Jocelyne Dakhlia est directrice d’études à l’EHESS, spécialiste de l’histoire du monde musulman et de la Méditerranée. Ses principales publications sont :
– L’Oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990.
– Le Divan des rois. Le Politique et le religieux dans l’Islam, Paris, Aubier, 1998.
– (direction), Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb, Paris / Tunis, Maisonneuve & Larose / Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2004.
– L’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Paris, Aubier, 2005.
– Islamicités, Paris, PUF, 2005.
– Lingua franca, Arles, Actes Sud, 2008.
– avec Bernard Vincent (co-direction), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe. I, une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011.
– avec Wolfgang Kaiser (co-direction), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe. II, Passages et contacts en Méditerranée, Paris, Albin Michel, 2013.
– Tunisie, le pays sans bruit, Arles, Actes Sud, 2011.
La Vie des idées : Vos travaux couvrent un champ impressionnant de l’histoire du monde musulman et méditerranéen, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Vous avez mis en évidence, dans des ouvrages qui ont fait date, une tradition sultanienne de l’exercice du pouvoir à l’opposé du cliché – hélas toujours actuel – de l’évidence d’un pouvoir despotique et/ou théocratique en terre d’Islam. Vous avez aussi étudié les échanges culturels entre les rives nord et sud de la Méditerranée, jusqu’à traiter de problématiques d’intégration dans la société française contemporaine. Entre histoire, anthropologie, sociologie, où vous situez-vous ?
Jocelyne Dakhlia : Tel de mes ouvrages a été publié dans une collection d’anthropologie, tel autre – Islamicités, par exemple – dans une collection de sociologie. Mais ce sont là des classifications d’éditeur. Quand j’ai commencé à faire de l’histoire, dans les années 1980, l’anthropologie historique avait le vent en poupe. En Bretagne ou en Bourgogne, on croisait le présent et la recherche en archives. J’ai commencé à travailler sur des textes islamiques médiévaux, sans voir d’incompatibilité, au contraire, entre approche historique et approche anthropologique. À l’époque, les anthropologues – notamment Ernest Gellner, Clifford Geertz et tous ceux qui s’étaient intéressés non seulement au nord de l’Afrique mais plus généralement à l’Afrique subsaharienne et au monde islamique – faisaient partie de nos lectures, de nos références et de nos outils de chercheurs sur le monde arabe.
Plus tard, je me suis davantage définie comme une historienne – une historienne avec des outils peut-être plus variés que d’autres collègues. J’ai pris plus de distance, non pas avec l’anthropologie, mais avec l’ethnologie. L’enquête de terrain – qui est pour moi quelque chose d’essentiel et de très formateur – m’est apparue peu à peu comme une pratique violente. Débarquer chez des inconnus pour leur poser des questions a un côté inquisiteur qui me dérange – même si eux aussi savent vous poser des questions dérangeantes. Cette violence est également présente, d’une certaine façon, dans la démarche de l’historien. On tombe parfois sur des fonds d’archives qui donnent l’impression de commettre une intrusion dans la vie privée de gens morts depuis des siècles. Cette plongée de l’intime qui peut faire le bonheur de certains historiens, je la ressens pour ma part comme une forme de violence a posteriori. En découvrant une affaire d’adultère, par exemple, on a parfois le sentiment de ne pas être à sa place.
On pourrait penser que j’ai été très influencée en cela par toutes les interrogations sur l’orientalisme initiées par Edward Saïd. Effectivement, lorsque j’ai commencé mes études d’histoire la querelle de l’orientalisme faisait rage et le livre de Saïd était tout récent (il a paru en 1978). Mais ce n’est pas une querelle qui m’a vraiment atteinte. Ma démarche première alors était d’agir et de travailler au sein de la société tunisienne, d’où je viens. Pendant longtemps, ce qui m’a importé le plus a été de faire bouger la société tunisienne ou les sociétés maghrébines. Je dois dire qu’à cette période je n’avais pas un très grand intérêt pour ces problématiques de regard orientaliste et, de fait, je n’ai pas beaucoup travaillé sur la société coloniale en tant que telle. S’il y a une logique dans mon itinéraire, en tout cas, c’est à travers cet engagement.
La culture sultanienne, une tradition politique oubliée
La Vie des idées : Dans votre travail d’historienne, vous avez beaucoup utilisé les récits, les contes et les chroniques. Vous identifiez ce que vous appelez « des motifs » de mise en récit du pouvoir dans le monde islamique, que vous contextualisez afin de mieux comprendre leur cadre de validité. Pourriez-vous revenir sur la manière dont vous avez élaboré cette méthode ?
Jocelyne Dakhlia : Quand on travaille sur l’Islam, comme sur d’autres aires culturelles sans doute, on est confronté à la question de la cohérence (ou non) d’une culture, ainsi qu’aux rapports entre ses différentes composantes, par exemple entre la culture locale et la culture transnationale la plus savante. Il y a des moments, dans une enquête de terrain, où on a l’impression d’être saisi par ces motifs culturels : on va de motif en motif, de topos en topos, on est conduit par eux. Quand quelqu’un se met à vous raconter une histoire de saint – dont vous savez par vos lectures qu’elle est exactement la même en Algérie, au Maroc, éventuellement en Égypte – vous êtes immédiatement confronté à ces problèmes de cohérence culturelle et de hiérarchie entre récits. L’étude des motifs permet ainsi d’interroger la cohérence culturelle dans sa globalité, ainsi que ses limites : dans beaucoup de cas que j’ai étudiés, rien ne laisse penser que cette cohérence culturelle s’arrête à l’Islam. Par exemple, les histoires sur Salomon permettent de faire le pont avec des cultures de l’autre côté de la Méditerranée. C’est de là que me vient le sentiment que les cultures sont des nébuleuses ; non pas des ensembles denses, clos et cohérents, mais des ensembles lâches, caractérisés par des relations d’intrication et d’embrassement permanents [1].
