a un coût de plus en plus pesant pour les populations. Outre les taxes versées aux paramilitaires pour tenir à l’écart les trafiquants, les miliciens s’arrogent des monopoles : fourniture de gaz, d’électricité, d’internet, de transport collectif, attribution de logements… Les mauvais payeurs sont expulsés dans le meilleur des cas, sinon violentés ou assassinés. Les militaires ou anciens militaires recrutent de très nombreux « civils » dans les quartiers qu’ils contrôlent. Ces derniers, parfois passés du narcotrafic aux milices, forment la majorité des petites mains et de la troupe. Vers 2000, les maîtres de Rio das Pedras s’engagent en politique et jouent le jeu du clientélisme local. Ils utilisent leur influence au profit de certains candidats et accèdent eux-mêmes à la députation municipale ou régionale. Quand il était député de l’assemblée législative de Rio, celui qui est devenu en 2018 sénateur à Brasilia, Flávio Bolsonaro, employait des mères et épouses de miliciens dans son cabinet et ne manquait pas de faire l’éloge des plus notables d’entre eux, même s’ils étaient poursuivis pour meurtre.
En plein milieu de la « guerre » contre le trafic, cette offensive est saluée par nombre d’édiles comme une salutaire réaction d’autodéfense de la population qui vient à l’appui des efforts de la police pour « libérer » les quartiers pauvres du joug des trafiquants. Le regard change vers 2005, quand des conflits sanglants entre bandes rivales de miliciens laissent dans leur sillage des dizaines de cadavres. Les premières arrestations de miliciens, des reportages, des témoignages, dévoilent un inquiétant système criminel au point que l’Assemblée législative de Rio de Janeiro (ALERJ) institue en 2008 une commission d’enquête parlementaire sous l’impulsion du député Marcelo Freixo. Le travail des députés aboutit à un rapport final de 282 pages qui démonte les légendes propagées au sujet des miliciens [12] et en donne la définition suivante : « représentants de l’État qui utilisent illégalement les instruments de l’État pour extorquer, intimider, dominer des milliers de citoyens issus des communautés populaires » [13]. Les milices, dit le rapport, n’ont pour objectif que l’enrichissement individuel de leurs membres obtenu par la force. Elles se distinguent du narcotrafic, non par leurs objectifs ou leurs modalités, mais par leur discours de défense de l’ordre et la participation affichée d’agents de l’État.
La commission d’enquête de l’ALERJ termine son rapport par 58 propositions pour lutter contre le crime organisé et renvoie devant la justice 266 personnes, dont 5 politiciens [14]. Les conclusions et les conséquences concrètes du rapport parlementaire semblent sonner le glas des milices. Malgré le retentissement du rapport, les procès, les emprisonnements, les milices n’ont jamais cessé de s’étendre et d’infiltrer les institutions de l’État de Rio de Janeiro.
Comme le constate Bruno Paes Manso, la puissance des milices résiste jusqu’à maintenant aux décapitations périodiques dont elles font l’objet et qui résultent tantôt de l’action de la justice, tantôt des mœurs violentes des paramilitaires. Ces derniers se livrent souvent à des guerres intestines, suivies de vendettas sanglantes. Le journaliste voit dans cette résilience la marque d’un système qui se maintient et prospère indépendamment des individus qui le composent.
Le pilier principal de ce système en expansion est l’alliance objective entre les groupes de miliciens et la police, militaire comme civile, de l’État de Rio de Janeiro. Cette dernière est celle qui tue le plus au Brésil. En 2020, la police de Rio de Janeiro est à l’origine d’un quart des homicides commis dans l’État et de trois morts par jour en moyenne (contre 2 dans l’État de São Paulo) et 86% des victimes sont noires [15].
Tout se passe, en outre, comme si les politiques de sécurité publique mises en œuvre à l’approche de la coupe du monde de football 2014 et les Jeux olympiques de 2016 avaient ouvert de nouveaux espaces à la criminalité des paramilitaires. L’expulsion du narcotrafic de ses principaux bastions a fait progresser l’emprise des milices sur les communautés. Les autorités, comme l’ensemble des organisations criminelles, ont élu un ennemi commun, les narcotrafiquants du Comando Vermelho, contre lequel sont dirigées la quasi-totalité des opérations policières d’envergure. Le recul territorial des trafiquants se traduit par l’inclusion de nouvelles favelas dans le giron milicien et la croissance de leurs affaires. L’usurpation de terres publiques et la construction effrénée, sans permis de construire et au mépris des réglementations, ont déjà produit plusieurs tragédies. En 2019, deux immeubles récemment érigés dans ces conditions s’effondrent dans la Zone Ouest de Rio de Janeiro et tuent 24 personnes en plein cœur de la région tenue par les paramilitaires.
