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Recension Philosophie

Dossier / Les défis de l’écologie

Pour une histoire naturelle de l’homme


par Emmanuel Bezy , le 21 janvier 2008


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Selon J.-M. Schaeffer, l’affirmation selon laquelle l’homme est une exception parmi les vivants parce qu’il pense a conduit à une survalorisation des savoirs spéculatifs au détriment des savoirs empiriques. C’est à critiquer cette vision du monde, véritable obstacle au progrès scientifique, et à redonner toute sa légitimité au naturalisme que son ouvrage est consacré.

Recensé :

Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007, 446 p., 21,50 euros.

Dans son dernier essai, Jean-Marie Schaeffer s’éloigne de ses thèmes habituels de recherche (le langage, la littérature, la fiction, l’esthétique) et propose une réflexion générale sur l’humanité. Il s’agit de dessiner une perspective qui inscrirait cette dernière en continuité avec le vivant. Il présente ce travail comme l’explicitation de l’arrière-plan de ces précédents travaux.

L’ambition est de prendre le contre-pied de ce que l’auteur appelle la « Thèse » selon laquelle l’humanité constituerait une exception parmi les vivants. Contre l’idée qui voudrait que l’humanité ait effectué une rupture avec l’animalité, rupture faisant partie de son essence, Jean-Marie Schaeffer rappelle l’évidence d’une continuité entre les vivants et l’humanité, et il en conclut que la recherche d’une essence du fait humain s’avère vaine. On aura reconnu une perspective « naturaliste » qui refuse tous les dualismes (entre le corps et l’esprit, entre « nature » et « culture »), toutes les formes de ségrégation entre les différentes formes de savoirs (philosophie d’un côté et savoirs empiriques de l’autre).

Modeste, l’auteur ne prétend à aucune originalité : il effectue une synthèse des savoirs disponibles en biologie et en anthropologie.

Dessiner l’idéal type de la « Thèse » antinaturaliste

Jean-Marie Schaeffer expose en premier lieu la « Thèse » de l’exception humaine. Elle constitue une vision du monde qui informe l’opinion commune, mais aussi l’opinion savante, celle de certains philosophes, anthropologues, sociologues. Il s’agit pour l’auteur de dresser l’idéal type de la « Thèse ». Pour cela il analyse le discours philosophique qui en propose un concentré plus lisible. Bien sûr, toutes les philosophies ne s’accordent pas avec la « Thèse », mais parmi les philosophies les plus représentatives de cette « Thèse » on compte tout de même : le cartésianisme, la philosophie critique, l’idéalisme allemand, la phénoménologie ou les philosophies de l’existence. Toutes ont en commun d’affirmer : une rupture ontique entre l’être humain et les autres êtres ; un dualisme entre le corps et l’esprit, la nature et la culture ; un gnoséocentrisme ; un idéal cognitif antinaturaliste. L’auteur montre comment ces quatre principes font système. Il trouve dans la philosophie cartésienne la matrice de la « Thèse » qui se perpétue jusqu’à la phénoménologie de Husserl et qui a des répercussions jusque dans les sciences sociales. Selon la version philosophique de la « Thèse », le sujet humain constitue une dimension ontologique émergente. Selon la version en cours dans certaines des sciences sociales, c’est le social ou le culturel qui constitue une transcendance par rapport à la nature et qui fonde l’exceptionnalité humaine. Il explique comment la « Thèse », dans sa version philosophique, privilégie l’approche introspective pour décrire l’être humain, qui se manifeste alors comme un sujet auto-fondé, caractérisé par l’acte de penser, la conscience. Les animaux ne pensent pas, ne possèdent pas de conscience ; ils ne se livrent à aucune méditation de philosophie première, à aucune réflexion critique, à aucune epokhê. La « Thèse » fait fond sur cette approche « en première personne » pour définir l’humain. En outre, cela permet à ses défenseurs de développer une stratégie ségrégationniste à l’égard des sciences empiriques. Celles-ci sont sans doute riches d’enseignements, mais, résultant d’une approche « en troisième personne », elles ne peuvent que manquer la spécificité humaine qui réside dans l’acte de penser. Il y aurait une différence de nature entre les vérités philosophiques et les vérités scientifiques, ce qui permettrait de les placer sur des plans différents, de les hiérarchiser. Cette ségrégation schizophrénique des savoirs s’avère essentielle pour permettre d’immuniser la « Thèse » contre toute objection naturaliste. Faute d’une telle ségrégation, le thuriféraire de la « Thèse » se verrait obligé de nier l’ensemble des savoirs empiriques à propos de l’être humain : conséquence radicale à laquelle nul ne souhaite être conduit, tant elle apparaît intenable.