L’étude des motifs doit se faire à différents niveaux et différentes échelles. Elle permet d’abord d’approcher la norme. Les miroirs des princes qui, dans l’ensemble du monde islamique, et du Moyen-Âge au XIXe siècle, édictent les normes du bon gouvernement sultanien, disent aussi une pratique concrète du pouvoir monarchique. Lorsque ces manuels du bon gouvernement affirment, par exemple, qu’un prince juste doit, au moins deux fois par semaine, donner audience à ses sujets, on a quantité d’histoires et de légendes sur les bons princes qui ont effectivement respecté cette contrainte d’audience. En affinant l’approche et en enquêtant sur un lieu plus précis, on peut déterminer à quelles pratiques sociales concrètes ce motif correspondait. On a, par recoupement avec d’autres types de textes, des informations permettant d’établir si tel souverain était présent ou absent les mardis et les jeudis, par exemple. Dans mon travail personnel, je suis passée de cette approche très générale des lieux communs dans Le Divan des rois, à une approche plus concrète autour de crises politiques dans L’Empire des passions. Et je considère le livre sur lequel je travaille actuellement, qui porte sur le Harem sultanien, comme le troisième volume de cette série. J’y entre dans le détail d’une dynastie – ou du moins d’une tradition monarchique –, dans un contexte national bien précis, celui du Maroc, pour étudier le détail des règnes et la pratique même du pouvoir, jusque dans sa dimension genrée. C’est l’occasion de faire une histoire du genre – y compris autour de l’histoire des eunuques et des jeunes pages du Palais –, mais aussi une histoire de l’esclavage. Or on peut montrer qu’être esclave dans ces sociétés, ce n’est pas nécessairement être au bas de l’échelle sociale. J’essaie en somme de comprendre un système de domination dans toutes ses composantes, de genre bien sûr, mais aussi de « race », de statut, de liberté, etc.
Je me penche sur le Maroc parce que c’est le lieu, comme ailleurs, d’une représentation fantasmatique du Harem et d’un orientalisme du Harem. Mais c’est aussi un endroit particulièrement intéressant parce que c’était un pays qui occupait autrefois une place importante dans la représentation du despotisme oriental. La réflexion sur l’orientalisme fait en général une place centrale à l’empire ottoman ainsi qu’à la Perse. On oublie ce faisant qu’il y avait aussi, pour les hommes et les femmes de l’âge moderne, un autre pôle de pouvoir despotique : le Maroc, très présent notamment pour les Anglais. J’essaie de comprendre aussi quel type de porosité et quel type de réciprocité d’échange existaient alors avec l’Europe en matière de modèles politiques. Le Maroc est passionnant sur ce point, car en très forte interaction, paisible ou conflictuelle, avec l’Europe, alors même qu’on en a aujourd’hui la vision d’un pays très replié sur lui-même et enfermé dans ses particularismes, ce qu’il fut à un moment du XIXe siècle – un peu comme l’avait été le Japon. C’est donc l’occasion de voir ce qui circule d’une société à l’autre, de part en part du monde méditerranéen, en termes de représentations politiques.
La Vie des idées : Dans Le Divan des rois, vous révélez l’existence d’une culture sultanienne a-théologique, autonome par rapport au pouvoir religieux. Pouvez-vous revenir sur les conditions d’oubli de cette tradition, qui reste encore aujourd’hui largement ignorée dans toutes les discussions sur la spécificité du pouvoir en terres d’Islam ?
Jocelyne Dakhlia : Très jeune, j’ai ressenti le besoin de réfléchir à ces questions. Lorsque j’ai commencé mes études d’histoire, en effet, la révolution iranienne venait de se produire quelques années auparavant. Il y avait toute une réflexion dans l’air sur la question de la théocratie musulmane, et beaucoup d’analyses un peu rapides définissaient l’Islam comme théocratique par nature. On pensait qu’on ne pouvait pas attendre de démocratie du monde islamique. On m’a demandé plus tard, lorsque je suis devenue historienne de métier, deux petits articles pour la revue Le Genre humain [2], l’un sur la question « l’Islam est-il compatible avec la démocratie ? » et l’autre sur celle de la laïcité. Je dois dire que ces petits textes – que j’avais écrits assez vite – doivent d’une certaine façon exprimer un fond de convictions qui reste vrai pour moi aujourd’hui, notamment depuis la révolution tunisienne.
