Recherche

Depuis l’élection au poste de Premier ministre de Narendra Modi, l’homme fort du nationalisme hindou, les discriminations contre les minorités se multiplient en Inde, et la liberté d’expression ne semble plus garantie. La démocratie indienne peut-elle résister à la montée en puissance d’une extrême droite autoritaire et xénophobe ?

Si les partis politiques porteurs de l’idéologie nationaliste hindoue, le Bharatiya Jana Sangh (BJS) de 1951 à 1977 puis le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien – BJP) depuis 1980, ont oscillé entre des phases d’extrémisme et de modération [1], depuis l’élection de Narendra Modi comme Premier ministre en 2014, le BJP se situe sans aucun doute à nouveau dans une phase radicale. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment se manifeste cet extrémisme dans le débat politique, et dans l’espace public plus largement ?
Pierre-André Taguieff propose de définir l’extrémisme de droite par son « autoritarisme dans la sphère de l’idéologie (doctrine et programme) et le recours à la violence dans la sphère de l’action. […] Autour de ce noyau dur (qu[e l’extrémisme de droite] partage avec les extrêmes gauches non libertaires), on trouve d’abord l’intransigeance dogmatique et le rêve d’un grand nettoyage révolutionnaire, puis la volonté d’instaurer un “ordre nouveau”. » [2]

Ces éléments se retrouvent, parfois en des termes un peu différents, mais de manière constante si l’on considère le discours et les actions du mouvement nationaliste hindou dans son ensemble, appelé aussi Sangh Parivar. En revanche, l’aile politique du mouvement, le BJP, les soutient et les pousse plus ou moins directement selon la période. À l’issue des deux premières années du gouvernement Modi, il est possible de faire un premier bilan d’étape de la politique nationaliste hindoue. Deux éléments en ressortent. Premièrement, de nombreux signes montrent la progression de l’emprise de l’extrême droite hindoue dans la sphère politique. Deuxièmement, le discours de l’extrême droite connaît une forme de banalisation ou d’acceptation, permise, d’une part, par le soutien du gouvernement et, d’autre part, par la disqualification des critiques les plus gênantes au nom de leur caractère supposément « anti-national ».

Pour comprendre les dynamiques contemporaines et les changements provoqués par l’arrivée au pouvoir du BJP, il est nécessaire de revenir brièvement sur l’ascension politique de Narendra Modi, puis de présenter le fonctionnement de la matrice idéologico-institutionnelle du mouvement nationaliste hindou : le Sangh Parivar. Une fois cette base posée, il sera possible de décoder plus facilement la dimension nationaliste hindoue dans les secteurs clés des politiques publiques, ainsi que de mieux saisir l’ampleur des tentatives d’imposition de l’hégémonie de cette idéologie dans l’espace public.

L’ascension politique de Narendra Modi

D’origine modeste, Narendra Modi entre très jeune dans le mouvement nationaliste hindou. Il participe d’abord aux activités du Rashtriya Swayamsevak Sangh (association des volontaires nationaux – RSS), organisation à l’origine du mouvement, dont il devient un des travailleurs à plein temps. Il rejoint ensuite le BJP, parti politique lié au RSS, dont il gravit rapidement les échelons. Ministre en chef du Gujarat en 2001, il sera réélu trois fois à la tête de cet État de plus de 60 millions d’habitants, parmi les plus industrialisés de l’Inde.

Durant la campagne électorale nationale de 2014, Modi met en avant l’image d’un homme capable de réformer et de moderniser le pays. La plupart des industriels indiens le soutiennent et voient en lui celui qui parviendra à propulser l’Inde aux premiers rangs des grandes puissances mondiales et à la sortir de longues décennies de planification économique et de protectionnisme, politiques jugées rétrogrades. Pourtant, Narendra Modi ne représente pas uniquement l’espoir d’un développement économique rapide. Son image est également liée à l’ultra-nationalisme hindou et aux pogroms antimusulmans de 2002 au Gujarat, qui lui ont valu d’être interdit de voyage au Royaume-Unis jusqu’à fin 2012 et aux États-Unis jusqu’en 2014. La responsabilité de Modi dans ces violences au cours desquelles entre 1000 et 2000 personnes, dans leur immense majorité de confession musulmane, ont été tuées, demeure contestée. Il a, au mieux, échoué à mettre rapidement fin aux émeutes, au pire, incité leur organisation. Suite à des plaintes, la Cour Suprême indienne a demandé des enquêtes à plusieurs reprises, pour conclure, chaque fois, à des preuves insuffisantes pour ouvrir un procès. La dernière enquête date de 2013 ; dès 2014 Modi, désormais Premier ministre, bénéficiait de l’immunité liée à sa fonction.