Abandonner le cogito pour inscrire la lignée humaine dans une histoire naturelle

L’auteur examine la thèse du cogito cartésien parce qu’il lui semble que c’est grâce à elle qu’est instaurée la ségrégation entre savoirs internes et savoirs externes qui permet d’immuniser la « Thèse » contre toute objection scientifique, empirique (Ch. 2). Plus exactement, l’argument cartésien effectuerait le transfert de cette ségrégation de la théologie vers la philosophie. Critiquer le cogito permettrait de faire sauter le verrou ségrégationniste qui immunise la « Thèse » (p.67). Toutefois, Jean-Marie Schaeffer ne prétend pas avoir raison de la philosophie cartésienne dans son ensemble ; seul l’intéresse le cogito et ses prétendues suites. Ainsi, Jean-Marie Schaeffer distingue-t-il un « cogito restreint » d’un « cogito élargi » (p. 78). Le premier constitue très certainement un argument fort, voire imparable : une vérité performative et autoréferentielle que rien ne peut contredire [1]. Le second, déduit du premier, constituerait le principe absolument premier d’une science de l’entendement pur, une définition de l’individu comme être pensant, et impliquerait les dualismes entre pensée et étendue, esprit et corps. Jean-Marie Schaeffer s’emploie à montrer que le passage par voie déductive du premier au second cogito constitue un échec. L’auteur considère avoir montré que le cogito ne pouvait fonder la « Thèse » et cette critique apparaît utile pour motiver le renoncement à certaines de ses conséquences nocives. Par exemple, on abandonnera la recherche d’une essence de l’humanité et on préférera une approche empiriste méfiante à l’égard de toute substantialisation ontologique. L’humanité n’a pas d’essence parce qu’elle est une espèce qui a une histoire. On envisagera l’humanité comme n’importe quelle autre espèce vivante, c’est-à-dire comme une population mendéléenne (Ch. 3), comme une lignée biologique. « L’ ‘Homme’ n’est pas une ‘nature’ ou une ‘essence’. Il est la cristallisation généalogique provisoire et instable d’une forme de vie en évolution (…) » (p. 136). Dans ce troisième chapitre, Jean-Marie Schaeffer emprunte à toute la littérature biologique contemporaine (Richard Dawkins, Ernest Mayr, Stephen Jay Gould, mais aussi Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, et bien d’autres) pour affirmer la continuité du vivant et légitimer l’abandon de toute « stratégie de barrière » (Stephen Jay Gould) qui permettrait d’opposer l’humain aux autres espèces vivantes, ce qui signifie la fin de la « Thèse » et de ses conséquences essentialiste et finaliste [2].

La société et la culture, expressions naturelles de l’espèce humaine

A partir de ce point de vue, il s’agit de proposer une présentation générale des faits social et culturel qui serait libérée du poids de la « Thèse » (Ch. 4 et 5). Ces derniers ne transcendent pas le fait biologique dans lequel ils s’inscrivent. C’est là que se manifeste le caractère non réductionniste de la perspective naturaliste défendue par Jean-Marie Schaeffer. En effet, considérer l’humain comme un animal n’implique aucunement que le social et le culturel soient de simples épiphénomènes dépourvus de causalité intrinsèque, dont on devrait chercher le fondement dans la biologie de l’humain. Pour Jean-Marie Schaeffer, l’absence de tout réductionnisme correspond au refus de toute stratégie fondationnaliste : le social et le culturel sont des aspects ou des expressions du biologique ; ce dernier ne les fonde pas.

L’auteur s’emploie à sortir le naturalisme des malentendus idéologiques et épistémiques dans lequel il se trouve pris. Cette défense s’impose d’autant plus que selon lui l’antinaturalisme est devenu dominant y compris dans le champ de l’anthropologie. Il en tient pour preuve que l’opposition entre nature et culture, qui est une des implications de la « Thèse », semble opérer sans être assez questionnée. Or cette dichotomie joue selon lui comme « un véritable obstacle cognitif pour le développement des sciences sociales et humaines » (p. 218). Jean-Marie Schaeffer cite plusieurs fois les travaux de l’anthropologue Philippe Descola [3] qui ont établi le caractère relatif de ce couple de notions, absent dans de nombreuses cultures. L’opposition nature/culture est loin d’être universelle et elle ne conditionne pas toute représentation de l’humain dans la réalité.