Cette réflexion sur les relations entre le religieux et le politique permet en effet d’aborder aujourd’hui la question des islamistes au pouvoir, et de montrer comment elle est communément comprise à travers l’idée que les sociétés islamiques seraient par nature « en retard » sur le monde occidental. On considère qu’il faut autonomiser petit à petit le politique, alors qu’à partir de la littérature sultanienne (la littérature de conseils au prince mais aussi des textes de chroniques) on peut voir que des formes d’autonomie du politique existaient déjà dans les sociétés islamiques depuis le VIIIe ou le IXe siècle. Un terrain d’autonomie du politique était déjà là et il suffirait – d’une certaine façon – de le faire voir et de le re-légitimer (puisqu’il a été disqualifié en même temps que l’ensemble des régimes politiques islamiques, notamment en raison de leur faillite face au colonisateur). Le problème, c’est que presque toutes les grandes dynasties islamiques ont été vues au XXe siècle comme ayant été coupables soit de faillite financière, soit de collusion avec les colonisateurs. On a jeté le bébé avec l’eau du bain en rejetant toute cette littérature politique avec les hommes qui l’incarnaient si mal. Les penseurs réformistes de la Nahda, ce mouvement très important de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qu’on redécouvre encore davantage aujourd’hui à la faveur des révolutions arabes, et qui était composé de tendances conservatrices aussi bien que libérales, posaient la nécessité d’une réforme de fond du monde islamique pour résister aux pressions colonisatrices occidentales. La problématique qui l’a emporté historiquement dans ces courants a été celle d’une occidentalisation du droit, des modèles politiques, etc. Cela a eu pour effet de jeter dans l’oubli des principes politiques comme ceux d’équité et de redistribution, par exemple, qui étaient à la base d’une sagesse séculaire et séculière, qui a pour nom la culture sultanienne.
On a aussi délaissé une réflexion ancienne sur le rapport entre le prince et le peuple. Comme toute pensée politique « pré-contemporaine », si je peux user de cette forme de téléologie, la culture sultanienne est toujours élitiste. On y distingue toujours le peuple et les élites. Lorsqu’il y a allégeance à un nouveau souverain, il y a toujours une différence entre l’allégeance première des élites et l’allégeance générale qui concerne le peuple. Ces régimes islamiques n’ont pas inventé le suffrage universel – qui est de toute façon une création très récente dans les systèmes démocratiques. Mais il y a, malgré tout, dans cette littérature politique et dans ces pratiques une notion de peuple qu’il faudrait étudier pour se la réapproprier. La Tunisie est en train de faire l’expérience du suffrage universel, avec des expériences électorales difficiles et douloureuses, en raison des incertitudes et des ruptures qu’elles introduisent. Il me paraît important de montrer comment, dans toute cette littérature politique médiévale et moderne, mais aussi dans tout le genre de la chronique, il y avait un souci marqué pour le petit peuple, et une vision passablement égalitaire du monde des sujets. On y découvre en effet, de manière stéréotypée mais récurrente, une présentation hyperbolique du sujet sans moyens, pour qui l’État est le seul recours – défenseur, non seulement de ses richesses, mais aussi de son honneur. Le motif récurrent est celui où le sujet qui vient demander justice est pauvre, vieux, malade… Le vieil homme qui n’a que son âne pour vivre, la vieille femme qui n’a plus de famille sont des sujets qui n’ont plus que l’État et le monarque équitable pour leur rendre justice. Il y a là quelque chose d’essentiel pour une construction politique de la démocratie aujourd’hui, à partir de ressources endogènes et non pas seulement de référents importés et transposés.
Bien sûr, on peut aussi lire toute cette histoire politique à l’aune de rapports de dépendance personnelle et de clientélisme, aujourd’hui stigmatisés. Si vous lisez par exemple les mémoires d’Ibn Khaldun (1332-1406) ou les mémoires d’autres auteurs du Moyen Âge ou de périodes plus tardives, ce sont souvent des lettrés de cours (au pluriel puisqu’ils vont souvent de cour en cour). La question du clientélisme et des protections joue un rôle essentiel, mais comme elle joue un rôle déterminant pour toutes les sociétés courtisanes, en Europe ou ailleurs. En cela, il ne s’agit pas d’une spécificité du monde islamique, auquel on associe si souvent des images de népotisme et de corruption. Mais – et sur ce point il serait important de mieux explorer tout un champ politique– il y a bel et bien aussi dans la pensée sultanienne une notion de bien public et une certaine vision du rôle de l’État. Par exemple, le fameux chroniqueur Tabari (839-923) rapporte l’histoire du bon calife Omar ibn Abdelaziz (682-720) qui, lorsqu’il s’arrêtait de faire les comptes pour discuter avec son secrétaire, éteignait la lumière pour ne pas gaspiller l’argent du contribuable. En tant qu’historienne, et même si ces exemples édifiants peuvent sembler dérisoires, je me sens le devoir d’attirer l’attention sur ce type de littérature. Il ne s’agit bien évidemment pas de réinventer la démocratie avec un langage qui serait uniquement spécifique, entièrement issu du monde islamique. Mais il faut sortir de l’idée selon laquelle il s’agit d’une invention occidentale qu’on va simplement transposer et plaquer en Islam. Il faut au contraire montrer qu’il y a des convergences et un capital historique, idéologique qui nous permettent d’apprécier et de faire vivre cet héritage potentiellement démocratique de l’intérieur du monde islamique.
La Vie des idées : Parmi les clichés du despotisme oriental, il y a bien sûr l’image du souverain capricieux, tyrannique, soumis à ses passions, irrationnel. Plutôt que d’éviter ce thème, vous l’avez abordé de front dans L’Empire des passions. Vous montrez, à rebours du topos orientaliste, la logique des affects, de l’amitié et de la proximité interpersonnelle dans le fonctionnement du pouvoir du sultan depuis le IXe siècle. Cette enquête est-elle aussi à replacer dans le cadre de vos engagements politiques ou civiques ?
