Après avoir fait la guerre aux pauvres, les États-Unis l’ont déclarée aux criminels. Une histoire des politiques pénales depuis 1960 saisit la genèse intellectuelle et politique du traitement punitif souvent réservé aux membres des minorités.
Après avoir fait la guerre aux pauvres, les États-Unis l’ont déclarée aux criminels. Une histoire des politiques pénales depuis 1960 saisit la genèse intellectuelle et politique du traitement punitif souvent réservé aux membres des minorités.
Dans un contexte médiatique et universitaire marqué par les controverses autour du livre d’A. Goffman, il y aurait lieu de craindre un essoufflement des travaux sur la criminalisation des jeunes Noirs et Latinos aux États-Unis. Dans cette étude, issue d’une longue immersion dans un quartier noir de Philadelphie, A. Goffman décrit l’omniprésence de la répression policière, dont témoigne encore récemment le mouvement Black Lives Matter. Les débats suscités par le livre ont permis de rappeler l’ampleur des travaux sur la criminalisation d’une jeunesse pauvre, notamment africaine-américaine [1]. Une perspective historique, dans la lignée des African American Studies, pourrait toutefois donner un nouveau souffle à ces recherches. En revenant sur l’ambivalence des politiques de lutte contre l’exclusion sociale d’après-guerre, l’historienne Elizabeth Hinton montre que la politique criminelle des États-Unis, et l’enfermement de masse qui en résulte, trouvent leur origine dans un ensemble de théories culturalistes sur la « criminalité noire ».
L’ouvrage prend pour point de départ l’incarcération massive aux États-Unis et s’inscrit dans un ensemble de travaux qui en restituent les logiques ségrégationnistes et raciales.
L’expansion du système carcéral doit être comprise comme la réponse du gouvernement fédéral aux transformations démographiques qu’a connu le pays au milieu du 20e siècle, aux victoires du mouvement des droits civiques des Africains-Américains, et à la menace persistante des rébellions urbaines. (p. 11)
Mais le choix de l’objet se révèle également plus personnel à la lecture des dernières pages. Son expérience indirecte de l’enfermement – plusieurs de ses proches ont été ou sont incarcérés au moment où elle écrit – semble en effet avoir marqué le cheminement intellectuel de l’auteure :
Ce livre est né des fils barbelés, des portiques et des tours de surveillance qui délimitent le paysage carcéral américain. (p. 433)
Comme beaucoup d’auteur-e-s qui traitent de l’enfermement de masse (Wacquant 2001, 2010 ; Gottschalk 2006 ; Alexander 2010), elle en restitue moins les évolutions que les stratégies politiques et pénales sous-jacentes. E. Hinton entreprend ainsi une histoire récente de la criminalisation d’une pauvreté, africaine-américaine. Cette perspective n’est probablement pas étrangère à son parcours. Ancienne étudiante de l’Université de Columbia où elle a soutenu sa thèse et bénéficié, pour sa dernière année de recherche, de l’une des prestigieuses bourses de la Fondation Ford, elle est aujourd’hui professeure assistante d’histoire au département d’African and African American Studies de Harvard, champ de recherche qui succède depuis les années 1990 aux Blacks Studies.
Au regard de la vaste littérature sur ce thème, son approche interpelle. Le choix de la période (1961-1988), tout d’abord, n’est pas anodin : contrairement à d’autres (Alexander 2010, Hagan 2010), elle n’isole pas l’action punitive de Reagan mais remonte aux politiques de lutte contre l’exclusion sociale des administrations Kennedy et Johnson, terreau, selon elle, des mesures de surveillance actuelles des Africains-Américains. En cela, l’administration Reagan représente moins un moment de rupture qu’un « point culminant » des politiques répressives et discriminantes (p. 4 et p. 10-11).
Cette réflexion tient également au choix d’une approche par le haut (« on the top-level position ») des politiques du crime, échelon décisionnel selon elle sous-estimé (ibid.). Si la centralisation du gouvernement du crime a déjà été documentée (voir Gottschalk 2006 ainsi que la synthèse de J. Hagan 2010, p. 21-27), il s’agit, pour l’historienne, d’en révéler les biais raciaux.
Son enquête s’ouvre sur ce paradoxe : la reconnaissance des droits civiques aux Africains-Américains et la mise en œuvre de politiques sociales se sont accompagnées d’une surveillance resserrée des quartiers pauvres. Certes, l’ambivalence des mesures de Welfare state à l’égard des Africains-Américains, notamment suite à la lutte pour la reconnaissance des droits civiques, a très tôt été mise en évidence (Piven, Cloward 1979). Mais E. Hinton nous emmène plus loin.