Narendra Modi

Narendra Modi a construit sa campagne sur la promesse de « bonne gouvernance » et d’un développement économique rapide plutôt que sur une rhétorique nationaliste hindoue agressive. Mais c’est que sa réputation d’homme fort du nationalisme hindou n’était alors plus à faire. Durant la campagne électorale, les deux faces du candidat se sont opposées dans les médias : ses défenseurs louent ses compétences de gestionnaire et son efficacité, tandis que ses détracteurs rappellent sa responsabilité dans les violences intercommunautaires.

Ces élections voient la participation la plus élevée depuis l’indépendance de l’Inde : 66,4 % des électeurs votent. Lorsqu’arrivent les résultats des 551 millions de votants, en mai 2014, la victoire de Modi est sans appel. Le BJP bénéficie d’un poids qu’il n’avait jamais eu auparavant. Il obtient à lui seul une majorité des sièges de la chambre du peuple (282 sur 543 sièges au total). La coalition qu’il mène rassemble 336 sièges, alors que le parti du Congrès, qui a été au pouvoir pendant 55 des 69 années d’indépendance de l’Inde, n’obtient que 44 sièges (contre 206 en 2009).

Le Sangh Parivar

Le Sangh Parivar (terme qui signifie famille des associations) est souvent représenté comme un réseau tentaculaire d’organisations comprenant notamment un parti politique (le BJP), une association d’étudiants (l’ABVP), un syndicat ouvrier, et de nombreuses associations qui adhèrent toutes à l’idéologie nationaliste hindoue, mais dans des versions plus ou moins virulentes et dont les actions vont d’activités de recherches historiques à des agressions physiques, parfois meurtrières. À l’origine de ce mouvement se trouve le RSS, fondé en 1925 par Keshav Baliram Hedgewar, un médecin de haute caste de l’État du Maharashtra. Le RSS, qui se définit comme une association socio-culturelle et non politique, a pour but la promotion et la protection de la nation hindoue grâce à une réforme en profondeur de la société.

Le RSS et toutes les organisations du Sangh Parivar conçoivent la nation indienne comme hindoue, tout en précisant qu’ils comprennent l’hindouisme comme une identité culturelle et non religieuse. Cela implique que les minorités sont acceptées pour autant qu’elles reconnaissent le caractère hindou de la nation et qu’elles assimilent, ou en tout cas se soumettent à la culture majoritaire. Cette position s’accompagne d’un discours guerrier qui se construit à la fois contre les musulmans et les chrétiens ainsi que contre l’occidentalisation des valeurs et du mode de vie. Les Indiens musulmans et chrétiens (respectivement 14,2 et 2,3 % de la population [3]) sont considérés comme un danger intérieur pour la population et la culture hindoues, alors que l’influence de la culture étrangère est perçue comme une forme de néocolonialisme. Ce discours entretient et repose sur le ressentiment qui résulte de la colonisation d’une part, et, d’autre part, sur l’antagonisme qui oppose l’Inde et le Pakistan depuis leur création en 1947.

Le RSS est au cœur de ce combat pour la nation hindoue et, lorsque Modi arrive au pouvoir, une attention particulière se porte sur le rôle que l’organisation « mère » va jouer dans le gouvernement. Le BJP va-t-il mener une politique propre ou va-t-il principalement mettre en œuvre l’agenda du RSS ? L’interdépendance des deux organisations rend leur relation tumultueuse depuis la création du BJP en 1980. La présence des militants du RSS et de ceux des autres organisations du Sangh Parivar en fait des alliés précieux pour la mobilisation électorale, mais leur activisme peut également être une gêne pour le parti politique. Ce dernier a ainsi souvent reproché au RSS de ne pas comprendre les exigences électorales ainsi que celles de la politique de coalition. Quoi qu’il en soit, suite à la victoire du BJP en 2014, le RSS a sans aucun doute gagné en influence politique directe. Plusieurs de ses membres ont été nommés à des postes clés du gouvernement et d’autres ont été délégués auprès du BJP. Ces nominations illustrent bien le contrôle que le RSS exerce sur le parti.