La capacité d’adaptation des groupes miliciens garantit aussi leur longévité et leur extension. Les barrières « morales » qui séparaient drastiquement les territoires d’obédience milicienne des favelas détenues par le narcotrafic sont tombées. Les bailes funk et la drogue ne sont plus bannis des communautés conquises par les miliciens et la drogue est venue s’ajouter aux multiples activités. Des trafiquants de drogue évangéliques – une expression qui aurait relevé en d’autres temps de l’oxymore– pratiquent les mêmes atrocités que les autres. Une alliance, connue sous le nom União 5.3, réunit désormais les milices et les factions de trafiquants rivales du Comando Vermelho et intègre la drogue dans les affaires [16].
Dix ans après le rapport parlementaire, la connaissance des milices a gagné des enquêtes suscitées par l’assassinat de la député municipale (vereadora) Marielle Franco, le 14 mars 2018, quelques mois avant l’élection présidentielle d’octobre 2018. Sa personnalité – issue d’une favela de Rio, membre d’un parti de gauche (le Parti Socialisme et liberté-PSOL), intellectuelle et militante féministe et des droits des LGBT+ –, la trajectoire de son meurtrier et les réactions tranchées au lendemain de l’attentat remettent en lumière la dimension idéologique et politique des milices.
Les réseaux sociaux proches de l’extrême droite et les partisans du candidat Bolsonaro (seul candidat à la magistrature suprême qui n’a pas eu la moindre parole pour condamner ou déplorer cet événement) ont immédiatement banalisé la disparition de Marielle Franco – selon eux, une victime parmi tant d’autres victimes anonymes de la violence qui règne au Brésil. À leurs yeux, celle-ci ne mérite pas d’hommage spécifique, contrairement aux policiers morts en accomplissant leur devoir. L’extrême droite s’est, de plus, acharnée à dresser le portrait d’une Marielle Franco délinquante, et à transformer cette dernière en responsable de sa fin tragique, selon l’adage milicien, « un bon bandit est un bandit mort ». Dans la logique bolsonariste, les défenseurs des droits humains sont assimilés à des complices des « bandits » et, par glissement, passibles du même sort.
Le professionnalisme et le modus operandi de l’attentat (qui tue également le chauffeur Anderson Gomes) semblent porter la signature du « bureau du crime », une officine informelle d’homicides sur contrat. Cette institution occulte, est animée par d’anciens policiers militaires, souvent passés par des unités d’élite, comme le BOPE (Bataillon des opérations policières spéciales), célèbre par son emblème à tête de mort et mis en vedette lors des « guerres » contre les trafiquants de drogue. Ces soldats ont généralement été bannis de leur corporation d’origine, mais ils n’en ont pas moins été formés aux opérations spéciales, connaissent de l’intérieur la méthodologie des enquêteurs et sont donc experts dans le maquillage des indices et l’effacement des pistes. En outre, le « bureau du crime » bénéficie de complicité à tous les niveaux, notamment au sein de la police, où la Division des homicides bat des records du nombre d’affaires non élucidées et de classements sans suite de plusieurs dizaines de meurtres.
La police de Rio de Janeiro s’est montrée remarquablement négligente dans les premières investigations sur l’exécution de Marielle Franco [17]. L’émoi provoqué par ce meurtre, la ténacité de quelques journalistes, l’intervention de la Justice fédérale, le remaniement des équipes, ont permis de faire sortir l’enquête de l’ornière et d’arrêter, plus d’un an après les faits, les deux membres du commando responsable des assassinats, deux anciens fonctionnaires chassés de la police. Le tireur, Ronnie Lessa, est un ancien agent du BOPE devenu tueur à gages. Ce dernier résidait dans le même luxueux lotissement que le député, alors candidat à la présidence de la République, Jair Bolsonaro. L’examen de l’ordinateur de Lessa a révélé un personnage clairement engagé à l’extrême droite, qui a fait des recherches sur internet concernant Marielle Franco, mais aussi son mentor en politique, Marcelo Freixo, responsable de l’enquête contre les milices. Lessa a suivi la trace de Freixo et de ses proches pendant près d’un an. Il s’intéresse également à des militants des droits humains et à diverses femmes noires influentes [18].