Jocelyne Dakhlia : Je disais plus tôt que, paradoxalement, la querelle de l’orientalisme n’avait pas été un aiguillon pour moi parce que c’est avec des compagnons, des amis et des collègues maghrébins que j’avais au premier chef envie d’échanger, et que la polémique autour de Saïd, aussi curieux que cela puisse paraître aujourd’hui, avait en réalité faiblement mobilisé les universités maghrébines. J’avais envie de travailler pour la Tunisie, d’une certaine façon – même si cela peut paraître un peu nationaliste de dire cela. Il y avait dans la dernière décennie du XXe siècle, avec la guerre civile en Algérie, notamment, et avec la première guerre du Golfe, comme une sorte de désespérance politique et j’avais envie de réconcilier les gens ancrés dans une histoire arabe ou islamique avec cette histoire, les réconcilier avec l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes et de leur héritage politique. C’est une envie qui s’est accentuée aussi avec toutes les tensions qu’on a connues en France autour de l’islam, au même moment, avec la crise dite du foulard. Lorsque j’ai commencé à travailler, il y avait une situation d’inégalité théorique et méthodologique où les historiens français et l’école des Annales donnaient le la – et pas seulement pour le Maghreb, mais aussi pour le reste de l’Europe ou les États-Unis. C’était alors une position de domination théorique et méthodologique de l’histoire française que l’on appliquait partout ailleurs. Cette situation ne paraissait pas scandaleuse en soi, mais je voulais faire reconnaître la dignité d’un terrain historique arabe, rendre familiers des exemples historiques venus du monde arabe afin qu’on ne les enferme pas dans une histoire ineffable et spécifique. Pour cela, il fallait défaire et dissiper cette spécificité. Ensuite, avec toutes les tensions nées de la première guerre du Golfe, avec tout le racisme que l’on a vu se développer à ce moment-là – y compris dans les milieux intellectuels – et l’islamophobie grandissante, mon problème n’a plus été de réconcilier les milieux intellectuels français et arabes, mais de travailler, aussi modestement que ce fût, à dénouer des préjugés historiographiques et à faire du bien intellectuellement à des lecteurs que je situais principalement au Maghreb. Il était important plus généralement que l’on ait une vision moins négative des dynamiques politiques du monde islamique ; il fallait montrer qu’elles avaient leur logique et leur cohérence, que tout n’y était pas de l’ordre du despotisme brut et sans fondement, ni de l’ordre de l’affect destructeur infondé.
La visée de ce livre, L’Empire des passions, était donc de voir ce qu’il y avait derrière quelques grandes crises politiques placées sous le signe de l’affect, de voir quelles étaient leurs ressemblances – parce qu’il y avait toujours ce « contour culturel » qui était marqué par la répétition des mêmes histoires et le retour des mêmes motifs –, mais aussi de voir comment des histoires qui disaient la crise, une rupture d’équilibre, un coup d’arrêt, pouvaient être comprises au contraire comme l’expression d’une situation structurelle et pérenne par des observateurs occidentaux. Prenons par exemple, le massacre des vizirs barmécides par le calife Hâroun ar-Rachîd (763-809) en 803. C’est une histoire en partie légendaire, romancée, avec la mise en scène de la relation triangulaire entre le sultan, sa sœur et son vizir, qui est aussi son commensal / ami / amant. Mais, au delà de l’anecdote, l’histoire montre le rôle des enjeux de genre et de sexualité dans les ressorts mêmes du politique, pour en expliquer l’inconstance. Surtout, elle reprend le motif du calife qui s’appuie de manière passionnelle et amoureuse sur un vizir. On retrouve une quantité de motifs similaires ailleurs dans le monde islamique et à des époques différentes. Par exemple, l’exécution sanglante, soudaine et brutale par Soliman le magnifique (v. 1494-1566) de son vizir / ami / ami de cœur Ibrahim Pacha (v. 1494-1546) est très surprenante pour les opinions occidentales. J’ai essayé de comprendre ce que signifient ces basculements du politique qui sont des moments où s’opère effectivement une forme de retournement d’équilibre et où le pouvoir sultanien cherche à repartir sur une nouvelle base de confiance avec ses sujets. Cela est notamment possible parce que ces gouvernants s’appuient sur une administration composée, de manière méritocratique, d’éléments plus ou moins allogènes et mercenaires, qu’on peut donc se permettre d’éjecter de manière très brutale pour envoyer un message politique ou pour reconfigurer les bases du personnel politique. Ces ressemblances d’une situation à l’autre ne s’apparentent pas, cependant, à une identité absolue. Le type de mercenariat qu’Ernest Gellner a appelé « le principe mamlouk » se retrouve d’une extrémité à l’autre du monde islamique, mais à des degrés divers, jamais de manière pure ; il y a toujours une proportion des élites locales représentées dans l’appareil d’État, y compris dans l’empire ottoman. Ce principe de mercenariat méritocratique peut d’ailleurs, s’il prend trop d’emprise, conduire à une autre fragilisation du pouvoir. Si l’on accorde trop d’importance aux grandes familles locales, il y a le risque qu’une autre grande famille prenne le pas et évince la dynastie régnante. Mais des éléments mercenaires trop puissants peuvent aussi renverser le trône. C’est le cas des situations bien connues de vizirs qui deviennent maires du palais puis, éventuellement, califes ou sultans à leur tour. Si l’on fait trop de place à ces éléments allogènes, on encourt le risque de révolutions de palais qui conduisent à la perte du pouvoir. C’est donc une question d’équilibre mais, statistiquement, les révolutions de palais ne sont de toute façon pas plus nombreuses dans ces contextes islamiques que dans les contextes d’Europe occidentale. La dynastie ottomane, notamment, est un bon exemple de longévité puisqu’elle s’étendit du XVe siècle jusqu’au début du XXe siècle.