Pourtant, le RSS nie son incontestable influence sur les autres organisations du mouvement qui sont, il est vrai, formellement indépendantes. Le nombre de ces organisations a augmenté durant les quinze dernières années : selon Ram Madhav, ancien porte-parole du RSS, devenu secrétaire général du BJP en 2014, le Sangh Parivar comprend désormais une quarantaine d’organisations. Quelques observateurs estiment pourtant qu’elles seraient plutôt entre 125 et 150, très actives auprès de certains groupes de la population, notamment les Dalits, anciennement appelés intouchables, et les populations dites tribales [4].

De plus, si la frange radicale du mouvement a toujours existé, ses activités ont augmenté durant ces dix dernières années, notamment à travers une série d’attentats à la bombe d’abord attribués aux fondamentalistes islamiques, mais qui se sont révélés être le fait de groupuscules nationalistes hindous. Certains de ces groupes, et notamment le Bajrang Dal, qui aurait joué un rôle dans l’explosion de Nanded en 2006, font partie du Sangh Parivar. D’autres sont soupçonnés d’être en lien avec le RSS ou certains de ses dirigeants. C’est le cas d’Abhinav Bharat, responsable de plusieurs attentats entre 2006 et 2008. D’autres groupes enfin sont indépendants. Ces derniers estiment souvent que le Sangh Parivar reste trop « faible » dans ses actions. C’est le cas du Sanatan Sanstha dont trois membres ont été arrêtés en 2007 pour des attentats à la bombe dans différents lieux et dont deux autres membres sont décédés en manipulant des explosifs à Goa en 2009. De même, deux membres de l’organisation sœur Hindu Jagruti Samiti ont été arrêtés en lien avec les meurtres de Narendra Dabholkar et Govind Pansare en 2013 et 2014, deux hommes qui dénonçaient certaines pratiques de l’hindouisme comme superstitieuses. Un autre « défenseur de la raison », M. M. Kalburgi, a été abattu en 2015, mais l’enquête n’a abouti à aucune condamnation.

L’opacité entretenue autour des liens entre les différentes organisations tout comme le refus du RSS de reconnaître son autorité sur l’ensemble du mouvement protègent les organisations les unes des autres. Lorsque l’une d’entre elles est accusée, les autres peuvent arguer qu’elles ne savaient pas, qu’elles n’ont rien à voir avec ces actions et qu’elles ne portent donc aucune responsabilité. Cela permet également un système de double discours ou une forme de séparation du travail particulièrement favorable au BJP. L’activité du Sangh Parivar polarise les communautés autour de l’appartenance religieuse. Le BJP en tire des bénéfices électoraux, mais il peut formellement se distancer des actions violentes du mouvement et conserver une façade de parti respectueux de l’État de droit et acquis aux valeurs démocratiques. Ce partage du travail fonctionne aussi au sein du BJP. Par exemple, lors de son discours du 15 août 2014 commémorant l’indépendance de l’Inde, Modi demande la cessation des violences communautaires pendant 10 ans alors que quelques semaines plus tard des élus de son parti (Yogi Adityanath et Usha Thakur) attisent ces mêmes violences sans être rappelés à l’ordre par le Premier ministre.

Les différentes organisations du Sangh Parivar ont perçu l’arrivée au pouvoir du BJP comme un blanc-seing du gouvernement pour leurs activités, encore confirmé par l’inaction ou la lenteur de réaction de Modi et des membres de son cabinet lors d’attaques contre les minorités. À la fin de l’année 2014, juste avant Noël, l’église de Saint Sébastien à New Delhi est incendiée. La police conclut rapidement que le feu provient d’un court-circuit. Il faudra la mobilisation des chrétiens de la capitale pour que la police ouvre une enquête. Celle-ci n’aboutira à aucune arrestation, mais des bidons de kérosène indiquant un incendie criminel seront retrouvés autour de l’église. Modi ne fait pas de déclaration suite à cette attaque, occupé peut-être à défendre la proposition de son gouvernement de convertir le jour férié de Noël en journée dite de la bonne gouvernance. Il ne s’exprimera que deux mois plus tard, après que plusieurs autres églises auront été vandalisées, et condamnera en termes vagues et généraux la violence contre les religions.

Les statistiques pour 2015 enregistrent une hausse des violences intercommunautaires de 17 % par rapport à 2014, année durant laquelle il y a eu moins d’incidents qu’en 2013 [5]. Les chiffres élevés de 2013 sont dûs aux violences qui ont éclaté pendant la campagne électorale dans le district de Muzzafarnagar, dans le Nord de l’Inde, opposant hindous, plus précisément des membres de la communauté Jats, et musulmans. Un rapport d’un comité indépendant estime que le BJP et le Samajwadi Party, compétiteurs directs dans ce district, ont attisé à des fins électorales des tensions entre les communautés qui auraient pu être contrôlées [6].