Lorsqu’il s’est agi d’identifier le(s) commanditaire(s) et de préciser le motif du crime, les investigations, confiées à de nouveaux responsables sous l’administration Bolsonaro, se sont de nouveau enlisées et se satisfont de la supposée « haine personnelle » que Ronnie Lessa aurait vouée à Marielle Franco. Quatre ans après les faits, deux hypothèses dominent. La première soupçonne la députée de s’être heurtée à des intérêts miliciens, en dénonçant des spoliations foncières et des meurtres de jeunes noirs. La seconde privilégie la thèse d’une vengeance, non directement liée aux milices, contre Marcelo Freixo, qui serait tenu pour responsable de l’arrestation pour corruption de trois députés importants de l’Assemblée législative de Rio. Depuis son travail parlementaire sur les milices, Marcelo Freixo est étroitement protégé et beaucoup moins vulnérable que ne l’était sa protégée Marielle Franco [19].
Les répercussions nationales et internationales de l’assassinat de Marielle Franco et Anderson Gomes ont à peine perturbé la « République des milices », encore moins freiné son expansion. Ce crime exceptionnel ne doit pas cacher la litanie des homicides ordinaires. En janvier 2022, Moïse Mugenyi Kabagambe, un réfugié congolais de 24 ans, est battu à mort par cinq hommes, derrière un bar de la plage de Barra da Tijuca, située en zone d’influence des milices. D’après sa famille, le jeune homme était venu réclamer le paiement de son salaire, une somme dérisoire. Le cadavre est resté plusieurs heures dans un coin, sans perturber le va-et-vient de la clientèle et l’un de ses bourreaux a continué à officier au comptoir pendant plusieurs heures [20]. La police a montré plus d’empressement à intimider les témoins qu’à procéder aux constats. Comme dans le cas de Marielle Franco, il a fallu qu’éclate un scandale national pour que le prétendu ordre milicien se montre sous son jour ordinaire, fait de violence, de cupidité, de racisme.
En octobre 2018, les électeurs brésiliens ont validé la rhétorique milicienne, en élisant non seulement Jair Bolsonaro, mais aussi des députés et des gouverneurs qui partagent ostensiblement les mêmes valeurs. Cette ample victoire a-t-elle permis d’étendre l’empire des milices au-delà de l’État de Rio de Janeiro ? Bolsonaro dispose maintenant d’un socle de sympathisants indéfectibles parmi les policiers et les agents de sécurité dans chaque État de la Fédération. Même si les institutions fédérales ont en partie contenu les tentatives de violation de la constitution ou de contournement du droit, Jair Bolsonaro continue au pouvoir à agir en commissionnaire des intérêts miliciens, en s’appuyant sur des « cabinets noirs », en cherchant à protéger son clan, inquiétés par la Justice [21], et en assouplissant, autant que faire se peut, la législation concernant l’accès aux armes et aux munitions [22]. Entre 2019 et 2021, les enregistrements de nouvelles armes à feu ont triplé au Brésil [23]. La dérégulation de la protection environnementale, les encouragements à la déforestation et à l’orpaillage, sont autant de possibilités offertes à l’extension de la criminalité organisée. Il reste à évaluer si les forces armées fédérales, pilier du gouvernement très militarisé de Jair Bolsonaro entendent participer à l’endiguement ou bien à l’expansion de la « république des milices ».
par , le 3 juin 2022
Armelle Enders, « Police, politique et criminalité à Rio de Janeiro », La Vie des idées , 3 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Police-politique-et-criminalite-a-Rio-de-Janeiro
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[1] Le thème a été abordé par les sciences sociales vers 2007, cf. Alba Zaluar et Isabel Siqueira Conceição « Favelas sob o contrôle das milícias no Rio de Janeiro. Que paz ? », São Paulo em Perspectiva, vol.21, n°2, n. 2, juillet-décembre 2007, p. 89-101.
[2] Un fac-similé de cet article historique, « Milícias de PMs expulsam tráfico », se trouve ici : http://memoria.oglobo.globo.com/jornalismo/reportagens/as-miliacutecias-chegam-para-assustar-9152202 (consulté le 27 décembre 2021).
[3] Chico Otavio et Vera Araújo, Mataram Marielle. Como o assassinato de Marielle Franco e Anderson Gomes escancarou o submundo do crime carioca, Rio de Janeiro, Intrínseca, 2020.
[4] La police militaire est l’équivalent de la gendarmerie, les missions de la police civile s’apparentent à celle de la police judiciaire en France.
[5] A expansão das milícias no Rio de Janeiro : uso da força estatal, mercado imobiliário e grupos armados, rapport final du GENI (Grupo de Estudos dos novos Ilegalismos), Universidade Federal Fluminense/ Observatório das Metrópoles (IPPUR-Universidade Federal do Rio de Janeiro) janvier 2021, http://geni.uff.br/wp-content/uploads/sites/357/2021/04/boll_expansao_milicias_RJ_v1.pdf (consulté le 26 décembre 2021).