Jean-Marie Schaeffer considère que le biologique est la condition du social, le social celle de la culture. Il existe de nombreuses sociétés animales et parmi celles-ci les sociétés humaines ; ce constat, dans la perspective naturaliste, a deux conséquences. La première c’est de rendre vaine toute réflexion à propos de l’origine du fait social humain. S’interroger sur l’origine des sociétés humaines en oubliant que la société a été inventée de nombreuses fois lors de l’évolution des espèces est non pertinent. Ainsi, Jean-Marie Schaeffer congédie les hypothèses déterministes, décisionnistes (théorie du contrat social), ou celle de la théorie des jeux. La seconde conséquence est d’ouvrir la voie d’une sociologie comparée. L’étude des sociétés animales s’avère utile à la compréhension du fait social humain. Cette sociologie comparée, non dualiste, mais pluraliste, sera dite analogique, en l’absence « d’ancêtre commun », les ressemblances résultant alors de convergences adaptatives, ou homologique, lorsqu’on peut établir l’existence d’un tel ancêtre. Le naturalisme non réductionniste prendrait ici la forme d’une sociologie comparée qui étendrait aux humains les méthodes de l’expérimentation généralement réservées aux animaux et à ces derniers les méthodes d’investigation utilisées pour étudier les comportements humains. Ce décloisonnement des méthodologies apparaît comme la marque d’une approche moniste.

Jean-Marie Schaeffer reprend et discute la définition de la culture donnée par Alfred Kroeber et Talcott Parsons (p. 272 et suivantes). Là encore il ne s’agit pas d’opposer les humains, animaux culturels, aux autres animaux dépourvus de culture, puisqu’il est établi qu’il existe des cultures animales (des comportements culturels ont été listés chez les chimpanzés, mais aussi chez les cétacés, et chez certains oiseaux). La comparaison doit se faire entre cultures humaines et cultures animales et alors on fera apparaître les véritables spécificités : le caractère holistique ou structurel de la culture humaine ; l’importance des institutions symboliques et normatives ; le processus cumulatif qui semble absent chez les animaux non-humains. Finalement l’auteur s’interroge à propos de l’origine de la culture. Cette interrogation reprend l’idée selon laquelle la culture constituerait une « propriété adaptative » et serait le résultat d’un « processus sélectif ». Jean-Marie Schaeffer montre que cette question s’avère complexe parce qu’elle en comprend en réalité plusieurs (le rôle de la sélection dans la genèse de la culture ; la culture comme gain adaptatif ; un éventuel rôle de la sélection dans l’évolution culturelle) et qu’elle est en partie biaisée par l’image de l’évolution humaine comme success story. Il discute ces questions, qui restent hautement spéculatives, et il avance l’idée qu’il existe des interactions entre l’évolution génétique et la culture.

La « Thèse » comme vision du monde

Dans son chapitre conclusif, Jean-Marie Schaeffer qualifie la « Thèse » de vision du monde et, en ce sens, il en propose une réévaluation. Comme toute vision du monde, elle se distingue des savoirs empiriques, car elle a une fonctionnalité qui n’est pas d’abord gnoséologique. La « Thèse », comme n’importe quelle vision du monde, nous permet de nous accommoder de la réalité (p. 364). Aussi Jean-Marie Schaeffer ne prétend pas avoir réfuté la « Thèse ». Il montre qu’elle est coûteuse d’un point de vue épistémique, qu’elle bloque le travail scientifique : il s’agit d’une réfutation d’un point de vue gnoséologique seulement. Comme vision du monde, la « Thèse » semble insensible à une critique de cette nature et elle perdurera à la publication et à la lecture de cet essai.

La fin de l’exception humaine, comment l’entendre ? Sans doute pourrait-il s’agir d’un performatif implicite : « il faut en finir avec cette « Thèse » de l’exception humaine car elle a un coût cognitif prohibitif ». La fin de l’exception humaine voudrait sonner le glas d’une perspective égarante au point de vue théorique. Mais si la « Thèse » est aussi une vision du monde, insensible à une critique gnoséologique, alors le titre devient une suggestion : l’exception humaine a une finalité autre que gnoséologique, une finalité pragmatique (s’accommoder de la vie). La disparition de l’exception humaine comme « Thèse » ne prétend pas produire la disparition de l’exception humaine comme vision du monde, justificatrice de la réalité, pourvoyeuse de sens, viatique.