Mise en place de politiques nationalistes hindoues

Le gouvernement de Narendra Modi n’a cependant pas repris les chevaux de bataille traditionnels du BJP que sont : l’entrée en vigueur d’un code civil uniforme, qui mettrait un terme à l’application de droits religieux spécifiques dans certains domaines du droit de la famille, notamment le droit hindou pour les hindous, et la sharia pour les musulmans ; l’abrogation du statut spécial du Cachemire qui limite les compétences du gouvernement central dans cet État ; et la construction à Ayodhya d’un temple dédié au dieu hindou Ram à l’emplacement d’une mosquée détruite par des militants nationalistes hindous en 1992. En 2014, de nombreux analystes considéraient d’ailleurs que le gouvernement Modi poursuivait plusieurs des politiques initiées par la coalition menée par le parti du Congrès, en particulier en ce qui concerne l’économie et les affaires étrangères. Ils estimaient que les changements réels étaient à chercher principalement dans les politiques de l’éducation et de la culture. Dans ces domaines, le gouvernement défend en effet des positions relevant clairement du nationalisme hindou. Les thèmes avancés se trouvent au cœur de l’idéologie du mouvement depuis sa formation : réécriture de l’histoire indienne, notamment en promouvant l’idée d’un âge d’or védique dans lequel un nombre croissant d’inventions trouveraient leur source, de la chirurgie esthétique à l’aviation en passant par la bombe atomique ; politique d’interdiction de l’abattage et de la consommation de viande de bœuf, politique d’homogénéisation et d’hindouisation de la culture et de la société indienne, et nombre de mesures discriminantes pour les minorités.

Le projet de réforme sociale du Sangh Parivar offre une place centrale à l’éducation, qui doit permettre – grâce à la réécriture de l’histoire et la revalorisation de la culture hindoue – non seulement de redonner aux hindous leur fierté, mais aussi de « regagner » les « parties du corps social » perdues, notamment suite aux conversions. Ainsi, le Sangh Parivar compte de nombreuses organisations à but éducatif dans les zones dites tribales. Ces activités ont pour but de « resocialiser » ces populations dans la culture hindoue et s’accompagnent de campagnes de conversions ou ghar wapsi (« retour à la maison ») qui combattent le prosélytisme chrétien dans ces régions.

La présence de missionnaires dans les zones dite tribales date de la colonisation et perdure à travers de nombreuses organisations non gouvernementales notamment évangélistes. Aucun chiffre n’est disponible mais pour la période de 2001 à 2011, le pourcentage de chrétiens dans la population est resté inchangé alors que le taux de fertilité des femmes chrétiennes a baissé. Il semble donc probable que les conversions participent à cette constance [7]. On est toutefois encore loin du danger qu’évoque le Sangh Parivar : que la population hindoue (79,8 % de la population en 2011) devienne minoritaire, suite aux conversions et surtout au taux de natalité plus bas chez les hindous que chez les musulmans. Si les conversions à l’Islam par le biais de ce que les nationalistes hindous appellent le « love jihad » (une pratique par laquelle des hommes musulmans séduiraient des femmes hindoues pour qu’elles se convertissent) sont au mieux anecdotiques, il est vrai que le taux de fertilité des femmes musulmanes, bien que tendanciellement à la baisse, demeure pour l’instant plus élevé que celui des hindoues. Ainsi entre 2001 et 2011, le pourcentage de la population musulmane en Inde a augmenté de 13,4 % à 14,2 %.

Le travail de terrain des organisations du Sangh Parivar est indépendant du succès électoral du BJP et se poursuit que ce dernier soit au pouvoir ou dans l’opposition. Cette constance a d’ailleurs certainement permis la diffusion et la consolidation de l’idéologie nationaliste hindoue dans la société indienne. Toutefois, lorsque le BJP gouverne, il peut pousser l’agenda du Sangh Parivar en redirigeant les politiques de l’éducation et de la culture, notamment à travers la nomination à des postes clés de personnes qui lui sont idéologiquement proches, en finançant certains projets, et en redéfinissant certaines politiques publiques. Contrairement à ce que l’on pouvait attendre au vu des mesures prises lors de ses participations précédentes au gouvernement central et à celui des États, cette fois, le BJP ne s’est pas attelé à modifier les manuels d’histoire ou, en tout cas, pas directement [8]. En revanche, une nouvelle politique de l’éducation (pour remplacer celle de 1986, modifiée en 1992) est en discussion et de nombreuses organisations du mouvement ont été consultées pour son élaboration.