Elle décrit un regain d’intérêt en faveur d’une étiologie raciste du crime, prolongeant sur ce point l’étude de K. G. Muhammad. Pour celui-ci, l’identification statistique des criminels aux Noirs américains au début du 20e siècle traduit à cette période un racisme non plus biologique, mais culturel (Muhammad 2010). Les deux premiers chapitres de l’ouvrage d’E. Hinton reviennent ainsi sur la réception des thèses interprétant la délinquance comme le produit de « déficiences comportementales » et « culturelles » des Africains-Américains (p. 30-31). Mais dans un contexte marqué par de fortes protestations urbaines, des chercheurs et des responsables politiques s’accordent pour identifier de nouveaux foyers (les centres villes) et de nouvelles cibles (les jeunes hommes noirs) (p. 19-21). Dès lors, l’historienne se démarque de l’hypothèse d’un système pénal « colorblind », dont les pratiques discriminantes se parent d’un langage racialement neutre (Alexander 2010, p. 54), pour insister davantage sur une rhétorique raciale explicite dans les rapports et les discours officiels de l’époque.
Pour comprendre ce phénomène, E. Hinton remonte à la création d’une commission nationale sur la délinquance juvénile chargée d’élaborer, sous l’administration Kennedy, des programmes de lutte contre la délinquance. Elle comprend, outre des membres des directions du travail et de la santé, de l’éducation et de la protection sociale, des tenants des interprétations pathologiques de la délinquance « noire » (p. 19), dont L. Ohlin et R. Cloward, de l’Université de Columbia, et, plus tard, D. P. Moynihan.
Cette commission a toutefois engendré deux conceptions différentes du contrôle de la délinquance. La première insiste sur la nécessité de multiplier les connexions entre les jeunes des quartiers pauvres et les institutions sociales. Pour Ohlin et Cloward, les comportements délinquants dépendent en effet moins de pathologies individuelles et comportementales que de réponses punitives inadaptées (p. 36). Ils privilégieront un levier d’action, les « community actions », symboles pionniers de l’empowerment [2], qui consiste à promouvoir l’implication directe des habitants dans les actions locales.
Par ailleurs, Moynihan insistera sur la nécessité d’étendre les politiques criminelles fédérales vers les communautés noires. Connu pour le rapport du même nom qu’il présente au gouvernement en 1965, Moynihan a soutenu l’idée d’une déstructuration des familles noires (p. 59), prétendument fondées sur un modèle monoparental ayant échoué à prévenir les comportements déviants. E. Hinton voit dans cette approche de la délinquance un point de bascule qui inscrit « la vie des familles noires dans l’équation du contrôle du crime » (p. 61).
Panneau d’avertissement posé par la police durant les émeutes de Watts, Los Angeles, en août 1965 (p. 70) : « Tournez à gauche ou faites vous tirer dessus ». Source : Getty Images
Ce livre questionne par ailleurs les conditions de possibilité de ce virage punitif. Comment, dans un système fédéral fortement décentralisé, le gouvernement parvient-il à infléchir les interventions urbaines et répressives ? L’auteure pointe en premier lieu une croissance exponentielle des fonds publics dans ces deux domaines. L’équivalent actuel de 400 millions de dollars furent alloués à la « guerre contre le crime » en 1968 (p. 2), tandis que le War on Drugs de Reagan accaparera quelques 900 millions de dollars (p. 317).
Aussi vertigineuse soit-elle, l’augmentation des fonds dédiés n’explique pas totalement la réussite des programmes nationaux sur le territoire. L’auteure revient sur un nouveau mode de financement des autorités locales, centralisé autour de la Law Enforcement Assistance Administration (LEAA), responsable des fonds de lutte contre la délinquance. Dépendante du Department of Justice, cette agence est parvenue à aligner le contenu des actions locales sur les orientations nationales. Une partie des subventions correspondait même à des fonds discrétionnaires aux mains des administrations présidentielles, permettant de soutenir des opérations policières malgré l’opposition du Congrès (p. 265). Dans l’ensemble, la LEAA a jeté les bases d’un gouvernement répressif centralisé (p. 318).
La création de l’unité de police « STRESS » (« Stop the Robberies, Enjoy Safe Streets ») à Detroit en 1971 en témoigne. Ce projet fédéral de patrouilles policières piétonnes a été financé par la LEAA à hauteur de 35 000 dollars. Nixon pris conseil auprès d’un politiste et universitaire, James Q. Wilson, proche de Moynihan, qui voyait dans ces patrouilles un moyen de résoudre les « conflits sociaux », notamment ceux impliquant « les Nègres et d’autres minorités ethniques » (p. 186). Implanté dans des quartiers relégués, majoritairement noirs (p. 191), STRESS fut l’une des expériences de community-policing les plus répressives. Séduit par les stratégies prédictives, son personnel de commandement autorisa des opérations de leurre, contribuant à l’arrestation de plus de 6 000 personnes et au meurtre de 18 civils en deux ans (p. 192).
From the War on Poverty to the War on Drugs restitue en détail l’implantation d’une surveillance omniprésente, et vécue comme telle, dans les quartiers marginalisés. Mais en s’attachant aux présomptions racistes des gouvernants de l’après-guerre à l’égard des Africains-Américains, l’auteure passe peut-être trop vite sur d’autres cibles de l’action répressive, notamment les jeunes Latinos. Bien qu’elle note à plusieurs reprises les effets délétères des politiques répressives sur ces derniers (p. 5, 175, 326), elle n’en restitue pas les ressorts, ce qui laisse l’impression d’une approche restrictive.
