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Recension Politique

Pourquoi tant de violence ?

À propos de : X. Crettiez & L. Muchielli (dir.), Les violences politiques en Europe, La Découverte.


par Sophie Baby , le 22 novembre 2010


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Comment expliquer la pérennité des formes violentes de l’action politique dans nos sociétés occidentales ? Un ouvrage collectif synthétise les apports des recherches récentes sur les violences extrémistes, nationalistes, émeutières et étatiques. Comparatiste et transdisciplinaire, le livre privilégie cependant les points de vue des sociologues et des politistes.

Recensé : Les violences politiques en Europe. Un état des lieux, sous la direction de Xavier CRETTIEZ et Laurent MUCHIELLI, Paris, La Découverte, 2010

L’ouvrage dirigé par Xavier Crettiez et Laurent Muchielli se situe au cœur d’une actualité violente fortement médiatisée dans son versant terroriste islamiste depuis les attentats du 11 septembre, ainsi que dans son versant émeutier à la suite des événements de l’automne 2005 en France. Il répond donc à une forte demande sociale et institutionnelle de compréhension analytique et critique d’une telle actualité, dont témoigne la publication de l’ouvrage aux éditions La Découverte. Les violences politiques en Europe. Un état des lieux était en ce sens un ouvrage nécessaire.

L’ambition de l’ouvrage, issu d’un colloque international tenu à Nice en juin 2008 dans le cadre d’un programme européen de recherches sur le crime et la délinquance (Crimprev), est double. Il s’agit d’un côté de proposer un tour d’horizon des recherches sur les violences politiques et un bilan des publications les plus récentes, de l’autre de proposer une analyse thématique des types de violence considérés. La structure typologique de l’ouvrage reflète ce choix : quatre types de violence sont abordés successivement, les violences extrémistes, nationalistes, émeutières et étatiques, à partir d’exemples nationaux contemporains empruntés essentiellement à l’Europe occidentale (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne), une large place étant faite à chaque fois à la revue de la littérature existante sur la question.

Violences extrémistes, nationalistes, émeutières et étatiques

Parmi les cas étudiés, on retiendra l’analyse originale et pionnière d’Isabelle Sommier sur la menace de l’ultra-gauche en France, qui a suscité une intense émotion populaire en 2008-2009 autour des arrestations du « groupe de Tarnac » tout en ne donnant paradoxalement pas lieu à une étude scientifique « susceptible de nuancer les propos alarmistes des entrepreneurs de morale » (p. 52).

Les violences nationalistes sont quant à elles l’objet de trois articles stimulants sur les conflits nord-irlandais, basque et corse. Élise Féron insiste sur l’écart perceptible entre un processus de négociation et de règlement du conflit qui semble efficient au niveau institutionnel et une réalité sociale dans laquelle le fossé entre nationalistes et unionistes ne cesse de se creuser. Les zones d’interface communautaire et religieuse, lieux de focalisation des violences, témoignent en particulier d’une ségrégation spatiale, sociale et identitaire grandissante qui fait l’objet d’études de plus en plus nombreuses : le conflit n’est plus perçu comme un problème (para)militaire et les regards se portent désormais sur ce qui relève du « post-conflit ». Xavier Crettiez propose de son côté une interprétation inversée du conflit corse : la violence terroriste des nationalistes ne serait pas à l’origine une violence dirigée contre l’État mais au contraire, un moyen « pour se faire entendre du pouvoir central et obtenir un plus grand contrôle citoyen et étatique » (p. 130) sur l’île aux dépens des clans traditionnels qui confisquent depuis des décennies le pouvoir local.

Ceux qui espèrent obtenir quelques éléments de compréhension des violences émeutières qui agitent les quartiers populaires des grandes villes seront comblés par l’article de Laurent Muchielli, qui synthétise de façon convaincante les différents facteurs explicatifs avancés. « Au fond, conclut-il, les émeutes sont à nos yeux avant tout le produit primo d’un processus socioéconomico-spatial de ghettoïsation [1], secundo des défaillances de la régulation étatique et tertio de l’absence d’accès des habitants à d’autres moyens de contestation politique ». D’après lui, si la signification politique de l’émeute ne fait aucun doute, les émeutiers ne s’inscrivent pas dans une position anti-système mais expriment au contraire un besoin de reconnaissance, une demande de citoyenneté dans le cadre démocratique. L’usage qui est fait de la violence aurait même, en novembre 2005, été en réalité très limité par rapport aux représentations que l’on a pu en avoir. L’auteur en déduit, à rebours des commentaires galvaudés des médias, que « les émeutes urbaines françaises s’inscrivent pleinement dans le mouvement général de pacification des formes de rébellion, dans le consensus sur les valeurs démocratiques et dans la disparition des projets eschatologiques de transformation du monde » (p. 163).

Les violences d’État sont surtout perçues sous l’angle policier, en France et en Italie (S. Palidda). Olivier Filleule propose une synthèse classique des recherches françaises et anglo-saxonnes sur le contrôle policier des manifestations et les politiques différenciées du maintien de l’ordre. À noter des observations intéressantes sur les nouvelles pratiques manifestantes transnationales, en particulier altermondialistes, qui engendrent une uniformisation des pratiques du maintien de l’ordre tout comme une augmentation des entraves aux libertés publiques et aux droits des manifestants (surveillance accrue, fichage des individus, limites posées à la libre circulation des personnes etc.). L’étude des papiers d’identité par Pierre Piazza offre pour sa part une réflexion suggestive sur les logiques de distinction à l’œuvre dans ce qu’il interprète, dans une vision très bourdieusienne des relations de pouvoir, comme l’expression de la violence symbolique monopolisée par l’État.

Une approche socio-politiste de la violence

Ce panorama rapide et non exhaustif des cas relatés dans l’ouvrage laisse entrevoir combien il était essentiel à la mise en perspective d’études parfois éclatées de proposer un schéma interprétatif global des violences politiques en Europe au XXe siècle. C’est la tentative, périlleuse, réalisée par Xavier Crettiez dans l’introduction. Celle-ci synthétise et organise les différents schémas explicatifs auxquels ont recours les sciences sociales pour tenter de comprendre les phénomènes violents selon trois échelles macro, méso et micro. Le premier niveau fait référence aux approches structuralistes, culturalistes et institutionnalistes (cette dernière interrogeant notamment la notion de structures d’opportunités politiques). Le second reprend plutôt les apports de la sociologie interactionniste et inclut les facteurs situationnels, communicationnels et organisationnels. Le niveau micro enfin fait appel aux facteurs psychologiques et cognitifs.

Au-delà de cette tentative louable de modélisation globale d’un phénomène éminemment complexe et pluriel, l’ouvrage suit néanmoins une ligne épistémologique principale, évoquée par l’une de ses initiatrices, Donatella della Porta : il s’agit d’intégrer l’étude des violences radicales, en particulier du terrorisme, dans celle des mouvements sociaux et politiques, autrement dit de réconcilier deux branches des sciences sociales, la sociologie de l’action collective d’une part et l’approche politiste de la violence politique d’autre part. C’est l’ambition de toute une école de recherches née dans les années 1980 et portée par les sociologues anglo-saxons comme Charles Tilly ou Sidney Tarrow, dont le travail vise à « normaliser » la violence en la percevant comme une ressource parmi d’autres de l’action collective.

De fait, la quasi-totalité des auteurs du livre sont sociologues ou politistes : bien que l’introduction plaide pour une approche pluridisciplinaire et pluridimensionnelle des phénomènes violents, l’ouvrage ne fait malheureusement pas de place aux regards historiques, anthropologiques, psycho-sociologiques et philosophiques, pourtant essentiels à la compréhension des violences. Ainsi la dimension de genre n’est que survolée alors qu’elle est cruciale dans l’appréhension des violences perpétrées par les terroristes islamistes, les jeunes des quartiers populaires ou les hooligans. De même la question du passage à l’acte violent n’est posée qu’à travers l’évocation des approches en termes de trajectoires biographiques, qui mettent en avant les processus d’apprentissage et de socialisation sans que soit résolue l’énigme de l’entrée en violence. Un regard historique sur la moyenne durée aurait aussi contribué à une meilleure mise en perspective des émeutes françaises ou britanniques, les historiens mettant par exemple aujourd’hui en avant l’impact de la guerre d’Algérie sur la généalogie de l’émeute en France.

Plus surprenante est l’absence de réflexion préalable sur la nature politique de la violence : qu’est-ce qui fait d’un acte de violence un acte politique ? Certes, les auteurs répondent parfois individuellement à la question et la structure de l’ouvrage y répond indirectement, en listant les différents types de violence rencontrés sur les terrains étudiés. Mais précisément cette typologie peut poser un certain nombre de problèmes. La distinction repose-t-elle sur les formes de la violence (émeutes), sur ses acteurs (policiers, nationalistes), sur ses objectifs politiques affichés (extrémismes idéologiques) ? Le hooliganisme est-il plutôt du ressort de la violence émeutière, comme le suggère la structure du livre, ou d’une violence idéologique, xénophobe et extrémiste comme le suggèrent les auteurs de la contribution ?

On pourra regretter également le peu de cas qui est fait du terrorisme islamiste, pourtant au cœur des questions posées. Cette absence d’éclairage peut s’expliquer par la relative faiblesse des études sociologiques et de données précises sur un objet mouvant qui ne se laisse pas facilement approcher, comme le souligne Amel Boubekeur. On pourra aussi regretter que l’Europe de l’Est ne soit l’objet que d’un chapitre qui trouve difficilement sa place dans la structure de l’ouvrage, alors qu’il ouvre bien des pistes de réflexion : réfléchir de façon comparative aux périodes de transition d’un régime à un autre permet de questionner sous un angle suggestif la nature de la violence politique, sa signification et son effectivité historique. Enfin, s’il s’avère très utile pour l’universitaire ou le lecteur éclairé de disposer d’un bilan de la littérature scientifique existant sur chaque question, le résultat peut sembler redondant et âpre à la lecture, en raison de l’abondance de références à des concepts et modèles théoriques qui obscurcissent, au final, la compréhension globale du phénomène.

On ne peut toutefois exiger d’un seul ouvrage qu’il réponde aux questionnements infinis posés par le phénomène si vaste et complexe des violences politiques. La grande qualité de celui-ci est de synthétiser l’ensemble des pistes de recherche explorées jusqu’alors et d’en ouvrir d’autres. Pour cette raison, il s’impose comme une lecture obligatoire pour tout chercheur travaillant sur les violences politiques et comme une consultation recommandée pour tout lecteur qui s’interroge sur la pérennité des formes violentes de l’action politique dans nos sociétés occidentales.

par Sophie Baby, le 22 novembre 2010

Pour citer cet article :

Sophie Baby, « Pourquoi tant de violence ? », La Vie des idées , 22 novembre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Pourquoi-tant-de-violence

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Notes

[1Si l’application du concept de «  ghettoïsation  » est fortement contestée au sein de la communauté scientifique, les processus d’exclusion urbaine, sociale et économique des quartiers populaires rapidement décrits par L. Muchielli sont constatés par tous.

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