[6] Le territoire municipal de Rio de Janeiro couvre une superficie de 1204 km2 quand les 131 communes du Grand Paris ne s’étalent que sur 814 km2.
[7] Le noyau familial du clan Bolsonaro est composé de Jair Messias, né en 1955, président de la République, après avoir été député au conseil municipal de la ville de Rio (vereador) (1989-1991) et député fédéral (1991-2018), Flávio, né en 1981, surnommé « 01 » par son père, a été député de l’assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro puis élu en 2018 au sénat fédéral, Carlos « 02 », surnommé aussi « Carluxo », né en 1982, 5 fois élu vereador (député au conseil municipal de la ville de Rio de Janeiro) depuis 2000 , Eduardo « 03 », né en 1984, élu député fédéral pour São Paulo en 2015 et 2018, Jair Renan « 04 », né en 1998, possède une entreprise d’événementiel. Les détracteurs de la famille Bolsonaro surnomme celle-ci « la familice ». Sur le plan politique, Carlos Bolsonaro se charge de la propagande (et diffusion d’infox) numérique. Eduardo Bolsonaro est l’un des maillons qui lie sa famille à l’extrême droite internationale, notamment à Steve Bannon.
[8] Le périodique Carta Capital estime que les Bolsonaro sont devenus les mandataires des milices au sein de l’assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro à partir de 2007. https://www.cartacapital.com.br/politica/cronologia-aponta-2007-como-inicio-da-alianca-entre-bolsonaros-e-as-milicias/ (consulté le 28 décembre 2021)
[9] https://scuderiedetetivelecocq.org/?page_id=22 (consulté le 27/11/2021)
[10] https://jornalistaslivres.org/ex-esquadrao-da-morte-nomeado-governo-bolsonaro/ (consulté le 27/11/2021)
[11] Le sort du journaliste Tim Lopes, torturé et tué avec des raffinements de cruauté par le trafiquant Elias Maluco (« Elias le fou ») en 2002, a beaucoup contribué à la prise de conscience des abominations commises dans les favelas contrôlées par les narcotrafiquants.
https://www.theguardian.com/world/2002/jul/07/brazil.pressandpublishing (consulté le 5 janvier 2022)
[12] La commission a travaillé du 19 juin au 14 novembre 2008. Assembléia Legislativa do Estado do Rio de Janeiro (ALERJ), Relatório final da comissão parlamentar destinada a investigar a ação de milícias no âmbito do Estado do Rio de Janeiro, 2008. http://www.nepp-dh.ufrj.br/relatorio_milicia.pdf
[13] Ibidem, p. 258.
[14] Bilan des poursuites contre les députés de l’État et de la ville dix ans après la commission de l’ALERJ : https://piaui.folha.uol.com.br/lupa/2018/05/12/cpi-milicias-politicos/ (consulté le 29 décembre 2021)
[15] https://g1.globo.com/rj/rio-de-janeiro/noticia/2021/11/23/rj-tem-uma-das-taxas-de-letalidade-policial-mais-altas-do-pais-veja-ranking.ghtml,https://piaui.folha.uol.com.br/mirando-na-cabecinha/, https://agenciabrasil.ebc.com.br/geral/noticia/2021-12/negros-sao-maioria-dos-mortos-em-acoes-policiais-em-6-estados (consultés le 4 mars 2022).
[16] Bruno Paes Manso, A República das Milícias., op.cit.,p.226 et sq.
[17] Chico Otavio et Vera Araújo, Mataram Marielle…, op. cit.
[18] Ibidem (version électronique), emplacement 2317.
[19] Ibid.
[20] https://www1.folha.uol.com.br/cotidiano/2022/02/veja-o-que-se-sabe-sobre-a-morte-do-congoles-moise-kabagambe.shtml?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=newseditor (consulté le 4 mars 2022).
[21] Le 24 avril 2020, le ministre de la Justice (l’Intérieur), Sérgio Moro, a démissionné au motif que le président intervenait dans les nominations à la tête de la police fédérale. 24 avril 2020 : https://youtu.be/IaHqxr8rCfk (consulté le 24 mars 2022)
[22] https://www12.senado.leg.br/noticias/materias/2021/07/23/decretos-pro-armas-de-bolsonaro-enfrentam-resistencia-no-senado (consulté le 3 mars 2022)
[23] https://veja.abril.com.br/brasil/brasil-triplica-registro-de-armas-novas-durante-o-governo-bolsonaro/
2 janvier 2022 (consulté le 24 mars 2022)