Ni trop tard, ni trop tôt

Contrairement à ce qui a pu être écrit, ce livre ne vient ni trop tard, ni trop tôt.

Bien sûr, d’autres philosophies naturalistes ont précédé cet essai et Jean-Marie Schaeffer ne l’ignore pas, mais il considère que l’antinaturalisme et le naturalisme réductionniste, qui n’est, somme toute, qu’un de ses avatars, dominent le champ de la philosophie. C’est donc contre ces types de pensée qu’il convient de lutter. On pourrait tout au plus lui reprocher de ne pas citer assez certaines philosophies classiques (comme celle de Spinoza par exemple), mais c’est sans doute parce que Jean-Marie Schaeffer souhaite tracer une perspective naturaliste allégée de considérations ontologiques, qu’il pense peu décisives, voire inutiles. Dessiner à nouveaux frais cette perspective naturaliste en prenant en compte les avancées de la biologie (théorie de l’évolution, éthologie…) ne paraît ni dépassé, ni vain.

On ne doit pas davantage considérer que le livre viendrait trop tôt parce qu’il serait un plaidoyer naturaliste en faveur d’une vision entièrement scientifique du monde non encore advenue. Seul l’avènement d’un âge scientifique autoriserait l’écriture d’un tel ouvrage. Penser que la science, un jour achevée, offrira une représentation vraie et complète du monde, ne semble pas tenir compte de la réalité du travail scientifique ; c’est substituer la science comme vision du monde (usage idéologique de la science) à la science réelle en acte. Or Jean-Marie Schaeffer se défend de vouloir promouvoir une telle vision du monde (celle de la science) contre une autre (celle de la « Thèse »). D’abord, on sait qu’un essai savant de philosophie influe marginalement sur la vie des visions du monde qui ont actuellement cours. Ensuite, le projet reste celui d’une critique théorique d’une vision du monde que l’auteur juge cognitivement nocive, coûteuse, contre-productive. Certes, comme Daniel Dennett ou John Searle, Jean-Marie Schaeffer considère que de nombreuses questions posées dans le champ philosophique relèvent en réalité de la compétence des sciences et qu’un jour certaines spéculations philosophiques apparaîtront vaines parce que les questions auxquelles elles essayaient de répondre seront tranchées par les sciences.

Toutefois, Jean-Marie Schaeffer se contente de dire ici qu’on ne peut durablement maintenir dans le champ théorique ou cognitif une « Thèse » qui ne tient aucun compte des avancées scientifiques.

par Emmanuel Bezy, le 21 janvier 2008

Aller plus loin

 À qui appartient la nature ?, par Philippe Descola, La vie des idées, 21 janvier 2008

 Page de présentation de Jean-Marie Schaeffer :

http://cral.ehess.fr/document.php?id=203

 Le site de l’exposition « Bêtes et hommes », La Villette, 2007 :

http://www.betesethommes.fr/

 Sur le site Vox-Poetica un entretien avec Jean Marie Schaeffer et deux articles à propos de la fiction et du romanesque :

http://www.vox-poetica.org/entretiens/schaeffer.htm

http://www.vox-poetica.org/t/fiction.htm

http://www.vox-poetica.org/t/leromanesque.htm

Pour citer cet article :

Emmanuel Bezy, « Pour une histoire naturelle de l’homme », La Vie des idées , 21 janvier 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Pour-une-histoire-naturelle-de-l-homme

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Notes

[1Jean-Marie Schaeffer reprend une ici une discussion qui a suscité une très importante littérature. On renverra le lecteur à l’article de Jean-Claude Pariente «  La première personne et sa fonction dans le cogito  », dans Le langage à l’œuvre, Paris, PUF, 2002.

[2Jean-Marie Schaeffer rapporte ce qui constitue l’état actuel des savoirs en biologie  ; il le fait en non-spécialiste très documenté. Voir la synthèse introductive de Patrice David et Sarah Samadi, La théorie de l’évolution, Paris, Flammarion, 2000.

[3Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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