Depuis que Modi occupe la fonction de Premier ministre, des adhérents à l’idéologie nationaliste hindoue ont été nommés à la tête d’institutions d’enseignement et de recherche, à commencer par la Ministre de l’éducation et des ressources humaines, Smriti Irani, ancienne actrice proche de Narendra Modi [9]. Le fait que la sensibilité politique du ou de la nominé(e) joue un rôle dans sa désignation est de bonne guerre, mais qu’il ou elle ne présente pas les qualifications requises rend cette politisation problématique. Le BJP et le RSS se sont notamment immiscés dans les procédures de sélection des conseils de direction des très prestigieuses institutions académiques que sont les Indian Institute of Technology, les Indian Institute of Managment et le Nehru Museum and Memorial Library. Ils ont placé leurs membres aux postes de direction de diverses institutions éducatives et culturelles. Dans le cas du Film and Television Institute of India, la nomination à sa tête d’un acteur à la carrière peu glorieuse, mais affilié au BJP, ainsi que de trois individus liés au Sangh Parivar dans le conseil d’administration de l’école, a fini par déclencher une grève des étudiants qui a duré plus de deux mois. Une controverse a également suivi la nomination en juin 2014 à la tête de l’Indian Council of Historical Research du professeur Y. Sudershan Rao, digne représentant de l’historiographie nationaliste hindoue qui défend l’historicité des textes sacrés dont le contenu ne relèverait pas du mythe ou de la croyance mais serait avéré et devrait fournir la base de la recherche historique.

Ce projet de réécriture de l’histoire indienne s’inscrit dans une thématique plus large de protection et de purification de la nation indienne. En septembre 2015, Mahesh Sharma, Ministre de la culture, s’exprime d’ailleurs à plusieurs reprises dans les médias pour défendre la nécessité de protéger l’Inde contre l’occidentalisation. Sharma estime que l’enseignement de l’anglais ou d’une autre langue étrangère (comme l’allemand) au détriment du Sanskrit ou du Hindi constitue une « pollution culturelle ». Selon le ministre, le gouvernement doit « nettoyer tous les éléments du discours public qui ont été occidentalisés et où la culture et la civilisation indienne doivent être restaurés – que ce soit l’histoire que nous lisons, notre patrimoine culturel, ou nos institutions, qui ont été polluées au fil des années » [10]. Le danger de l’occidentalisation constitue un thème récurrent du Sangh Parivar, qui reflète son angoisse fondamentale de voir la nation hindoue disparaître si sa pureté et sa supériorité ne sont pas restaurées.

Cette protection de la culture « traditionnelle », d’une tradition largement reconstruite par le nationalisme hindou, se transforme fréquemment en agression symbolique, verbale, voire physique. Le Taj Mahal, construit par un empereur Moghol, est présenté comme un monument hindou ; des enseignes occidentales sont attaquées ; des campagnes sont menées contre des ouvrages considérés comme irrévérencieux envers la religion ou envers certains personnages historiques ; des jeunes femmes se font agresser dans des pubs ; et, depuis quelques mois, les actions des gau rakshaks se multiplient.

Ces protecteurs des vaches postent sur internet des vidéos dans lesquelles on les voit battre violemment et humilier des prétendus tueurs de vaches, que leur « forfait » soit de les avoir mises à mort, écorchées pour récupérer leur peau, ou d’avoir consommé leur viande. La vache est un animal sacré pour les hindous et l’interdiction de son abattage est prévue par la constitution indienne, dans une partie (celle des principes directeurs) qui n’a toutefois pas d’effet juridique direct, mais dont les articles devaient guider les actions des futurs gouvernements. La plupart des États ont d’ailleurs légiféré pour interdire l’abattage des vaches, prévoyant une peine pouvant aller jusqu’à 10 ans de prison en cas d’infraction, et plusieurs d’entre eux étendent l’interdiction à la possession et à la consommation de viande de bœuf. Malgré cela, depuis que le BJP est au gouvernement, un nombre croissant de militants estiment qu’il est de leur devoir d’intervenir directement contre ceux qui seraient responsables de la mort d’une vache.

