Recensé : Philippe Descola, La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, 288 p., 23 €.
Dans ce livre d’entretiens, l’anthropologue Philippe Descola revient sur son parcours et explique sa démarche à la lumière de nombreux éléments biographiques et scientifiques. Cet ouvrage a donc une place singulière dans l’œuvre de l’anthropologue : celui-ci n’y propose pas un nouveau contenu théorique, mais fournit plutôt des clés de lecture pour ses précédents travaux.
Le livre s’organise en quatre parties, qui suivent les grandes étapes de la vie de Philippe Descola. La discussion s’ouvre ainsi sur l’enfance et la formation scolaire et universitaire de l’anthropologue, se poursuit autour de son expérience du terrain et de la production conceptuelle qui en a résulté, et se clôt sur les problématiques politiques contemporaines dans lesquelles le chercheur s’investit aujourd’hui. Le lecteur suit ainsi, au rythme des questions de Pierre Charbonnier, le parcours intellectuel d’un des plus grands anthropologues français, et découvre que la pensée et les concepts ont une histoire, qu’ils font l’objet d’une construction progressive.
La dimension biographique
Les grands événements de la vie de celui qui est aujourd’hui Professeur au Collège de France sont relus comme autant d’étapes de sa construction intellectuelle. Dans le premier chapitre de l’ouvrage, l’enfance, l’adolescence, la formation universitaire et les étapes de la vie professionnelle de l’anthropologue sont successivement évoquées. Ces pages au ton très autobiographique fournissent un panorama assez riche de la pensée française dans les années 1960-1970. Le lecteur est ainsi amené à redécouvrir le bouillonnement intellectuel de ces décennies à travers le regard d’un jeune étudiant qui partage ses enthousiasmes, ses engagements, et ses déceptions. On redécouvre ainsi sous un nouveau jour les grandes oppositions qui structuraient alors le champ de l’anthropologie. Certaines polémiques semblent particulièrement fécondes pour comprendre le projet de Philippe Descola. C’est le cas notamment de la divergence méthodologique entre Claude Lévi-Strauss et André Leroi-Gourhan : l’intérêt du second pour l’archéologie le poussa vers l’étude des dimensions économiques et matérielles des sociétés, là où le premier était plus tourné vers la sociologie et donc l’étude de l’organisation sociale et symbolique (p. 31-32). C’est cette sorte d’opposition méthodologique propre à son époque – et qui se traduisait notamment dans l’existence de deux formations concurrentes en France, la Formation à la Recherche en Anthropologie Sociale et Ethnologie de Lévi-Strauss à l’École Pratique des Hautes Études et le Centre de Formation à la Recherche Ethnologique de Leroi-Gourhan à la Sorbonne – que l’œuvre de Philippe Descola semble chercher à résoudre, en liant précisément la question écologique, économique et matérielle à la question de l’organisation sociale et des productions symboliques. Les controverses dans le champ des ethnosciences font aussi l’objet d’une description : Philippe Descola restitue ainsi les tensions entre les relativistes – dont le chef de file était Harold Conklin –, qui « étaient sensibles aux variations entre les systèmes de pensée et les langues » (p. 65) et les universalistes, qui, à la suite de Brent Berlin, « affirmaient que l’on retrouve dans toute forme de classification traditionnelle ou scientifique un schème invariant. » (p. 65) De nouveau, la mise en évidence de cette opposition méthodologique éclaire la position synthétique de Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, qui tente de rendre compte de la diversité des systèmes classificatoires sans pour autant nier l’existence de mécanismes cognitifs transculturels.
Le deuxième chapitre est consacré à l’enquête de terrain menée par l’anthropologue avec sa femme Anne-Christine Taylor en Amazonie de 1976 à 1979. Philippe Descola revient successivement sur les raisons qui l’ont conduit à choisir ce terrain, sur son arrivée en Amazonie et son parcours, sur les conclusions qu’il a tirées de cette enquête d’un point de vue technique, économique, mais aussi symbolique, et sur son retour d’Amazonie. La vie parmi les Achuar est évoquée assez rapidement, et fournit plutôt un ancrage à un questionnement plus général sur les enjeux propres à l’enquête de terrain. Cela donne lieu à une réflexion critique sur le rapport entre l’expérience du terrain et la production d’un savoir. Ainsi, Philippe Descola rappelle que l’Amazonie était, à cette époque, traditionnellement étudiée comme l’illustration même d’un « déterminisme environnemental implacable » (p. 140). Mais la réalité de l’occupation du milieu amazonien par les Achuar – ceux-ci ont une seule technique, l’horticulture sur brûlis, pour exploiter deux biotopes différents, les vallées alluviales et la zone « interfluviale » – forçait à remettre en question l’idée fondamentale du matérialisme culturel, qui voit les formes sociales comme des « réponse[s] automatique[s] à des contraintes environnementales » (p. 144). C’est à partir de ce refus d’un déterminisme environnemental que l’anthropologue a été amené à se tourner vers l’étude des rapports aux plantes et aux animaux, et à émettre l’hypothèse qui structure toute La Nature domestique : « Loin de résulter d’un quelconque déterminisme technique ou écologique, une éventuelle transformation par les Achuar de leurs conditions matérielles d’existence impliquerait une mutation de la manière dont ils appréhendent les plantes et les animaux, elle-même engendrée par l’émergence de nouvelles formes de lien social » (p. 153-154). Ces éléments permettent ainsi de mieux cerner la manière dont le terrain amazonien a donné une partie de ses problématiques à Philippe Descola, et comment il a infléchi sa réflexion autour de la dichotomie nature/culture.