Cela tient d’une part à la délimitation des politiques criminelles qui transparaît dans le livre, excluant la question du contrôle de l’immigration pourtant intégrée, en pratique, à l’action pénale (Hagan 2010, p. 31-38). Si les Africains-Américains ont plus de chances de faire de la prison ferme et d’être soumis à un contrôle judiciaire que leurs homologues blancs et latinos (p. 310, 326), beaucoup de Latinos originaires du Mexique ou d’Amérique Latine sont, eux, expulsables, et donc sous la menace de mesures administratives et pénales différentes. Mais l’auteure reste silencieuse sur la construction de ces autres « indésirables ». C’est pourtant l’un des enseignements de Muhammad, qui montre que la compréhension du lien entre criminalité et Noirs américains est indissociable, au début du 20e siècle, d’une réflexion sur la catégorisation des immigrants. Principalement d’origine européenne, ces derniers étaient identifiés, à l’époque, aux classes des travailleurs blancs, dites « assimilables », ce qui les a préservés d’une identité délinquante stigmatisante. En ce sens, il aurait été intéressant de s’interroger sur les nouvelles formes, après-guerre, de catégorisation et de stigmatisation des immigrants, qui peuvent inclure une partie des hispaniques.
D’autre part, l’approche top-down de l’ouvrage renforce l’impression d’une politique répressive unidirectionnelle. C’est le cas lorsque l’auteure mentionne que la mise en œuvre, soutenue par Reagan, de politiques de démantèlement des trafics de drogue et des gangs en Californie « a fait des résidents africains-américains et des Chicanos les cibles d’une série de révisions du code pénal » (p. 322). Elle formule dans ce passage l’hypothèse, forte, d’un tournant juridique et punitif incluant désormais les jeunes Latinos. On peut regretter que la question reste ouverte alors que d’autres observations sur l’ « hyper-criminalisation » des jeunes Noirs et Latinos corroborent cette idée. Dans son enquête, Victor M. Rios note à ce titre l’arrivée, au cours des années 1980, de communautés hispaniques dans des quartiers californiens jusque-là à majorité africaine-américaine (Rios 2006). Cette évolution démographique a-t-elle contribué à la définition de nouvelles cibles pour les gouvernements étatiques et fédéraux, et si oui, de quelle manière ? Au contraire, d’autres mécanismes démographiques et sociaux, tels que la relégation à cette même période des franges les plus pauvres dans des ghettos noirs (Anderson 1990), ont-ils renforcé l’emprise pénale sur les Africains-Américains ? L’angle retenu, privilégiant l’échelon fédéral, n’aborde pas ces questions, et peut par moment apparaître frustrant. E. Hinton ouvre néanmoins une réflexion importante sur les mécanismes d’exclusion et de stigmatisation hérités de l’administration Reagan.
par , le 6 mars 2017
– Alexander Michelle, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010.
– Anderson Elijah, Streetwise : Race, Class, and Change in an Urban Community, Chicago, The University of Chicago Press, 1990.
– Fox Piven Frances, Cloward Richard, Regulating the Poor : The Functions of Public Welfare, New York, Pantheon Books, 1971.
– Goffman Alice, On the Run : Fugitive Life in an American City, Chicago, Chicago University Press, 2014.
– Gottschalk Marie, The Prisons and The Gallows : The Politics of Mass Incarceration In America, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
– Hagan John, Who Are the Criminals ? The Politics of Crime Policy From the Age of Roosevelt to the Age of Reagan, Princeton, Princeton University Press, 2010.
– Kirszbaum Thomas, « Vers un empowerment à la française ? », La vie des idées, publié le 12 novembre 2013.
– Muhammad Khalil Gibran, The Condemnation of Blackness : Race, Crime, and the Making of Modern Urban America, Cambridge, Harvard University Press, 2010.
– Portilla Anna, « On the Run : l’ethnographie en cavale ? De la controverse éthique au débat sociologique », Genèses, no 102, 2016, p. 123-39.
– Rios Victor M. 2006. « The Hyper-Criminalization of Black and Latino Male Youth in the Era of Mass Incarceration », Souls : A Critical Journal of Black Politics, Culture, and Society, vol. 8, n° 2, p. 40-54.
– Sallée Nicolas, « La prison ou la fuite », La Vie des idées, publié le 6 juillet 2015.
– Wacquant Loïc, « Symbiose fatale. Quand ghetto et prison se ressemblent et s’assemblent », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 139, 2001, p. 31-52.
– Wacquant Loïc, « Class, Race and Hyperincarceration in Revanchist America », Deadelus, 2010, p. 74-90.
Manon Veaudor, « Politique pénale et préjugé racial aux États-Unis », La Vie des idées , 6 mars 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Politique-penale-et-prejuge-racial-aux-Etats-Unis
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[1] Pour une synthèse des controverses autour de l’ouvrage d’A. Goffman (2014), et une critique originale de son analyse, voir Sallée 2015 et Portilla 2016.
[2] Ce terme, difficile à traduire en français et importé récemment, renvoie à un processus d’autonomisation et d’implication politique des habitants des quartiers marginalisés (Kirszbaum 2013).