Avant de devenir Premier ministre, Modi a contribué à envenimer cette question en dénonçant le parti du Congrès pour sa supposée promotion de la « révolution rose », un projet d’abattage de vaches à grande échelle dans un but commercial. Une fois à la tête du gouvernement, Modi met plus de deux semaines à commenter, sans réellement le condamner, le lynchage d’un homme musulman en septembre 2015 dans un village proche de la capitale suite à des rumeurs selon lesquelles lui et sa famille auraient tué un veau et consommé sa viande pour la « fête du sacrifice ». Pour que le Premier ministre s’oppose publiquement aux activités des gau rakshaks, il faudra que ces derniers attaquent, en juillet 2016 au Gujarat, un groupe de Dalits qui avaient écorché une vache pour en récupérer la peau, travail traditionnellement impur et effectué par les Intouchables. Toutefois, au vu du manque de réaction officielle jusque-là, il est tentant de voir dans cette condamnation, qui fait suite à une mobilisation d’ampleur historique des Dalits de cet État, un geste politique principalement destiné à conserver les voix de cette communauté avant la tenue en 2017 d’élections régionales dans 7 États, notamment dans le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh.

Activement ou par son silence, le BJP soutient les activités du Sangh Parivar, pour autant que les tensions causées par leur mise en œuvre ne deviennent pas politiquement contre-productives. Ainsi, en 2015 Modi condamne la campagne de conversion menée par une organisation proche du RSS lorsque l’opposition qu’elle soulève bloque le Parlement alors que le Premier ministre veut faire passer des réformes attendues. Ce dernier garde probablement à l’esprit qu’au moment des prochaines élections générales son gouvernement sera jugé, en tout cas en partie, à l’aune de son efficacité. Il s’oppose également aux actions des gau rakshaks lorsqu’elles risquent de lui faire perdre un soutien électoral futur comme celui des Dalits. Toutefois, ce désaveu de certaines activités du Sangh Parivar demeure formel et peu suivi d’effets. La division du travail au sein du Sangh Parivar permet de faire retomber l’attention médiatique, sans que rien ne change vraiment.

Liberté d’expression, discours de haine et sédition

Depuis sa création, le BJP pratique l’art du double discours, virulent pour ses adhérents et plus retenu pour l’extérieur. Toutefois, depuis 2014, il semble que le consensus qui sous-tendait le politiquement dicible – et limitait certaines agressions verbales – ait disparu. Les élus du BJP utilisent, de plus en plus fréquemment et ouvertement, en public et devant les médias, une rhétorique d’incitation à la violence qui n’est la plupart du temps pas condamnée par le gouvernement, quoiqu’elle le soit parfois par les tribunaux. Ainsi, le 28 février 2016, durant une cérémonie à la mémoire d’un membre de la Vishva Hindu Parishad (VHP, organisation du Sangh Parivar) tué la semaine précédente prétendument par de jeunes musulmans, des membres haut placés de la VHP, du Bajrang Dal et du BJP, dont un Ministre, se succèdent à la tribune. Ils enchaînent les appels à la violence contre les musulmans qu’ils accusent d’être des traîtres et qu’ils comparent à des démons. Ces discours menaçants invitent les hindous à prendre les armes pour les prochaines élections et annoncent aux musulmans l’approche de la « bataille finale ». Dans les semaines qui suivent, la police arrête quelques-unes des personnalités présentes pour propos haineux, mais sans s’en prendre aux orateurs les plus établis.

La récurrence de ce type de violence verbale illustre la nouvelle légitimité politique dont bénéficie cette rhétorique d’agression contre les minorités, la banalisation du discours nationaliste hindou radical et la normalisation de l’intolérance qui en résulte. Cela s’accompagne inévitablement du rétrécissement de l’espace de dissidence et de l’expression du désaccord. Ceux qui contestent la position du gouvernement sont jugés « anti-nationaux », comme l’ont été en 2015 certains étudiants dalits de l’université d’Hyderabad, ou sont même accusés de sédition, comme les étudiants de JNU en 2016.

L’histoire tragique de Rohit Vemula illustre ce rétrécissement et les risques que courent les individus qui expriment leur désaccord. En 2015, l’Ambedkar Students Association (ASA), association d’étudiants regroupant principalement des étudiants dalits, organise sur le campus de l’université d’Hyderabad la projection d’un documentaire sur les violences intercommunautaires de Muzzafarnagar en 2013. Suite à la projection, un leader du syndicat d’étudiants lié au RSS (l’Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad – ABVP) accuse cinq doctorants membres de l’ASA, dont Rohit Vemula, de l’avoir attaqué. L’administration de l’université retire aux doctorants leur bourse d’études et les expulse de leur résidence pour leur activité syndicale jugée « anti-nationale ». En janvier 2016, Rohit Vemula se suicide. Il laisse une lettre, largement diffusée dans la presse, qui suscite une vive émotion et de nombreuses manifestations de protestation contre l’administration de l’université et le gouvernement.