Reste que ces pages n’échappent pas toujours à l’ « illusion biographique » ou « rétrospective » qui tend à présenter les différents moments de la vie de Philippe Descola comme autant d’ « indices » de sa vocation anthropologique ou de sa théorie à venir. Alors même que le livre présente la singularité de ne pas se penser comme une simple biographie, mais plutôt comme une réflexion critique sur la genèse et l’élaboration d’une pensée, on regrettera peut-être certaines tournures insistant sur les « dispositions » ou les « déterminations » (p. 18) devant rendre compte de la « vocation » de celui qui deviendra professeur au Collège de France.
Genèse d’un système conceptuel
Le troisième chapitre de l’ouvrage en est aussi la partie essentielle. Pierre Charbonnier et Philippe Descola y reviennent ensemble sur la genèse des concepts phares de l’anthropologue, et mettent ainsi en lumière que la production conceptuelle a bien une histoire. L’auteur de Par-delà nature et culture (2005) dévoile ici le processus qui l’a conduit à élaborer une typologie de quatre « ontologies », partant des conclusions qui ont émergé de son terrain pour en arriver à la constitution de sa terminologie propre. Dans son séminaire des années 1980 et 1990 à l’École des hautes études, l’anthropologue a progressivement élaboré un système conceptuel visant à caractériser les formes de relation des humains avec les non-humains. Le premier élément de ce système fut le concept d’animisme. Celui-ci avait pour fonction pour rendre compte des pratiques que Philippe Descola avait observées chez les Achuar, où les animaux et les plantes sont appréhendés et traités comme des partenaires sociaux. Au moment de son élaboration dans le cadre du séminaire, l’ « animisme » désignait donc le fait de mobiliser des catégories sociales pour rendre compte des rapports que les humains entretiennent avec les êtres naturels. Ce concept émergea comme le symétrique de la notion de « totémisme » formée par Lévi-Strauss, cette notion désignant un type de catégorisation qui utilise les catégories naturelles pour rendre compte des rapports sociaux.
Dans les années 1990, le système conceptuel de Philippe Descola ne reposait donc pas, comme dans Par-delà nature et culture, sur quatre ontologies, mais sur une dichotomie entre animisme et totémisme. Deux éléments ont amené l’anthropologue à réformer ces notions. D’une part, ainsi définies, les notions d’animisme et de totémisme reposaient sur une distinction tranchée entre la « nature » et la « culture ». Or une telle opposition entrait en contradiction avec les données empiriques récoltées sur le terrain : en effet, si les Achuar désignent les animaux chassés comme des parents par alliance, c’est qu’ils ne distinguent pas les êtres naturels (les animaux) des rapports sociaux (comme la parenté). D’autre part, ce sont les discussions et débats avec ses collègues Tim Ingold et Eduardo Viveiros de Castro qui ont amené Philippe Descola à ajouter à sa terminologie deux nouveaux termes – le naturalisme et l’analogisme. Le travail de Tim Ingold lui a permis de comprendre que le « totémisme » tel qu’il était défini par Lévi-Strauss ne rendait pas réellement compte de l’ethnographie sur laquelle il était censé se fonder.
Une telle critique a incité Philippe Descola à repenser, non seulement sa définition du totémisme, mais aussi son rapport de symétrie avec l’animisme. Parallèlement, Eduardo Viveiros de Castro soulignait « le fait que la nature des Occidentaux s’opposait à l’animisme amazonien selon une symétrie assez systématique » (p. 206), et qu’il fallait donc accorder une place plus centrale à un « naturalisme ». Ces remarques ont poussé l’auteur de Par-delà nature et culture à refonder son système autour de quatre concepts de base – animisme, naturalisme, totémisme, analogisme. Cette quadripartition reposait en outre sur un dualisme physicalité/intériorité qui présentait l’intérêt d’être un « contraste plus systématique » (p. 207) que l’opposition nature/culture.
