Recensé : Les ONG : le contre-pouvoir ?, Michel Doucin, Editions Toogezer, 366 p., 22 euros, 2007.
Nous connaissons bien Michel Doucin pour l’avoir eu comme interlocuteur dans différentes fonctions occupées au Quai d’Orsay, comme secrétaire général du Haut Conseil de la Coopération Internationale (HCCI) et comme partenaire lorsqu’il accompagnait des groupes d’étudiants de Sciences-Po intéressés par les relations internationales et le rôle qu’y jouent des ONG. Michel Doucin, entre deux responsabilités a pris le temps de rédiger une thèse, puis d’écrire Les ONG : le contre-pouvoir ?, un livre extrêmement précieux qui avec des regards historiques et juridiques, avec une approche de politologue, aborde les questions que les militants associatifs ne cessent de se poser : la question de l’identité des ONG, celle de leur légitimité et de leur efficacité. Comment se fait-il en effet que des acteurs aussi modestes comparativement aux différents pouvoirs en place – celui des Etats, celui des multinationales, celui des médias –, arrivent parfois à faire « bouger les lignes ? »
La longue histoire des ONG : pouvoirs et contre-pouvoirs
Tout d’abord Michel Doucin situe les ONG dans une histoire longue, celle des humanitaires dont il n’hésite pas à voir l’origine dans les ordres hospitaliers qui accompagnaient les croisades, mais aussi celle des défenseurs des droits civils et politiques, des naturalistes et des solidaristes… Ce chapitre ne banalise pas les ONG, il les enracine dans des combats historiques. « Ce que nous appelons aujourd’hui ONG a été l’un des ferments de la construction des Etats modernes », nous dit-il (p. 108). Les activités des associations ont constitué « une stimulation à construire un service public sécularisé attentif à toutes les catégories composant la nation ».
Parler de contre-pouvoir, c’est bien sûr parler de pouvoir, mais c’est le faire en s’appuyant sur les pouvoirs constitués et institués. Quatre chapitres sont ainsi consacrés aux relations des ONG avec les Organisations internationales, avec les Etats, avec les firmes multinationales et avec la presse. Ces chapitres montrent l’aspect « David face à des Goliath » qui caractérise le travail des ONG : leur opportunisme et faiblesse relative, qui permettent toutes les mobilités, l’astuce de s’appuyer sur le Forum économique mondial pour créer un Forum social mondial, un contre-Davos. Mais ils montrent aussi les complicités : les ONG savent aussi être utiles aux pouvoirs, voire y participer. Dans des jeux à acteurs multiples, les alliances à géométries variables jouent un rôle important. Les organisations internationales, qui ne sont sur le papier que des organisations intergouvernementales, ont pu ainsi se donner un espace propre que leurs instances ne leur permettent guère. Quant aux journalistes, qui cherchent à éviter les paroles officielles, la diversité des sources, des discours et des débats, qui naissent de ce jeu entre pouvoirs et contre-pouvoirs, est du pain bénit.
L’identité complexe des ONG
Mais un contre-pouvoir doit aussi avoir une identité, une existence propre, il ne peut se contenter de s’appuyer sur les pouvoirs des autres acteurs ou de les « prédater ». Il doit être responsable, dire au nom de qui il parle et pour quoi il agit. « Le militantisme doit respecter la démocratie représentative. Sinon c’est le pouvoir des lobbies, des minorités agissantes, des groupes divers ; et alors, qui tranche, qui est responsable ? », nous rappelle Samy Cohen. Ce à quoi Michel Doucin répond : « C’est à partir de la double idée, affirmée par les médias, qu’elles (les ONG) sont, d’une part, les combattantes de la justice et de l’équité au nom d’un système de valeurs partagées, et qu’elles incarnent, d’autre part, tout un pan de l’imaginaire politique des peuples que les ONG ont construit une légitimité qui répond à celle élective des Etats ». Mais les ONG ne peuvent se contenter d’incarner un imaginaire collectif – ce à quoi tous les acteurs de la communication aspirent –, elles doivent se référer à des valeurs clairement affichées et être expertes des questions traitées. Michel Doucin insiste donc sur la relation avec le milieu scientifique : « les chercheurs et praticiens fournissent bénévolement une contre-expertise qui est un instrument de contre-pouvoir dans un monde où le savoir est devenu un instrument de pouvoir » et de montrer avec Habermas que « presque tous les grands thèmes lancés dans le débat public international ces dernières années l’ont été par des experts engagés en collaboration avec des initiatives civiques ». On pourrait prolonger et montrer que la plupart des avancées diplomatiques doivent quelque chose à l’action des ONG : animation du débat public et orientation des négociations vont de pair. Mais pour ce faire, il faut inventer de « nouveaux outils citoyens », ce qui est une « autre manière de participer à la vie de la cité mondiale ».
Les ONG sont en prise directe avec les pouvoirs : cette relation est parfois une danse, parfois du judo. Elles occupent l’espace mythique de l’agora, « l’espace où se rencontrent des intérêts divergents des groupes et classes », un espace essentiel pour la démocratie. Michel Doucin en profite pour donner une signification nouvelle à la vieille notion de « société civile » qui est l’objet de débat depuis l’origine de la philosophie et que l’on utilise pour justifier n’importe quelle décision. La société civile s’identifie aujourd’hui à l’espace non gouvernemental où s’organise le débat public, à l’agora moderne, à la respiration citoyenne. Elle n’est pas une collection d’acteurs mal définis et mal organisés, mais la scène où ceux-ci interagissent.
Comme on l’aura compris, Michel Doucin prend au sérieux les ONG et leur donne une place éminente dans le mouvement de l’histoire. Il leur reconnaît une force et une différence essentielles par rapport aux autres acteurs : l’affirmation d’une éthique. « Si elles ont acquis une telle influence, c’est qu’elles réintroduisent l’exigence éthique et morale dans l’intervention publique ». Les manquements à cette exigence touchent donc les ONG au cœur de leur identité. La chasse à ces manquements, comme l’actualité nous en a offert de sérieux ces derniers temps, doit donc être implacable.
Un avenir incertain
Concluant sur quelques hypothèses pour l’avenir, l’auteur pose une question : « Et si tout ceci appartenait au passé ? N’assiste-t-on pas un effondrement du système multilatéral construit au lendemain du second conflit mondial sous les coups de boutoir d’une puissance économique et militaire hégémonique et d’un retour violent du religieux ? » N’entrons-nous pas dans une ère d’insécurité et de fractures dans lequel la société civile, cet espace de liberté et de débat risque d’être cadenassé ? La coexistence d’un « système centré sur les Etats avec un système multicentré, tout aussi puissant » est-elle un état stable et durable ? Les ONG réussiront-elles à garder ce pouvoir de défendre et d’animer un espace non gouvernemental ? Et de conclure, en guise de message, sur l’exigence éthique et morale et sur la coïncidence entre les ONG et les aspirations des citoyens du monde.
Pour citer cet article :
Henri Rouillé d’Orfeuil, « Pouvoir et contre-pouvoir, les ONG dans l’histoire »,
La Vie des idées
, 14 février 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Pouvoir-et-contre-pouvoir-les-ONG
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