Dans un discours, Narendra Modi regrette que l’Inde ait perdu un fils alors que Sushma Swaraj, Ministre des affaires étrangères, met en doute l’appartenance de Rohit Vermula à la communauté dalit. Les accusations de la ministre empirent la situation du gouvernement qui ne veut ni attirer plus d’attention sur les discriminations subies par les Dalits jusque dans les universités, ni s’aliéner les votes de cette communauté. Une nouvelle crise détourne alors opportunément l’attention sur la Jawaharlal Nehru University (JNU), que le RSS accuse depuis longtemps d’être un bastion de gauchistes et de communistes.

En février 2016, la police de Delhi arrête Kanhaiya Kumar, doctorant et président de l’union syndicale étudiante communiste (all Indian Student Federation) de JNU, après que des membres de l’ABVP disent l’avoir entendu proférer des discours anti-nationaux durant une manifestation organisée quelques jours plus tôt sur le campus. Le but de cette manifestation était de protester contre l’ « assassinat judiciaire » d’Afzal Guru, condamné puis pendu 3 ans auparavant pour son rôle dans l’attaque du Parlement indien de décembre 2001. L’arrestation, la condamnation et l’exécution soudaine et secrète d’Afzal Guru, sans que sa famille en soit avertie, demeurent les sujets d’intenses débats et Afzal est devenu un symbole de l’oppression militaire de la population du Cachemire. Pour les slogans anti-nationaux – certains à la gloire du Pakistan, d’autres appelants à la destruction de l’Inde – qu’il aurait proférés en marge de cette commémoration, Kanhaiya Kumar est accusé de sédition. Ce chef d’inculpation est historiquement chargé puisqu’il a été introduit dans le code pénal à l’époque coloniale pour réprimer les participants à la lutte pour l’indépendance. Suite à une importante mobilisation des étudiants et des professeurs de JNU et à de nombreuses manifestations, la Haute Cour de Justice de Delhi accorde la mise en liberté sous caution de Kanhaiya et des deux autres étudiants arrêtés avec lui.

Comme on le voit, les tentatives de limiter la liberté d’expression pour faire taire les critiques suscitent des résistances. Les associations représentant les minorités et de nombreux intellectuels se mobilisent contre le gouvernement et la mise en œuvre de l’agenda du Sangh Parivar. En octobre 2015, 40 écrivains rendent le prix qu’ils avaient reçu de la prestigieuse Sahitya Akademi, l’académie nationale de littérature, pour protester contre le climat d’intolérance auxquels les artistes font face.

La résistance publique s’accompagne pourtant de risques. Ainsi, Arundathi Roy a été accusée d’outrage à la Cour pour avoir publié en mai 2015 un article dénonçant l’incarcération pour activités anti-nationales d’un enseignant d’anglais de l’université de Delhi gravement handicapé. Le licenciement soudain et sans explication du rédacteur en chef de l’hebdomadaire Outlook suggère également une tentative de contrôle des médias par le pouvoir. Ce licenciement fait suite à la publication dans Outlook d’un reportage documentant la disparition de 31 petites filles, enlevées à leur famille en Assam et envoyées dans des institutions du Sangh Parivar au Punjab et au Gujarat [11]. Ce reportage montre comment le patronage politique couvre un certain nombre d’activités illégales menées par les organisations du Sangh Parivar.

Dans sa volonté de dominer l’espace public et de faire taire les critiques, le Sangh Parivar utilise le pouvoir de l’État, mais ses ressources sont bien plus larges. Il bénéficie du soutien d’institutions et d’individus travaillant dans les milieux d’affaires, de l’éducation et des médias, qui jouent le rôle de sentinelles et lancent des attaques pour le parti au pouvoir. Tous ces réseaux sociaux, politiques et culturels – allant de rédacteurs dans la presse aux « trolls » agressifs actifs sur le net – agissent systématiquement pour influencer l’opinion publique.

Ce qui a changé

Après 10 ans de gouvernement mené par le parti du Congrès de 2004 à 2014, l’élection de Narendra Modi traduit la volonté populaire de changement, mais aussi l’attrait pour un gouvernement fort, quitte à privilégier l’efficacité au détriment de la démocratie. En 2014, de nombreux électeurs étaient prêts à courir le risque d’ouvrir le gouvernement à l’aile dure du nationalisme hindou, pour élire Modi le « modernisateur ».