Un tel changement de paradigme reposait sur l’idée que tous les humains, indépendamment de leur culture, émettent des inférences sur les propriétés physiques et les états intérieurs des êtres qui les entourent. S’appuyant ainsi sur des travaux de psychologie du développement, Philippe Descola s’attacha à mettre en valeur que « quelles que soient les formes que peuvent prendre des ontologies locales, celles-ci se construisent toujours en déclinant une gamme de contrastes entre ces deux dimensions de la physicalité et de l’intériorité qui seraient universellement perçues dans des objets du monde. » (p. 220-221)
Par ailleurs, Philippe Descola présente ici la notion d’« ontologie » comme un dérivé d’un concept plus important : celui de « mode d’identification » (p. 236). Par là, il désigne les manières de composer des mondes par des identifications ou des différenciations que les hommes établissent entre eux et les autres êtres – et dont l’opposition nature/culture représente une des variantes possibles. Cela lui permet donc d’éclairer le sens qu’il donnait à la notion d’ « ontologie » : « c’est simplement le résultat institué d’un mode d’identification » (p. 237), c’est-à-dire une manière systématisée de produire un monde en y établissant des rapports de continuité et de discontinuité entre les êtres. Philippe Descola prend ainsi ses distances avec une terminologie métaphysique fortement mobilisée par le « tournant ontologique » de l’anthropologie, pour réinscrire sa démarche dans l’héritage de Marcel Mauss, André-Georges Haudricourt et Claude Lévi-Strauss.
Enjeux contemporains pour l’anthropologie
La manière dont l’anthropologie permet de penser à nouveaux frais le monde contemporain fait aussi l’objet d’une analyse. Soulignant que la « modernité » ne désigne pas une seule et même chose dans toutes les analyses anthropologiques contemporaines, Philippe Descola est amené à caractériser sa définition du naturalisme et de la modernité par contraste avec les théories de Bruno Latour. Si, pour ce dernier, le naturalisme « n’a jamais existé » (p. 298) car il est une construction théorique qui ne rend pas justice à nos pratiques effectives, pour Philippe Descola, en revanche, il faut prendre au sérieux la rupture qu’a été, du point de vue des schèmes de la pratique, l’émergence de « l’idée d’une unification des phénomènes sous le concept de nature » (p. 298). Cette problématique de la modernité ouvre aussi sur des perspectives plus politiques, et ce, de deux manières différentes.
D’une part, à travers la question de l’écologie (p. 322-327) et des mouvements environnementalistes extérieurs au monde occidental (p. 331-335), Philippe Descola met en valeur la manière dont l’anthropologie – comme science de la diversité des pratiques et des mondes – peut fournir un certain nombre de modèles, d’exemples et d’hypothèses pour appréhender les problèmes politiques et sociaux contemporains. Par exemple, les représentations qui organisent l’action politique sont largement basées sur une opposition nature/culture qui suppose que les sociétés sont des réalités installées dans un environnement d’une autre nature qu’elles, et qu’elles sont amenées à transformer. Or Philippe Descola met en valeur que, pour mener une politique appropriée, il est nécessaire de bien comprendre, avant tout, ce que sont des relations écologiques : l’homme n’occupe pas un milieu qui lui est hétérogène et qu’il transforme ; les environnements sont bien plutôt des lieux d’échange, des milieux où s’élaborent des relations entre humains et non-humains. Le changement de paradigme introduit par l’auteur de Par-delà nature et culture pour penser les rapports de l’homme à son milieu doit ainsi, selon lui, « déplacer les objets habituellement définis comme ‘politiques’ » et « mettre nos catégories juridiques, politiques, économiques et administratives à l’épreuve de cette transformation » (p. 323).
D’autre part, à travers la question de la muséification (p. 355-366) et de la restitution de certaines œuvres d’origine indigène (p. 366-372), Philippe Descola rappelle quels enjeux politiques et éthiques sillonnent la pratique même de l’anthropologie. Il raconte ainsi la manière dont la question de la restitution des têtes maories tatouées – le musée Te Papa de Nouvelle-Zélande avait, en 2006, demandé une restitution de ces têtes à l’ensemble des pays qui en possédaient – a forcé les anthropologues à s’interroger sur la nature de ces objets singuliers.
L’ouvrage souligne ainsi que la production d’une œuvre et d’un système conceptuel se fait toujours dans un certain contexte historique et scientifique, qu’elle est le fruit d’interactions avec des ouvrages, des maîtres, ou des collègues. En ce sens, on peut dire que La Composition des mondes propose une démarche bien plus singulière qu’une série d’entretiens biographiques : dans ce livre, Philippe Descola se donne pour projet d’analyser son œuvre comme n’importe quel objet ethnologique, en s’intéressant à l’ensemble des déterminations, des interactions et des circonstances qui la rendent possible.