L’Europe et l’Islam, une histoire d’échanges et de conflits
La Vie des idées : Dans vos premiers livres, l’Europe est toujours présente dans l’analyse que vous faites du pouvoir islamique, mais essentiellement sous l’angle de la comparaison. Puis, dans les années 2000, vous vous intéressez davantage aux relations et aux contacts qui unissent et divisent Europe et Islam. Votre ouvrage Lingua Franca est à cet égard significatif d’une nouvelle approche qui tente de penser de concert la relation et le conflit dans le monde méditerranéen.
Jocelyne Dakhlia : Deux choses ont joué : d’une part, un cheminement interne et personnel ; d’autre part, l’évolution globale de l’historiographie. La question de la présence de l’Europe se posait déjà dans l’Empire des passions. En regardant de près les cours des sociétés islamiques, je rencontrais un grand nombre de chrétiens. Leur présence et leur rôle dans les appareils politiques m’intéressaient beaucoup, en particulier la question, toujours présente, de savoir ce qu’ils avaient pu emmener avec eux des représentations politiques européennes (qu’ont-ils pu importer, par exemple, de Jean Bodin ?) C’est une question à laquelle je ne pouvais pas répondre, mais je souhaitais savoir si tous ces acteurs politiques étaient oui ou non contemporains, partageaient au même moment les mêmes conceptions du pouvoir, du fait de la présence de tous ces chrétiens qui circulaient ou étaient intégrés de manière pérenne à ces cours islamiques. Petit à petit, il m’est apparu impensable qu’il n’y ait pas eu une forme de réciprocité, d’apport symétrique de l’Islam à l’Europe. C’est au sein de ce type de questionnement qu’est né mon intérêt pour les langues parlées dans le monde islamique et en Méditerranée, dans l’échange entre les sociétés. La Lingua Franca est quelque chose que l’on voyait facilement dans les sources, mais toujours comme une sorte d’évidence. Beaucoup d’historiens s’y référaient en écrivant que tel ou tel groupe « devait employer la Lingua Franca ». Les historiens savaient ce que c’était, sans être allés voir concrètement de quoi il s’agissait.
Il y avait aussi, pour moi, dans cette langue, une forme de romanité, une composante latine et européenne qui faisait partie intégrante de l’histoire des sociétés maghrébines, et que, par nationalisme, on avait oubliée, dans le sillage de la décolonisation. Je trouvais dommage que ces sociétés se coupent ainsi de leur héritage roman, et je n’étais d’ailleurs pas la seule à suivre cette démarche, puisque cela correspondait, au même moment, à un mouvement de réhabilitation, dans l’historiographie maghrébine, de tous les « renégats », par exemple – du nom donné à l’époque moderne à ces hommes qui venaient se convertir à l’islam et qui entraient notamment dans les appareils politiques musulmans. C’était une démarche d’ouverture « méditerranéiste » qui représentait volontiers les sociétés islamiques comme des sociétés de tolérance, protectrices des non musulmans. Il y avait une sorte d’apologie officielle, y compris en Turquie, de cette composante d’ouverture et de tolérance qu’on appelait la société mosaïque et multiculturelle.
La Vie des idées : Il pouvait donc y avoir une utilisation politique de ces travaux ?
Jocelyne Dakhlia : Il est vrai que Ben Ali ou le roi du Maroc se sont appuyés sur cette image-là, en insistant en particulier sur les judaïsmes maghrébins. C’était notamment lié à une période de fermeture de l’Union Européenne vis-à-vis de l’autre rive de la Méditerranée, y compris sur le plan des visas. À cette Europe du repli, les dirigeants du Maghreb renvoyaient l’image d’une région ouverte et tolérante.
Mais pour un historien, éluder la dimension tout aussi conflictuelle de ces échanges est impensable. Ce qui m’importait dans ces premiers travaux sur la langue, c’était surtout de redécouvrir dans la langue arabe cette composante romane qui me fascinait un peu et que j’aimais beaucoup. Puis, à mesure que les choses devenaient plus difficiles en France et en Europe (notamment après les attentats du 11 septembre 2001), j’ai voulu donner une autre dimension à cette recherche sur la Lingua Franca. Je voulais montrer que, malgré les tensions géopolitiques, il y avait des rapprochements toujours avérés, de la familiarité, de l’interaction, du commerce, de l’échange et de l’interconnaissance créés par ces mêmes conflits. Échange et conflit sont deux dimensions intrinsèquement liées, y compris dans l’esclavage, dans la réduction en captivité et dans les histoires les plus violentes. J’avais envie de montrer qu’il existait une intrication très forte, qui passait aussi par la production d’une langue commune, une langue de rapprochement, bien sûr, mais pas du tout une langue irénique, puisqu’on l’employait justement pour marquer une différence et une distance. La langue franque est donc un puissant marqueur d’altérité. Par cet usage, en même temps que l’on se parle et que l’on commerce ensemble, que l’on fait du profit, ou, qu’éventuellement, l’on couche ensemble, on reste toujours dans un rapport de forte altérité.
La Vie des idées : Les ouvrages que vous avez codirigés par la suite ont approfondi cette analyse, en étudiant aussi bien la présence musulmane en Europe que les tumultes engendrés par ces situations de contact et de rencontre. Quel visage de la Méditerranée faut-il finalement en retenir ? S’agit-il d’un espace de passage, de circulation et d’échanges comparable à l’océan atlantique ou à l’océan indien ?
Jocelyne Dakhlia : Je répondrai d’abord qu’on ne fait pas de l’histoire tout seul. Comme je le disais précédemment, le paysage historiographique a très fortement changé depuis quelques années, ce qui a fait beaucoup de bien. Depuis une petite dizaine d’années, nous ne sommes plus dans cette situation où les modèles historiographiques français et européens étaient dominants. Grâce aux problématiques liées à la provincialisation de l’Europe, à l’histoire connectée, à la World History, on arrive à une vision du monde plus équilibrée, où l’on n’a plus du tout l’impression que la dynamique historique est portée par l’Euro-Amérique. Du coup, cela autorise à avoir une vision beaucoup plus équilibrée de la Méditerranée elle-même. Les problématiques telles que celle du déclin, par exemple, n’ont pratiquement plus cours aujourd’hui. L’historiographie de l’Empire ottoman a ainsi très fortement remis en cause l’idée d’un déclin du monde islamique – une idée cependant encore très répandue dans le grand public, du fait de l’influence des écrits de Bernard Lewis en grande partie. D’après cette idée, si le monde islamique a été largement colonisé, c’est parce qu’il s’était étiolé, dévitalisé, qu’il n’avait pas su prendre le tournant de la modernité, qu’il n’avait pas su s’intéresser à l’Europe, qu’il n’avait pas eu de curiosité pour l’autre et n’avait pas fait l’apprentissage des langues de l’Europe. C’est un point qu’on peut complètement démonter en soulignant qu’il n’y avait certes pas d’apprentissage savant et scripturaire, mais qu’il y avait une connaissance pragmatique et empirique des langues européennes. On est dans un changement de modèle complet, qui va vers une forme de parité des histoires que je veux contribuer à défendre et à démontrer.
Comment, dès lors, penser la Méditerranée ? Un des écueils, me semble-t-il, a été d’importer, dans le contexte méditerranéen, des modèles liés à la découverte de l’Amérique. Cela remonte, je pense, aux travaux de Tzvetan Todorov sur la découverte de l’Amérique et le choc de l’altérité [3]. Dans un petit texte récent, j’ai essayé de montrer comment 1830 et la conquête de l’Algérie avaient été pensés sur la base de la conquête de l’Amérique – dans cette espèce de choc de l’Autre – alors que, durant des siècles, les sociétés française et algérienne avaient vécu dans un rapport d’interconnaissance et de familiarité [4]. S’il y eut choc, ce fut celui de la violence, du renversement de rapport de force et de l’aliénation, mais certainement pas le choc de la découverte. C’est sur cette base qu’avec plusieurs collègues nous avons essayé de construire l’histoire des musulmans dans celle de l’Europe. C’est encore le chantier d’une histoire qui reste à venir, à laquelle nous avons apporté quelques repères et éléments de fondation.
Par ailleurs l’accent mis sur les médiateurs, et la forme d’héroïsation qu’on en fait aujourd’hui, est quelque chose qui me pose également problème. Dans les situations d’altérité forte et réelle, comme en Amérique, il faut des truchements, des interprètes, des médiateurs attitrés. Ce n’est pas le cas dans le contexte méditerranéen, où une quantité de gens parlent les langues en question et sont susceptibles de servir de truchements improvisés. Il y a des situations de passage d’un côté à l’autre qui sont constantes, et qui ont été longtemps sous-évaluées. Je cite par exemple souvent le travail d’un historien marocain, Ahmed Boucharb, qui s’intéresse seulement aux rapports entre le Maroc et le Portugal, et qui montre qu’entre le XVIe et le XVIIe siècles plusieurs dizaines de milliers (autour de 60 000 si mes souvenirs sont bons) de Marocains seraient passés au Portugal, de manière pérenne ou non (il s’agit souvent de tribus qui partent en situation de disette ou de crise politique) [5]. Il y a toute une réévaluation – y compris quantitative – à opérer de ces brassages et de ces déplacements, qui ne sont plus du registre de la comparaison. Alors, oui, il y a eu des situations de médiations fortes, Léon l’Africain (1490 ?-1550 ?) [6] n’est pas une invention ! Mais ce qu’il faut retrouver, à mon sens, c’est plutôt la banalité de personnages comme celui-ci. L’héroïsation des médiateurs nous ramène toujours à l’idée du choc des civilisations, à la distinction culturelle, à l’opposition de sociétés cohérentes et enfermées dans une logique culturelle. Par générosité – et pour justifier la circulation historique – l’historien est tenté alors d’expliquer que, d’une civilisation à l’autre, il y a des truchements et des intermédiaires culturels qui maîtrisent les codes de part et d’autre, et qui opèrent ainsi des traductions. C’est précisément cela qui me gène : plus on pense en termes de médiation et plus on pense une forme de statisme et d’immobilité au cœur des sociétés. Cette idée d’un statisme avec un changement et une mobilité réservés à quelques intermédiaires s’avère particulièrement lourde de conséquences dans les sociétés islamiques. D’abord parce qu’elles sont davantage accusées que les autres d’avoir été passives – avec tout ce que nous mentionnions sur le déclin en arrière-plan. Et qui met-on, ensuite, en avant en tant que médiateur et truchement ? Le plus souvent les minorités religieuses. On retrouve ainsi un schéma – comme à la fin des années 1960 – où les passeurs de modernité, les éléments dynamiques de la société, sont les minorités juives, les chrétiens d’Orient, les Grecs, les Arméniens, les Maronites... On enferme alors d’autant mieux les musulmans dans le présupposé de la tradition, de l’attachement à ce qui est statique et immobile. Or lorsque mes collègues et moi avons travaillé sur les musulmans dans l’histoire de l’Europe, nous nous sommes rendus compte que derrière les passeurs les mieux connus (par exemple ces passeurs culturels, traducteurs de textes, que sont les lettrés maronites ou arméniens), on rencontrait aussi des musulmans, mais de manière plus anonyme, plus effacée.
La Méditerranée, un continuum
La Vie des idées : Que ce soit comme historienne française ou tunisienne, on a parfois l’impression, au fil de la conversation, que le « nous » que vous employez renvoie à différentes communautés d’appartenance, nationales ou professionnelles. Sans vouloir aucunement vous obliger à vous situer ou à vous justifier, que peut-on déduire de cette ambivalence ?
Jocelyne Dakhlia : Pour beaucoup de binationaux, au cours des dernières décennies, il y a eu un petit peu partout dans le monde comme une prise de conscience collective que l’identité pouvait fonctionner de manière parfaitement légitime dans une double nationalité (et dans une double appartenance civique et politique). C’est une situation nouvelle, inédite, de légitimité des doubles ou triples appartenances nationales, d’où cette fluidité possible d’un « nous ». Mais j’ai toujours vécu ma situation en France sous le signe d’une espèce de dette envers la Tunisie et le Maghreb. J’ai toujours l’impression d’être venue en France il y a peu – parce que j’y suis partie assez tard finalement, à l’âge de 18 ans, pour faire mes études. C’était une forme de prix à payer pour être dans de bonnes conditions pour travailler pour la Tunisie. Je l’ai vécu comme ça. J’ai un peu honte de le dire aujourd’hui, parce que ça a un côté un peu naïf sans doute, mais je crois que c’était tout à fait sincère. D’où ce « nous », effectivement, auquel il m’arrive de recourir. Ça a été aussi un « nous » de repli car, au cœur des années 1990, je ne me reconnaissais plus dans les débats franco-français, y compris sur le plan académique et universitaire. En tant que chercheurs sur le monde arabe ou islamique, nous avons été reclus dans une espèce de ghetto scientifique. Une forme de désintérêt et de défiance entourait tous les travaux que nous pouvions produire sur le monde musulman. Nous étions enfermés dans une espèce de spécificité a priori.
Ce moment de rupture a commencé, comme je l’ai déjà évoqué, au moment de la première guerre du Golfe et il est allé crescendo, grosso modo jusqu’au 11 septembre et au succès des thèses civilisationnelles de Samuel Huntington. J’ai senti ensuite une amélioration du climat au moins intellectuel. Peut-être y avait-il eu une prise de conscience que l’on avait usé de modèles trop réducteurs ? Que l’on n’avait pas les bons outils pour comprendre ? On a pu constater un regain d’intérêt général pour le monde musulman, avec l’apparition aussi d’un nouveau public, un public de jeunes avec plus d’empathie, cherchant davantage à comprendre. J’ai pour ma part été incitée, par mes étudiants notamment, à poursuivre une visée citoyenne par la recherche en sciences sociales. Je l’ai ressenti comme une sorte de devoir, avec l’impression qu’on ne pouvait pas travailler et dire des choses sur le monde arabe et sur le monde musulman de la même manière que sur d’autres sujets. Une forme de devoir civique et éthique découlait de l’impact que pouvait avoir toute démonstration sur l’islam. Islamicités (paru en 2005), qui reprend une partie de ma vision de la Méditerranée ou de la Lingua Franca, n’a pas été conçu comme un livre de recherche, mais comme une contribution au débat civique. Dans les séminaires, les étudiants s’intéressant au monde islamique exprimaient leur lassitude et leur indignation de ce qu’ils entendaient sur l’islam et les musulmans après 2001. Ils avaient une sorte de colère contre les universitaires qui, d’après eux, ne prenaient pas suffisamment position et ne réagissaient pas suffisamment. Ce livre, je l’ai écrit en partie pour eux. Je pensais en quelque sorte répondre à une demande pour des points de vue plus nuancés qui viendraient d’universitaires, et qui ne seraient pas caricaturalement « pour » ou contre » l’islam, posant les questions autrement, mais Islamicités est le livre que j’ai eu le plus de mal à publier. Même s’il a eu un impact à l’étranger, il n’a suscité quasiment aucun écho en France où, significativement, les démonstrations un peu nuancées, parce qu’historiques, ne passent pas ou passent mal dans des contextes aussi passionnels.
La Vie des idées : On pourrait imaginer, à vous écouter, que les universitaires ont précisément un rôle de passeurs et d’intermédiaires à jouer, mais vous dites en même temps ne pas trop aimer l’image du médiateur. Les universitaires sont-ils simplement des censeurs de ce qui se dit sur telle ou telle spécialité, ou ont-ils un autre rôle, plus spécifique, à remplir ?
Jocelyne Dakhlia : Quand vous parlez de « censeurs », je ne sais pas si j’entends bien votre position. De fait, il y a une sorte de position logique du chercheur (et notamment des chercheurs qui travaillent sur des lieux « exotiques ») qui est de durcir – même inconsciemment – la spécificité de leur terrain. Comme me le disait un ami un jour, on ne peut pas dire « j’ai travaillé pendant douze ans sur telle population d’Afrique équatoriale pour en arriver à la conclusion qu’ils étaient exactement comme nous ». Il y a un effet pervers qui consiste, de toute façon, à magnifier la différence ou à l’exagérer. Là où je pense que nous, chercheurs, avons une responsabilité, c’est éventuellement dans la manière dont nous pouvons dissoudre le sentiment de cette différence. Je ne veux pas dire par là que la Méditerranée serait un monde indistinct, qu’il n’y aurait aucune différence du nord au sud et d’est en ouest. Au contraire, on observe des différences très sensibles dans les systèmes administratifs, par exemple, et dans les systèmes politiques, qui sont liées à des facteurs gouvernementaux que nous évoquions précédemment, touchant à la méritocratie ou au mercenariat. Mais ces différences ne sont pas nécessairement plus grandes d’une rive à l’autre de la Méditerranée qu’au sein même de l’Europe, où l’on peut trouver des différences tant politiques que religieuses, et des situations de clivage, tout aussi importantes. Notre rôle de chercheurs est donc, aussi, de relativiser ces différences, d’aller à contre-courant d’un discours a priori sur la différence culturelle, dans un moment où, comme citoyens, nous sommes de toute façon confrontés à un système qui favorise toujours plus la culture comme explication de dernier recours. Je pense que nous pouvons aussi proposer d’autres définitions de la culture et d’autres visions des sociétés, qui m’apparaissent davantage caractérisées par des rapports de co-extensivité. Voilà ma vision de la Méditerranée : des relations de co-extensivité qui ne signifient pas que tout est possible et que tout passe. Il y a des points d’arrêt, des lieux non négociables, mais aussi des situations de continuum. Et c’est bien cette notion de continuum qui m’importe le plus.
La Vie des idées : Cette interrogation sur le continuum des représentations et des pratiques est d’ailleurs au centre de l’analyse que vous avez donnée de la révolution tunisienne dans un livre récent. L’événement a paru d’autant plus incompréhensible et imprévisible aux yeux des commentateurs occidentaux que ces derniers avaient contribué à perpétuer une vision très ancienne de l’immobilité et des manques de la société tunisienne. Quel regard portez-vous à la fois sur ces événements et sur la lecture qui en a été proposée ?
Jocelyne Dakhlia : On va de surprise en surprise avec la révolution tunisienne. C’est vrai qu’il y a eu un moment d’euphorie au lendemain de la révolution – un moment merveilleux qu’il ne faut certainement pas renier –, où l’on a eu l’impression que, sur un déclic, les choses pouvaient changer. On a découvert une maturité politique cachée qui faisait qu’on pouvait, d’un jour à l’autre, fonctionner autrement. Et il est tout à fait vrai que la Tunisie fonctionne aujourd’hui autrement, il ne faut jamais l’oublier, même dans les moments de découragement. La société, quoi qu’on en dise, a complètement changé. Ce n’est plus le même monde : les libertés de parole et de pensée sont absolument étonnantes et présentes à tous les niveaux de la société. Je me demande, d’ailleurs, si celle-ci ne renoue pas avec une liberté de parole dont on trouverait des attestations historiques. Sur ce dernier point, je ne veux pas m’avancer trop vite, mais cela me fait penser à de nombreuses chroniques où l’on parle d’audiences où n’importe quel sujet venait rencontrer le prince et pouvait s’exprimer de manière libre sans être intimidé. Beaucoup d’observateurs européens décrivaient aussi ces situations, que l’on observe aujourd’hui, comme lorsqu’on interpelle non seulement le président et ses ministres, mais n’importe quel député dans la rue. Chacun doit rendre des comptes sur sa gestion : il y là des parentés absolument étonnantes avec des pratiques attestées dans les sources médiévales ou modernes...
Les difficultés en cours ne renvoient-elles pas à l’idée toujours résurgente que les sociétés islamiques ne seraient pas faites pour la démocratie ? Il est à vrai dire assez étonnant de voir des intellectuels tunisiens en appeler aujourd’hui à un despotisme éclairé. C’est quelque chose d’inconcevable pour moi. Mais je crois que l’erreur que nous avons tous commise a été de penser qu’il suffisait de transposer un système démocratique tout armé, qui avait fait ses preuves, alors que ce qui se joue actuellement est l’invention de quelque chose de nouveau, dont nous ne savons pas ce qu’il sera, et dont la nouvelle Constitution tunisienne ne donne que le début d’une idée. Quelque chose est en train de se créer sous nos yeux, d’où les lenteurs, et souvent les difficultés, du processus en cours.
Propos retranscrits par Silvan Giraud