On l’a vu, pour comprendre ce qui a changé en Inde après deux ans au pouvoir du BJP, il est nécessaire de considérer non seulement les activités du gouvernement, mais aussi celles du Sangh Parivar dans son ensemble ainsi que la place qu’occupe l’idéologie nationaliste hindoue dans la société indienne en général. Cette idéologie a sans aucun doute gagné en légitimité avec l’arrivée au pouvoir du BJP, mais il ne faut pas non plus sous-estimer sa prégnance dans la société indienne depuis l’indépendance.

Durant ces deux dernières années, le BJP a fait progresser l’agenda nationaliste hindou à travers certaines politiques publiques. La large majorité dont le parti bénéficie lui a permis de faire peu de cas de ses partenaires de coalition. Mais au delà de ce que le gouvernement a fait depuis son arrivée au pouvoir, il a également beaucoup laissé faire le reste du Parivar dont les activités se sont intensifiées. Loin de ne toucher que les politiques publiques, l’arrivée au pouvoir du BJP a ainsi modifié l’atmosphère politique, la rhétorique et le spectre de ce qui est politiquement acceptable, de ce qui est publiquement dicible et audible. Cela a permis la banalisation et, par-là, la légitimation de l’expression radicale et violente du nationalisme hindou. Cette banalisation de l’ultra-nationalisme en Inde apporte donc une nouvelle nuance dans le panorama contemporain de la montée des extrêmes droites.

par Sylvie Guichard, le 15 novembre 2016

Pour citer cet article :

Sylvie Guichard, « Populismes indiens », La Vie des idées , 15 novembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Populismes-indiens

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Christophe Jaffrelot, «  Refining the Moderation Thesis. Two Religious Parties and Indian Democracy : the Jana Sangh and the BJP Between Hindutva Radicalism and Coalition Politics  », Democratization, vol. 20, n° 5, p. 876-894.

[2Pierre-André Taguieff, «  Les nouveaux sentiers de l’extrémisme  », Huffington Post, 30 mai 2015.

[3Selon les chiffres du recensement de 2011, consulté le 13 octobre 2016.

[4Voir notamment John Dayal, «  “Ghar Wapsi” and the Not-so-Veiled Threat of the Sangh  », Mainstream, vol. 51, n° 26, 15 juin 2013.

[5Bharti Jain, «  India Sees Rise in Communal Violence, UP Leads States  », Times of India, 24 février 2016.

[6Mohan Rao, Ish Mishra, Pragya Singh et Vikas Bajpai, «  Communalism and the Role of the State : an Investigation into the Communal Violence in Muzzafarnagar and its Aftermaths. A Report  », décembre 2013.

[7Voir Surjit S. Bhalla, «  Census, Christians, Conversions  », The Indian Express, 1er septembre 2015.

[8La première tentative de modification des manuels date de 1977, lorsque le BJS participe pour la première fois au gouvernement par son association au parti Janata. Elle se solde par un échec. En 1990, le BJP réussit à introduire des changements dans les États où il est au pouvoir. Puis, entre 1998 et 2004, alors que le gouvernement de coalition est mené par le BJP, un nouveau curriculum et de nouveaux manuels scolaires sont introduits, et vivement critiqués. S’il n’y a pas eu de réécriture des manuels produits par le gouvernement central suite à la victoire de Narendra Modi en 2014, les États gouvernés par le BJP ont effectué plusieurs changements. En 2014, le Gujarat distribue 9 ouvrages supplémentaires d’ «  éducation morale  » dans 42 000 écoles de l’État. 8 de ces 9 ouvrages sont l’œuvre de Dinanath Batra, responsable pour une grande partie de la politique de l’éducation menée par le Sangh Parivar. Ces ouvrages seront également utilisés en Haryana. Par ailleurs, en mai 2016, le Rajasthan publie un nouveau manuel pour les sciences sociales dans lequel aucune mention n’est faite de Nehru.

[9Suite à un remaniement ministériel en juillet 2016, Smriti Irani n’est plus Ministre de l’éducation et des ressources humaines. Elle est maintenant Ministre des textiles.

[10Sumi Sukanya, «  Centre Targets “Cultural Pollution”  », The Telegraph, 8 septembre 2015, ma traduction.

[11Neha Dixit, «  Operation #BetiUthao  », Outlook, 8 août 2016.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet